Couple créatif : méditer avec Patricia Dopchie et Eric Fourez

Eric Fourez, Sans titre, août 2018, 100x100 cm

En 2018 à Metz et en 2019 à Londres, le Centre Pompidou a organisé une importante exposition baptisée « Couples modernes . 1900-1950 ». On y recensait nombre de duos formés sentimentalement, sexuellement, artistiquement. Récemment, Véronique Poppe et Christian Rolet investissaient l’Hôpital Notre-Dame à la Rose à Lessines lors d’une exposition commune.

Voici un autre duo, lui aussi installé en Wallonie picarde, qui s’expose : Patricia Dopchie et Eric Fourez mais dans des galeries et à des moments différents. Si la création de chacun ne ressemble pas à celle de l’autre, quelques points de similarité ou de connivence confirment leur union. Tous deux pratiquent une peinture au pinceau sur toile. Tous deux ont opté pour une gamme chromatique définie. Elle pratique le rouge et le noir ; lui le gris et le blanc. Tous deux offrent à observer des tableaux de contemplation. Ils nous incitent donc à la méditation.

Patricia Dopchie, la rougeoyante

Titulaire d’un graduat en arts plastiques, élève de Boris Semenoff au «75» à Bruxelles, enseignante à Saint-Luc Tournai, Dopchie (1960, Bonsondjo) demeure une praticienne de l’abstraction. Ses œuvres les plus récentes s’organisent dans le rouge. En dépit des apparences, elles ne sortent pas de pulvérisations par aérosol mais bien d’un patient travail au pinceau, travail d’autant plus délicat que le séchage de la matière utilisée est particulièrement lent.

La surface peinte prend des aspects de monochrome tant elle conserve le lisse du support, évitant toute épaisseur matiériste. Les nuances proviennent de la densité colorée qui ne cesse de nuer. Il y a quelque chose d’artisanal dans ce travail. Il est de bénédictine, d’obstination presque. Une maîtrise technique sert de base à la conception de chaque toile.

Car il s’agit pour l’artiste de parvenir à une sorte de perfection formelle qui résulte non du hasard, de l’impulsion émotionnelle d’un geste unique mais bien de la confrontation avec un espace à investir, de la complicité de la durée nécessaire pour aboutir grâce à la contrainte d’accepter de respecter le matériau textile de la surface afin d’en changer uniquement la perception.

Cette première appropriation est rouge. Il existe bien des interprétations de cette couleur aux ambivalences multiples. La vie et la mort, l’amour et la guerre, le dynamisme et la violence, la résurrection et l’enfer, la passion et l’interdit cohabitent dans l’imaginaire de bien des peuples.

Cocteau écrit : Je ne parle pas du rouge de l’orgueil mais de ce rouge des incendies, du lambeau d’andrinople qui flotte derrière les camions, du fanal de la lanterne des bordels, de la colère qui enflamme un visage, des rixes et des abattoirs, des barricades et des rues louches, le rouge qui coiffe Marianne, rouge des crêtes de coqs, rouge des lèvres peintes, rouge du cri de la Marseillaise de Rude et somme toute, rouge du vin et du sang. Lorsqu’on l’interroge, Dopchie répond qu’elle a choisi le rouge de l’amour.

Elle associe cette coloration au noir. Autre couleur (ou non-couleur ?) porteuse de sens : les ténèbres, l’obscurité, l’inconscient et, du côté de l’Occident, un rapport avec le mal, le malheur, le deuil. Stendhal a raconté un amour qui finit par un meurtre dans Le rouge et le noir » Jacques Brel, dans sa chanson Ne me quitte pas, a constaté que « Le rouge et le noir ne s’épousent-ils pas ?« .

L’envahissement plus ou moins important du rouge par les traces du pinceau trempé dans le noir provoque un contraste qui vient en lutte entre la lumière et l’opacité. Une sorte d’équivalence entre un feu qui n’en est plus au stade des flammes, éclairant et virevoltant, mais se prépare à devenir cendre. Qui répand sa chaleur avec détermination, envers et contre tout.

Néanmoins, nous ne sommes pas dans la figuration. Ce que nous avons devant les yeux, c’est un stigmate intérieur. Dès lors, nous ne sommes plus devant une image limitée à ses deux dimensions, devant un moment saisi et transposé picturalement. Nous sommes au-delà d’un instantané. Nous sommes face à une immensité immobile, un présent infini, saisi au-delà du format restreint de l’œuvre, qui se prolonge d’ailleurs au-delà puisque la peinture est apposée sur les quatre tranches de l’épaisseur du tableau.

Chaque tableau est similaire puisqu’emprunté à un même champ incommensurable. Chaque tableau est autre puisque le duo rouge-noir y est rivalité sans vainqueur ni vaincu. Une coexistence de vigueurs finalement équivalentes promises à disparition si l’une prenait le pas sur l’autre.

Une création figurative est susceptible de donner à réfléchir ; une abstraction porte le risque d’être réduite à ornementer ou comporte l’incitation à méditer. Là se situe Patricia Dopchie. Son activité créatrice ne prend corps que dans la temporalité que sa démarche exige, lors de la succession des passages du pinceau, après les délais exigés pour le séchage des pigments étalés, après l’élimination de poussières ou autres parasites apparus durant cette attente.

Comme toute cheminement spirituel, cela impose de ne pas se précipiter, ne pas être dans le fugace d’une réaction réflexe. À l’inverse du matérialisme porté sur l’immédiateté, on parvient à apprivoiser la spiritualité seulement à la longue. Elle n’est pas donnée, elle s’acquiert. Ces tableaux-là sont à contempler. À contempler encore et encore. Ils se révèlent peu à peu.

