Michaël Matthys : Voyage au coeur des ténèbres

« La vision parut pénétrer dans la maison en même temps que moi : la civière, les porteurs fantômes, la cohue sauvage des dociles adorateurs, l’obscurité de la forêt, l’étincellement du fleuve entre les courbes embrumées, le battement du tam-tam régulier et voilé comme le battement d’un coeur, du coeur des Ténèbres victorieuses ». Cette phrase glanée dans la nouvelle de Joseph Conrad, Au Coeur des Ténèbres résume « Nuits sombres », l’exposition que Michaël Matthys propose actuellement à Eté 78. Pour le spectateur, il s’agit aussi de plonger à même le travail de l’artiste qui prépare actuellement un livre inspiré par ce texte. Il paraitra aux Editions Frémok.

La longue nouvelle de Conrad raconte le périple du jeune capitaine Marlow parti à la recherche de Kurtz, un chasseur d’ivoire aux fins fonds de la jungle africaine, du morne voyage embrumé qui le conduit à l’embouchure du fleuve Congo à la rencontre avec Kurtz et sa fin. Malade, déjà spectral l’aventurier avait gardé une intelligence intacte, mais son âme était devenue folle. Les fonctionnaires des colonies, les chasseurs d’ivoire, tous ceux qui pillaient le territoire apparaissent comme autant de symptômes du mal qui ronge Kurtz et la nature sauvage et hostile, peuplée d’indigènes à la fois beaux et effrayants, baigne l’ensemble d’une noirceur profonde et ténébreuse qui n’a pour équivalent que toute âme humaine, mélange de civilité, d’hypocrisie, de sauvagerie primitive.

A l’entrée, de haut en bas du mur, ligne après ligne, on trouve les planches encadrées prévues à ce jour pour la publication. Groupes d’hommes, individus isolés, animaux, paysages du fleuve Congo se succèdent et, bien qu’aucune trame narrative précise ne s’affirme, l’ensemble crée un climat fictionnel manifeste. La composition de chacun de ces dessins s’appuie sur un quadrillage libre, plus ou moins perceptible, qui fonctionne à la fois comme structure et comme une grille entre le dessin et le regardeur. Dans le fond, l’artiste a disposé une table sur laquelle s’alignent différents objets : un coffret, des statuettes africaines en ivoire ou en bois, des albums photographiques, un morceau de graphite écrasé, des livres parmi lesquels on trouve deux ouvrages important pour Matthys : Congo, une histoire de David Van Reybrouck et Le crime du Congo belge (1909) d’Arthur Conan Doyle.

Michaël Matthys a aussi réalisé plusieurs grands formats en écho à certaines planches. Fusain, graphite, terre, parfois un peu de sang se mélangent, les formes et les surfaces renvoient au corps et à des gestes fermes, amples et généreux. Ces oeuvres formidables concentrent en elles l’intensité et l’obsession qui caractérise le travail de Michaël Matthys. Cette remontée du fleuve vers le centre du continent est aussi une descente au coeur de l’âme humaine. L’exposition de Michaël Matthys pas plus que le livre à paraître ne sont des illustrations du texte de Conrad, elles en sont des échos, des accompagnements, des prolongements, des fantasmes : nul gorille, nul porteur de drapeau dans Au coeur des Ténèbres, et pourtant la présence forte de ces deux grands formats remarquables de l’exposition n’y sont pas étrangers. C’est au coeur d’un work in progress que nous sommes conviés : des oeuvres, leur déclinaison, leur ouverture vers un futur.

Colette Dubois

« Nuits sombres » de Michael Matthys jusqu’au 14 mars à Été 78, sur rendez-vous à info@ete78.com

 

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