Michel Mazzoni au Botanique

Copyright Michel Mazzoni, from the series Other Things Visible, Le Botanique, 2019

Un vaste espace central. Quasi désert. Sur les murs latéraux, quelques images de grands ou plus petits formats. Et quelques pièces volumineuses posées ici et là. Nous nous trouvons dans le Muséum du Botanique, sur les traces du photo­graphe Michel Mazzoni.

Est-il présent ou absent ? Notre visibilité est réduite, nous croyons distinguer son profil entre gris clair et gris foncé mais sans doute l’artiste n’est-il présent qu’en pensée. En pensée et en morceaux. En force, aussi.
L’atmosphère qui règne dans ce lieu dépouillé est celle dans laquelle baignent­ certains films d’anticipation. Nous serions en 2984, dans un décor lunaire un peu froid où le silence semble taillé dans une masse sonore d’une quiétude absolue. Nous avançons, impressionnés par la vision de vestiges de civilisation, de menus objets insignifiants, des herbes rares, certains éléments d’architectures d’un passé retrouvé. Rien de fantomatique, pourtant, dans le paysage. C’est la netteté, la maîtrise, l’autorité de la création dans son ensemble qui nous frappe. La géométrie des formes renvoie à un expressionisme abstrait, indissociable des teintes qui enveloppent de douceur les choses vues. Nous voici au contact du vocabulaire esthétique de ce qui est perçu par un œil qui se serait détourné de l’être humain pour ne s’attacher qu’à son environnement morcelé. A travers cette esthétique en archipels, nous découvrons des traces d’existences désertées ; des empreintes ; des polygraphies qui ne seraient plus articulées à aucun sens. Des indices susceptibles de reconstituer une sorte de scène originaire et qui auraient convoqué des paléontologues, des astronomes ou la police scientifique en vue de cette quête de l’invisible, destinée au plaisir fantasmatique de l’introspection. Le minimalisme et l’humilité de la proposition artistique sont ici tout conceptuels et si la visibilité du spectateur est réduite, c’est qu’il s’agit d’être autrement (clair)voyant. Il s’agit de voir ce qui est occulté, fragmenté ou en passe d’être oublié : l’art comme projet d’un film inédit et familier à la fois, monté à partir d’extraits malléables à combiner sans fin avec un exigeant désir d’harmonie.

Obscurcir le sens

Comme si l’artiste s’était souvenu d’un futur désaffecté de l’art, alors qu’il accomplissait son travail in situ à travers les 600 m² à sa disposition sous 12 m de plafond, ses images sont peu chargées d’affects. Elles ne charrient pas d’émotions telles que la joie, la peur, la colère ou la tristesse. Elles entrent en collision. Aucune ne se voulant mémorable, elles ne valent le coup d’œil qu’associées sensuellement après avoir été détachées de toute réalité singulière. Ici, pas de baiser entre amoureux immortalisé en pleine rue à Paris, pas de dramatisation de la mort d’un soldat républicain durant la guerre d’Espagne ou autre manipulation à des fins sentimentales. Le corps et la sexualité restent hors champ. L’accroissement de l’entropie qui accompagne le retour vers l’inorganique, la déliaison qui délibidinalise et éloigne affects et représentations, court-circuite toute psychisation et opèrent, avec style et une implacabilité certaine, la mort du sujet. Ses clichés pris sur le vif, numériques ou analogiques, Mazzoni les retravaille pour les transformer en artefacts pu­rement graphiques ouvrant sur la radicalité de son propos : au-delà de cette limite, l’œuvre n’existerait plus. Nous pensons au célèbre sonnet de Mallarmé qui évoque, sous l’apparence d’un Cygne, la glaciale blancheur du signe. Comme Mallarmé, d’ailleurs, soucieux d’obscurcir le sens de ses poèmes, le sens des images de Mazzoni est laissé à l’interprétation de chacun.

Les modèles de Malevitch

Dans un univers minéral et bétonné, la lumière est braquée sur des éléments fragiles et éphémères, des murs aux surfaces facettées, des formes sphériques, des trous, des sols accidentés… Les images débordent de leur cadre et se transforment en autant de motifs d’une plasticité sculpturale, agencés en trois dimensions tels les Architectones de Malevitch, avec une force confusément mêlée d’allégresse.
A l’étage, regroupées en forme de pyramide irrégulière dans un angle, quelque cinquante images font encore allusion au constructivisme russe et à l’architecture brutaliste reconnaissable dans certains vestiges du régime communiste roumain ; on sait que l’épouse de l’artiste est roumaine et que celui-ci a beaucoup travaillé sur place, à partir de documents de propagande de première main issus de l’époque de Ceausescu, pour cette série qui fera l’objet d’une publication sous le titre de « Dumitru » (prénom du grand-père de son épouse) chez Alt Editions à Bruxelles et MER Paper Kunsthalle à Gand.
Plus loin, une succession de travaux plus figuratifs à dominante noire, disposés de manière linéaire, se prolonge jusqu’à la sortie de secours du Muséum, l’espace étant exploité en étroite relation avec les objets exposés. Des inserts en gélatine de couleur orange les re­couvrent, selon un maniérisme qui frise la coquetterie.
Né français en 1966, Michel Mazzoni vit et travaille à Bruxelles où il s’est établi voici une douzaine d’années. Les amateurs ont pu découvrir son travail en solo à l’Espace Galerie Flux de Liège dès 2011, au Musée de la Photographie de Charleroi en 2013, à la librairie Peinture­ Fraîche et à Art Brussels en 2017, à l’Espace Contretype, puis à la Biennale du Parc d’Enghien en 2018, entre autres lieux au plan national. A l’international, il a exposé aux Pays-Bas, en Roumanie, en Corée du Nord et bien sûr en France.
Ses références à la photographie comme au cinéma d’auteur, le soin apporté à la conception éditoriale de ses catalogues d’exposition, la reproduction de ses images sur divers supports et leur « mise en page » à la manière des paragraphes ou des lignes d’un livre, ses affinités synesthésiques avec le design, la sculpture, l’architecture, la peinture et la musique nous semblent trahir, dans cette impressionnante exposition, la volonté de l’artiste de partager ce qui l’anime : rien de moins
que sa passion d’un art total…qui avec précision ne parlerait de rien.

Catherine Angelini

>14.04.2019. Michel MAZZONI­ – OTHER THINGS VISIBLE­.
Le Botanique. 236, rue Royale à 1210 Bruxelles. www.botanique.be

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