Copieux printemps à la Piscine de Roubaix

François Desnoyer, Le Lit espagnol (vers 1945) Huile sur bois, 45,5 x 26,8 cm. Roubaix, La Piscine-Musée d’art et d’industrie André Diligent. Donation 2023.Photo : Alain Leprince © ADAGP, Paris, 2023

Voici de quoi rassasier les regards avides d’art : peintures, dessins, sculptures, gravures… brassent l’histoire artistique du romantisme au contemporain via l’impressionnisme et quelques courants divers. Vaste panorama dont la richesse et la quantité ne permettent guère de s’attarder longuement devant chaque œuvre.

La manifestation la plus foisonnante est une collection de plusieurs centaines de pièces, la plupart  fragiles et par conséquent visibles pour un temps limité. Son éclectisme n’empêche pas la cohérence d’une curiosité sans borne qui constitua au fil des décennies, grâce à Chantal et Pierre Georgel, un ensemble étonnant et sera désormais collectif et protégé puisque apporté en généreuse donation à la Piscine. Ces cadeaux ou acquisitions ne sont pas une accumulation raisonnée mais bien une « sédimentation » au fil des ans. Nombre de disciplines y sont présentes jalonnant le parcours. Les commentaires qui accompagnent l’ensemble mènent à pénétrer dans l’intimité des donateurs avec la permanente humanité  d’échanges avec les créateurs, plasticiens ou poètes.

Générosité d’une collection offerte

Parmi la profusion du contenu de la collection du couple, il y a matière à de multiples coups de cœur. Découverte pour beaucoup que ces dessins et gouaches de Victor Hugo qui campent des paysages avec une vigueur gestuelle surprenante, qui s’aventurent parfois jusqu’à la prémonition de l’art abstrait. Cocteau se taille belle part dans cette pléiade d’artistes. Mais pas uniquement avec ses profils linéaires qu’il affectionnait, sans doute pour leur facilité. Sa transposition de Don Quichotte au moyen de la juxtaposition de petits traits est une des plus étonnantes.   

Un Michaux assemble une graphie cryptée, une écriture presque pictogramme. Une gravure de Jacques Villon traduit le mouvement. Un Gromaire aligne des personnages significatifs. Des Lapicque avoisinent Desnoyer et Vieira da Silva. Une litho de Miro chante la couleur et une de Masson met la lumière solaire en tourbillon. Une affiche de Dubuffet suggère un cadastre urbain tandis qu’une composition d’Alechinsky entremêle mots, formes et couleurs.

Olivier Debré, Signe-personnage (1951 – 1952), encre de Chine et gouache sur papier calque. 79,4 x 60 cm. Roubaix, La Piscine-Musée d’art et d’industrie André Diligent. Donation 2023. Photo : Alain Leprince © ADAGP, Paris, 2023

Une encre d’Olivier Debré affirme une présence sculpturale que concrétise une œuvre en alu de Hadju. Une toile semi-abstraite de Sima transpose visuellement une métamorphose en présence lumineuse. Dezeuze offre le jaune fragile et éclatant d’un papillon à côté du minimalisme d’un quadrillage et d’une géométrie répétitive et en contraste vif avec la brutalité brute d’une « Arme de poing ». Tricon conçoit une bibliothèque miniature délicate et précaire où se confine une atmosphère poétique et mystérieuse.

Tant d’autres pièces sont à la disposition de nos regards, nous entraînent dans l’intimité de ceux qui sont en quête de créations en accord avec leurs émotions. Tandis que les notes écrites par Pierre Georgel éclairent la démarche de la double vie d’un duo passionné et nous donnent une vision intérieure des choix, des élans, des émotions partagées avec des artistes.

Pascal Barbe prolifique géniteur de bonshommes

Ce que Barbe (1957) entreprend, c’est de donner vie à des personnages proches des pictogrammes qui jalonnent nos parcours à travers l’espace public. Mais ceux-ci ne sont pas contraints à délivrer un message unique comme leurs confrères en signalétique réservés aux graphistes. Ils sont scénarisés dans des situations diverses.

Pascal Barbe, Le baptême (1992-1993), Encre sur papier. 110 x 110 cm. Collection de l’artiste. Photo : Alain Leprince © ADAGP, Paris, 2024

Influencé, comme le raconte Pierre Deschamps, par des figures de l’art pariétal, par la découverte de certaines encres d’Henri Michaux, proche quelquefois du constructivisme russe, l’artiste use systématiquement de formes géométriques noires sur fond immaculé, assemblées comme s’il s’agissait de pièces destinées à des montages de jouets enfantins. Leur perception visuelle initiale ressemble à celle que produit une ombre chinoise sur écran blanc.

Ces créatures humanoïdes ont un corps  composé d’un ovale, surmonté d’un rond en apesanteur figurant un visage ; les membres sont en général greffés directement sur le corps central, rectangles filiformes accompagnés parfois de leur variante parallélogramme ou encore terminés par un triangle. De leur côté, les mains ont des allures de pince ou de bec.

L’assemblage est mis en scène dans un encadrement en majorité carré. De nombreux angles très aigus contrastent violemment avec les arrondis corps/tête. Les animaux – et il y en a quelques-uns – apparaissent tels des figurines d’ombres aux contours plus fluides. Chaque vignette constitue une saynète, une fable. Il est donc quasi toujours question d’action même si celle-ci se réduit à de l’attente. Il va ou il vient de se passer quelque chose. L’espace est déconstruit, les lois de la pesanteur jetées aux oubliettes, les règles de la perspective chamboulées.

