LESS IS MORE

Peter Downsbrough, galerie du Botanique, © FluxNews


Le Botanique présente OVERLAP/S, exposition d’envergure consacrée à Peter Downsbrough qui investit le Museum, le hall d’accueil et la Galerie, avec une sélection d’œuvres plus ou moins récentes et de nouvelles productions. Soit une histoire de superposition[s], de recouvrement[s], de croisement[s], de recoupement[s] qui, si elle n’aborde évidemment pas tous les aspects d’une pratique très diversifiée, donne toute la mesure d’une œuvre amorcée il y a près de cinquante ans, dense et stratifiée, sous des dehors minimalistes et épurés.

Botanique, Museum, Peter Downsbrough, « Pause », © FN
Pour reprendre la formule consacrée, Peter Downsbrough (°1940, New Bunswick, New Jersey, USA − Vit et travaille à Molenbeek, Bruxelles, Belgique) est une figure majeure de l’art contemporain. Dès la fin des années 1960, il délaisse des études d’architecture pour se consacrer à la sculpture, dans le sillage du minimalisme, au croisement de l’art conceptuel et de l’art concret. Au cours de la décennie suivante, il agit sur la scène new-yorkaise aux côtés de Dan Graham, Robert Smithson, Lawrence Weiner, Robert Barry ou Sol LeWitt. Ceci pour les jalons historiques et le name-dropping. Dès lors, il met en place les éléments constitutifs de son langage plastique. Soit un vocabulaire épuré et précis, immédiatement identifiable −composé de structures et de figures géométriques simples, de lignes, de mots, de surfaces peintes (recourant essentiellement au monochromatisme noir)−, auquel il n’a plus dérogé. Une recherche constante et rigoureuse (pour ne pas dire rigoriste), amorcée par la sculpture, mais rapidement élargie à divers supports et pratiques (photographies, films, éditions, enregistrements sonores, interventions dans l’espace public), fondée sur les notions de position et de cadrage, pour interroger l’espace, le regard, le langage.

En 1989, Peter Downsbrough quitte les États-Unis et s’installe à Bruxelles, dans la commune de Molenbeek, où il vit depuis. En 2003, dans la foulée de POSITION, exposition personnelle au Palais des Beaux-Arts de sa ville d’adoption (capitale européenne et multiculturelle), il installe AND /MAAR, OP – AND /POUR, ET sur le boulevard Émile Jacqmain, lors du réaménagement de ce dernier. Posées à chacune de ses deux extrémités, des structures composées de tubes métalliques, de rectangles de huit mètres de haut et de lettrages noirs ponctuent et encadrent l’artère. La mettent entre parenthèses. Comme à l’accoutumée, l’œuvre procède du cadre, poussant ce dernier dans les ultimes retranchements de son ambiguïté. Certes, les formes géométriques et les lignes rigides assument leur fonction de structuration et de délimitation spatiale. Mais le cadre posé tient davantage du cadrage cinématographique, générant une unité d’espace et de temps où se déroule la scène, où se produit l’action. C’est bien dans cette potentialité d’action que se joue tout le travail de Peter Downsbrough, parasitant les modalités contraignantes et figeantes habituellement inhérentes au cadre. De fait, malgré leur géométrisme, les œuvres de l’artiste n’assignent jamais le public à une place fixe, récusant toute manœuvre focalisatrice. Ce sont les regardeurs qui font les tableaux affirmait Duchamp, mettant l’accent sur l’acte interprétatif. Ce sont les regardeurs qui activent (ou pas) les propositions de Peter Downsbrough. L’intervention publique AND /MAAR, OP – AND /POUR, ET questionne son environnement spatial et linguistique (comme l’indique le multilinguisme du titre). Les réponses sont fluctuantes et infinies, le cadrage sur le paysage urbain évoluant et se redéfinissant en permanence, en fonction de la position du « passant », au gré de ses déplacements. Et l’œuvre d’être, comme l’indique la conjonction AND de l’intitulé, plus qu’un cadre, un arc ou une arche qui sert d’appui et qui relie, une porte ouverte (que l’on peut franchir, contourner, ignorer) sur tous les possibles.

