La photo comme médium de sociologie et d’histoire

Droits de regards, Marie- Françoise Plissart et Benoit Peeters (Scenario), Editions de Minuit, 1985 [Les Impressions nouvelles, 2010] (c) M-F. Plissart, Adagp, Paris 2017. Cliché: Mucem/Yves Ichierman.

Les expos rassemblées au Musée de la Photographie ont moins de rapport direct avec l’esthétique que de coutume. L’une plonge dans l’univers très codé du roman-photo, une autre s’attache à la conquête spatiale et la dernière s’intéresse à l’usage iconique dans les livres touristiques d’il y a quelques décennies.

La conquête sentimentale

Depuis son apparition en 1947, le roman-photo a toujours des adeptes dans la mesure où il continue à être édité et vendu à des centaines de milliers d’exemplaires auprès d’un public avide d’aventures sentimentales susceptibles de lui apporter du rêve. Il s’est d’ailleurs adapté à notre époque, puisque des magazines de télé affichent présentement des publicités pour leur version érotique, née à la fin des années 60.

Le côté plastique du genre est soumis à quelques codes élémentaires. Chaque cliché correspond à une case de b.d. à laquelle elle emprunte les phylactères, les personnages sont cadrés dans des positions d’actions figées d’où souvent une certaine raideur. L’intrigue se résume le plus souvent à je t’aime moi non plus suivi de je déteste moi pas encore et entrecoupé de je te trompe moi peut-être sans doute. La psychologie y est élémentaire.

L’expo conçue par le Mucem de Marseille se veut particulièrement didactique. Elle suit, documents et commentaires à l’appui, l’évolution du genre. Des acteurs et figurants anonymes à des vedettes du show bizz ou du cinéma, des faits divers simplissimes à l’adaptation de romans classiques de la littérature signés Flaubert ou Balzac.

En général, les histoires se présentent comme sérieuses, dramatiques quelquefois, dotées d’un happy end quasi inéluctable. Les stéréotypes culturels du couple, de l’amour et de son rôle dans l’existence et le désir des gens ordinaires cautionnent une vision plutôt étriquée de la vie socioprofessionnelle. Cette propagande indirecte pour une société hiérarchisée, socialement classée, soumise à une sempiternelle alternance malheur-bonheur suscitera bien évidemment des parodies. Notamment par les situationnistes et autres gauchistes accompagnant l’époque de mai 68.

Ainsi voit-on un exemple de feuilleton de protestation et de contestation cautionné par la FGTB bruxelloise, intitulé « Je chôme, je lutte », au texte bilingue français-flamand, dans lequel on reconnaît, entre autres, le comédien Alexandre Von Sivers. Ces détournements idéologiques ne devaient pas échapper à la verve satirico-cynique d’un journal comme Charlie Hebdo, avec, notamment Coluche. Ils ont aussi, avec moins de créativité, servis de support mercantile à de la publicité. Et il convient de citer un spectacle de rue hilarant produit par le Royal de Luxe « Photo Roman » qui vint en Belgique, notamment à Tournai.

Il fut un temps où célébrités ou futures célébrités prêtèrent leur concours à ce genre de parutions. Sophia Loren y débuta à l’âge de 16 ans. Une bonne part des vedettes de la génération yéyé y proliféra. On trouve des adaptations surprenantes comme une version de « À bout de souffle » de Godard avec Belmondo et Seberg.

Indirectement, ce genre de publication en devient un matériau sociologique qui permet des études fort diverses. Autant sur le public de ses lecteurs, en majorité des lectrices. Mais également sur certaines évolutions sociales.

Quant aux recherches entreprises afin de réaliser cette exposition, elles ont permis, par ailleurs, de découvrir les négatifs originaux de l’un ou l’autre groupe éditorial et de démontrer par la comparaison avec leur impression sur papier combien une prise de vue initiale soignée tant par le cadrage que par l’éclairage est retravaillée en atelier de mise en page pour se transformer en image banalisée.