En ajout au visuel iconique, un texte s’adjoint inscrit en dessous à l’intérieur de deux rectangles. Tout visiteur de l’expo est donc invité à regarder une image et à en lire le commentaire comme s’il s’agissait d’un cartel. Dans un cas comme dans l’autre, il est confronté à l’insolite. L’image fédère le réalisme et l’abstraction géométrique ; le texte est rédigé en cursives majuscules dans un espace et inversé dans le second comme si la page était en état de miroir. Son contenu comporte un signifié en décalage plus ou moins léger avec une phrase prétendument explicative du dessin. Ce n’est pas nécessairement l’implacable logique de l’absurde du genre de celle des Shadoks ; c’est plutôt un écart, une faille inoculée dans la syntaxe, une distorsion dans le vocabulaire, assumée en héritage du surréalisme, . 

Peu de doute, le monde Pascal Barbe est le sien autant qu’il est le nôtre. Il nous tire le portrait. Il ne s’appesantit pas. Il règne dans tout cela une sorte de violence larvée, une inquiétude trouble et par conséquent troublante qui s’exprime dans le caché tout en éclatant dans le montré : « Derrière chaque énigme, il existe un labyrinthe doux et pénétrant qui absorbe toute substance que l’on émet par effraction inconsciente. »

Collection permanente et prêts du musée d’Orsay

En vue de compléter cette moisson déjà prolifique, un petit détour vers un passé qui fut à l’origine de tous les bouleversements esthétiques qui s’ensuivirent. Pour entourer « La petite châtelaine » en marbre blanc de Camille Claudel, le musée d’Orsay, profitant du 150e anniversaire de la première expo impressionniste, a prêté quelques œuvres. Une statuette de Degas présente une « Ecolière», témoignage artistique des débuts de l’enseignement gratuit et obligatoire. Mais son œuvre la plus spectaculaire est la célèbre « Petite danseuse de quatorze ans », nimbée de nombre de fantasmes depuis qu’on a mis au jour le traitement des ‘petits rats’ de l’époque qui, en dehors de la chorégraphie, servaient d’objets sexuels à de respectables messieurs de la bonne société. Ce qui fut, notamment, théâtralisé lors un spectacle récent, « Paying for it » (www.webtheatre.fr/Paying-for-it), dans lequel une comédienne apparaissait de manière récurrente dans la posture de la statue, raidie, un rien provocante, le visage refermé sur des pensées indicibles, rendue plus réaliste par l’adjonction d’un vêtement en tissu. De Degas encore, un portrait de famille peu classique et très psychologique ainsi qu’un visage enfantin au regard planté dans celui des visiteurs.

Edgar Degas, Petite danseuse de quatorze ans.Détail. Modèle : entre 1878 et 1881. Fonte: entre 1921 et 1931. Statue en bronze patiné, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois, 98 x 35,2 x 24,5 cm. Paris, musée d’Orsay. Achat avec la générosité des héritiers d’Edgar Degas et de la famille Hébrard, 1931 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda

Une très jeune « Bergère » de Pissaro vient donner une note champêtre à un ensemble finalement assez urbain par ses thématiques. Renoir, de son côté, propose un garçonnet en compagnie d’un chat, rarissime nu masculin dans l’ensemble de sa production. Et la Piscine complète cette sélection par des œuvres de ses propres collections ainsi que par des travaux très divers consacrés à l’enfance évoquant aussi bien la vie quotidienne que les loisirs et les affres des deux guerres mondiales.

Pour rendre compte au mieux la densité de cette série d’expositions, il faut mentionner un fort intéressant ensemble qui décrit le projet et la réalisation d’un monument art-déco à la gloire de Debussy. Passionnante réalisation signée par les sculpteurs Jan et Joël Martel permet de suivre l’évolution d’un projet à travers de multiples documents.

Il convient enfin de profiter du clin d’œil malicieux que constituent les dessins au trait désinvolte et les remarques drolatiques de Serge Flamenbaum (1952) qui se présente comme « philosophe sans diplôme pendant ses aller-retours de chez lui à pas loin ». Son autodérision est jubilatoire : « Je suis mieux que ce que pense de moi » et ses réflexions au sujet du quotidien et du vieillissement prennent du recul contre toute morosité. Son questionnement a le mérite de se consacrer à la relativité de l’essentiel. Qu’on en juge : « Un jeune médecin peut-il comprendre de quoi souffre un vieux malade ? »

Michel Voiturier

« Un printemps de collections » à la Piscine, rue de l’Espérance à Roubaix jusqu’au 24 mai 2024. Infos : +33(0)320 69 23 60 ou  https://www.roubaix-lapiscine.com/

Bruno Gaudichon, Patrick Descamps, Jacques Munier, Pascal Barbe, Edwy Plenel, « Pascal Barbe, La Fissure – Le Passage, [1992-1995] », Lille/Roubaix, Invenit/La Piscine, 2024, 200 p.(33€).

Serge Flanembaum, « Tu y vas seul ? », Aire-sur-la-Lys, Ateliergaleriéditions, 2023, 112 p. (19€)

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