Il n’en est pas autrement de l’actuelle proposition présentée au Botanique, pensée par Peter Downsbrough depuis plus d’un an, alors que Grégory Thirion entrait en fonction à la tête du service des expositions de l’institution. Une année de réflexion au cours de laquelle l’artiste, arpenteur géomètre, est venu s’imprégner plusieurs fois par mois des espaces qui lui étaient alloués : hall d’accueil, Galerie, Museum, ce dernier étant l’espace principal qu’il a expérimenté en différentes situations (précédentes expositions, concerts, travaux de restauration). Ainsi propose-t-il OVERLAP/S, une histoire de superposition[s], de recouvrement[s], de croisement[s], de recoupement[s]. Une sorte de condensé de cinquante ans de pratique où s’articulent et s’interpénètrent les principaux éléments constitutifs de la grammaire downsbroughienne : Two Pipes ou Two Poles, Wall Pieces ou Room Pieces, Corner Pieces… Les Two Pipes (qui apparaissent dès le début des années 1970, en extérieur ou en intérieur, dans des espaces publics ou privés) consistent en deux tubes de longueurs inégales (en métal ou en bois), enfoncés parallèlement dans le sol, placés à proximité. En intérieur, lorsqu’un tube émerge du sol et l’autre du plafond, ils se muent en Two Poles. Les Wall Pieces agissent comme des ouvertures spatiales, des échappées mentales, dans la planéité de la surface murale. Lorsqu’elles ont des velléités d’expansion et s’étendent au « mur-sol-plafond », elles deviennent des Room Pieces. Les anguleuses Corner Pieces, sortes de parenthèses rectilignes et graphiques, créent des césures temporelles dans l’espace expositionnel. Quant aux mots disséminés de-ci de-là, souvent des prépositions (AND, AS, OR, BUT, FROM, WITH, HERE, THERE…), qui confèrent habituellement son sens à une phrase, ils opèrent un déplacement du champ visuel au champ linguistique, ouvrant l’imaginaire à la poésie ou à la politique (POWER, DOMINATE). Une réflexion sur la position de l’homme dans un contexte donné étant par essence politique. Cette combinaison d’éléments disparates génère des espaces inédits et hybrides qui se posent comme autant d’interrogations ouvertes à toutes les interprétations. Il incombe au spectateur d’interagir et d’établir les connexions. Parfois, les mots sont tronqués ou les lettres interverties, dans un brouillage de pistes contrariant la lisibilité mais l’élargissant à une multitude de possibilités.

En plus de sculptures installatives, de peintures murales et d’œuvres sur papier, une sélection de photographies n/b de la série DOORWAYS (1980 – 2016) est également présentée. Par ailleurs, un ensemble de 6 pamphlets (édité à 300 exemplaires) a été publié par le Botanique pour l’occasion, ainsi qu’une nouvelle série de cartes postales détournées. Si l’exposition ne présente ni pièces sonores ni films, ces deux pratiques chères à l’artiste sont toutefois suggérées en filigrane, tout au long du parcours proposé. En effet, dans l’espace particulier du Museum, ponctué de nombreux éléments architectoniques (colonnes, balustrades, passerelles, piliers), avec lesquels dialoguent les interventions de Peter Downsbrough, le spectateur s’aperçoit qu’il joue un rôle actif, produisant naturellement, au gré de sa déambulation, des variations d’angle de vue ou des travellings, autant de procédés propres au langage cinématographique. À mi-parcours, avant de gravir les escaliers, deux monochromes écarlates campés entre deux colonnes attirent le regard (d’autant que la couleur est rare dans ce travail). Évoquant le bouton « pause » dans les systèmes audio et vidéo, ces deux rectangles rouges marquent une césure dans l’espace et le temps de l’exposition, dans son rythme et son développement. Ils invitent au silence, dans un repos suspensif, tout comme le fait la Room piece intitulée AS STILL, .. qui prend place dans l’espace blanc et rectangulaire de la Galerie.

De sa formation initiale en architecture, Peter Downsbrough a gardé un penchant immodéré pour l’ESPACE qui est le pivot central de tout son travail. Quelle qu’en soit l’échelle (macro ou micro) ou la dimension (2D, 3D, et plus si affinités). De l’espace urbain et architectural (construction réelle ou maquette) à l’espace photographique ou filmique (image fixe ou animée), en passant par celui d’un livre (maniable), d’une carte postale (qui voyage) ou encore de celui d’une pièce sonore, immatériel et invisible… Puis, si l’on pousse la logique plus avant, comme il se doit : l’(es) espace(s) entre les rues, entre les pans de murs, entre les images, entre les pages, entre les mots, entre les sons. Au gré du mouvement du regardeur, dans une temporalité donnée. Tel est le vaste champ opératoire, vertigineux et infini, investi par le travail maximaliste de Peter Downsbrough depuis près de cinq décennies. En toute discrétion, l’air de ne pas y toucher.

Sandra Caltagirone.

PETER DOWNSBROUGH
OVERLAP/S
Botanique
Museum, hall d’accueil et Galerie
Rue Royale 236
1210 Bruxelles
www.botanique.be
Du 06.06 au 11.08 2019
Commissaire de l’exposition : Grégory Thirion

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.