La conquête territoriale

La collection réunie par Bruno Vermeersch est du style témoignage documentaire. Elle se présente avant tout en tant qu’affirmation d’un événement historique mondial, en l’occurrence le premier débarquement spatial sur notre satellite lune. C’est plutôt du brut, du direct conservé en différé.

On avancerait même qu’il s’agit là, également, d’une réponse aux sceptiques qui prétendent que cette aventure est le résultat d’un trucage, d’un mensonge idéologique. Cette collection aux origines authentiques s’avère assez antagoniste, par exemple, avec l’installation de Wang Yuayng actuellement au Tri Postal de Lille à l’occasion d’Eldorama, qui tente de jouer sur ambiguïté d’un jeu entre réalité et fiction en présentant en parallèle un film tourné en studio simultanément avec les images de l’alunissage.

Et s’il y a quelque poésie dans ces images, elle tient à l’atmosphère naturelle du ciel, de l’espace en soi. Pour le reste, notre regard est invité à se questionner à propos de la qualité médiocre de certains clichés due au côté encore rudimentaire des moyens de prise de vue et de retransmission à cette époque pas si lointaine d’un bon demi siècle.

Ce questionnement se poursuit en parcourant des exemples puisés dans l’énorme production livresque consacrée au tourisme et donc à la découverte de pays depuis ces années où les voyages étaient plus souvent de proximité que d’envol vers les exotismes d’autres continents. C’était un temps où la caution d’écrivains considérés comme majeurs était recherchée : Jacques Prévert, Blaise Cendrars, Jean Giono, Francis Carco, Pierre Mac Orlan, André Maurois, Paul Morand, Félicien Marceau, Michel Déon, Roy… Les photographes étaient parfois parmi les grands : Brassaï, Izis, Doisneau, Depardon, Strand…

Des collections célèbres sont remises en mémoire : Petite Planète, Les beaux Pays, Le Monde en couleurs, Albums de Guides bleus, … que j’aime, etc. L’œil est sollicité par l’évolution des mises en pages, par l’aspect formel des photographies lié à des modes ou à des procédés techniques datés. Ce qui ne va pas sans une indéniable nostalgie. Ni sans une certaine insatisfaction de n’avoir pas la possibilité de feuilleter tous ces bouquins protégés à portée de mains. Mais la distance du temps permet de relativiser la perception des pays prônée alors, de se rendre compte des stéréotypes utilisés tant pour la géographie que pour les mentalités.

Et, comme le décrivent David Martens et Anne Reverseau, nous ressentons : « de l’exaspération à la répétition de motifs éculés, de la surprise à voir traité extensivement tel ou tel aspect d’un pays que l’on perçoit aujourd’hui tout autrement, de la colère à la représentation qui a été faite des anciennes colonies ou de la sidération devant la naïveté devant certaines tendances de la propagande ».

Reste alors pour le visiteur à passer par l’espace «em>Chambre noire» où sont projetés trois courts métrages du collectif de résistance Noor. Tanya Habjiuqa consacre quelques minutes à des Syriennes restées au pays utilisant leurs téléphones portables comme un talisman qui leur transmet les messages d’espoir des immigrés qu’elles devraient rejoindre un jour. Le son abolit la distance que l’exil a multipliée.

Pep Bonet restitue en son horreur quotidienne le travail d’enfants astreint à une sorte d’esclavage dans les mines d’or du Burkina Faso, thème traité par ailleurs au Tri Postal de Lille via l’objectif du photographe Alfredo Jarr dans une mine brésilienne. Francesco Zizola met en scène des photos et des images animées, portrait patchwork mordant des misères endurées par les migrants.

Michel Voiturier

Au Musée de la Photographie, 11 avenue Paul Pastur à Mont-sur-Marchienne jusqu’au 22 septembre. Infos : +32 (0)71.43.58.10 ou http://www.museephoto.be/
Catalogue : Xavier Canonne, David Martens, Anne Reverseau, Pays de papier Les livres de voyages, Charleroi, Musée de la Photo, 2019, 194 p.

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