Ils n’ont en rien vocation de provoquer des coups de foudre, par définition éphémères. Ils sont la foudre par l’énergie accumulée au long cours de leur gestation. Ils se livrent finalement à partir du moment où nous sommes livrés à eux.

Éric Fourez, le grisonnant

Autodidacte comme Frida Kahlo, Ernest Pignon-Ernest, Bob Verschueren, Tadao Ando et bien d’autres, Eric Fourez (1946, Tournai) vient de loin. Il a commencé en rejeton d’un surréalisme aux images teintées de fantastique onirique. Il a poursuivi en abordant un hyperréalisme aux allures d’hérétique ne respectant pas avec minutie les apparences extérieures des motifs peints. La quasi-totalité de ces productions antérieures ont été délibérément détruites.

Le voici maintenant installé dans un univers qui se perçoit de prime abord comme abstrait minimaliste. Des taches grises dispersées sur fond blanc. Une systématique exploration d’un monde focalisé sur la même perception sans cesse traquée. À l’instar d’un décodeur penché sur un message crypté cherchant résolument la solution de l’énigme posée par ce qu’il est en train de lire, de relire. Et qui, chaque fois, découvre une partie de ce qu’il cherche à mettre au jour. Et poursuit parce que, si le mystère demeure, ce qui le compose et l’entoure ne cesse d’évoluer, mine de rien, sans relâche.

Éric Fourez possède aussi un sens particulier d’artisan. Ses toiles naissent d’un pinceau exigeant. Le blanc monochrome qui constitue le fond de chaque œuvre est méticuleusement apposé sans médium ajouté. La blancheur qu’il atteint défie le jaunissement habituel qui finit toujours par dénaturer l’immaculé sous l’effet des rayons solaires au bout de quelques années.

Le gris qui s’y dépose çà et là est doux. Il apparaît comme une sorte d’émanation du blanc, un accompagnement naturel. Nullement une salissure. Seulement une présence. Cela suggère ce que disent les vers du poète Antoine Emaz (1955-2019) dans son recueil Un lieu, loin, ici : « un sol / laissé par l’eau basse / mouillé tassé serré // sous le pas // jusqu’au fond de l’air / un long chemin de sable plat // on ne peut pas se perdre / seulement aller / ou revenir / mais loin / longtemps// avec le vent les vagues // les traces s’effacent / vite ».

Ces toiles de Fourez sont, à leur manière, hyperréalistes. Le peintre prend des photos sur une plage de la mer du Nord. Il repère des traces et ce qu’elles deviennent après le passage de la marée. Il varie les angles de prises de vue. Il pratique ensuite, comme le firent certains réalistes du début du XXe siècle ainsi que des pop-artistes et hyperréalistes américains : en utilisant une sélection des clichés en tant que modèles.

La réalité se voit ici décalée. La blancheur du fond n’est pas celle des plages. Le grisé des marques au sol tient du minéral ou du métal. L’image se compose donc d’un minimum d’éléments visuels perceptibles au premier regard. Elle apparaît comme un paysage presque mental. Celui-ci définit un espace qui a quelque accointance avec l’infini. Une fois la marée retirée, le sable s’étire, s’élargit et on sait qu’il se poursuit sous les flots qui le recouvrent en permanence.

Tout semble figé pour une éternité, sans présence vivante. La lumière devient sujet de la toile autant que la trace qui constate ce que la mémoire retient d’un moment vécu et qui, petit à petit, risque de disparaître ou de se modifier. Se conjugue un passé présenté au présent dont le futur est aléatoire.

Là commence la méditation. La monochromie blanche du fond ouvre à l’imaginaire puisque dépourvue de toute indication géographique explicite tout autant que d’une ligne d’horizon attestant d’une profondeur, d’une distance mesurable. Les écritures picturales dispersées ne s’identifient pas avec certitude comme empreintes de pas, rides causées au sol par flux ou vents, déchets abandonnés par des êtres cantonnés désormais dans le hors champ de la toile.

La durée, l’éphémère, la perte progressive de la mémoire posent des questions auxquelles nous accordons des réponses approximatives et fluctuantes. Le temps passant nous rend vulnérables, incertains, doutant, tâtonnant. De devenir les archéologues de notre mémoire nous donnera-t-il des certitudes que le déroulement de l’existence ne cesse de remettre en cause ?

Michel Voiturier

Patricia Dopchie expose à la galerie Détour, 166 avenue Materne à Jambes, du 15 mai au 15 juin 2019. Infos : +32 (0)81 246 443 ou http://www.galeriedetour.be/
Éric Fourez expose à la galerie Faider, 12 rue Faider à Bruxelles, du 13 juin au 15 juillet 2019. Infos : +32 (0)2 538 71 18 ou http://www.galeriefaider.be/

Lire : Jack Kéguenne, Claude Lorent, Michel Voiturier, « Patricia Dopchie : En regard », Tournai, Maison de la Culture, 2010.
Claude Lorent, « Patricia Dopchie : il reste tant à aimer », Jambes, Galerie Détour, 2004.
Claude Lorent, « Patricia Dopchie », Jambes, Galerie Détour, 1999.
Baudouin Oosterlynck, « Conversation avec Éric Fourez », Gerpinnes, Tandem, 2013.
Jack Keguenne, « Presque blanc », Bruxelles, Aesth, 2009.
Caroline David, Claude Lorent, « Éric Fourez », Bruxelles, Artgo, 2006.
Antoine Emaz, « Un lieu, loin, ici », St-Jean La Bussière, Centrifuges, 2018.

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