PIERRE DE MÛELENAERE. GRAVER LE SILENCE ET LES TÉNÈBRES

Éditeur d’ONLIT, musicien au sein des duos Maze & Lindholm (avec Cyrille De Haes) et Orphan Swords (avec Yannick Franck), Pierre de Mûelenaere délivre un saisissant travail graphique avec Thunder and Lightning. Composé de gravures, ce premier recueil s’inspire librement du récit Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Souvent revisitée, adaptée au cinéma (avec notamment Apocalypse now de Coppola qui la transpose au Vietnam), en bande dessinée, en jeux vidéo, inspirant Hannah Arendt, Alberto Moravia, la longue nouvelle de Conrad ausculte les ténèbres de la condition humaine, les zones psychiques où se déchaînent pulsions de mort et sombres éclats de la folie. L’extrait de Conrad en ouverture nous révèle le choix du titre : « « Ils l’adoraient », dit-il (…) « Il est venu à eux avec le tonnerre et la foudre, et ils n’avaient jamais rien vu de pareil, ni d’aussi terrible ». L’officier britannique Charles Marlow évoque les souvenirs d’une de ses expéditions au cœur de l’Afrique, le long du fleuve Congo, à la recherche d’un colon, Kurtz, un chasseur d’ivoire aux facettes les plus noires. Plongeant dans l’enfer de la colonisation belge au Congo, dans le pillage d’un pays, captant des images hantées de la nouvelle de Conrad, Pierre de Mûelenaere grave des songes éveillés, cisèle des portraits, jouant sur l’équilibre ou le déséquilibre des noirs et des blancs. Pas de narration, pas de fil rouge pour nous tenir la main, pas de balises mais des fulgurances gravées dans le bois de la mémoire, une galerie de témoins, de victimes, de bourreaux (d’autrui et d’eux-mêmes), des coupes dans la noirceur de la condition humaine.

S’appuyant également sur des photographies provenant des archives du Musée royal de l’Afrique centrale, Thunder and Lightning ne livre pas une adaptation du texte de Conrad mais remonte des stases visuelles de la nuit opaque qui enveloppe le récit. Silhouettes des colonisés, des colons, masques sacrés, danseurs congolais, figures souvent isolées s’arrachant à un fond ultra-noir ou découpées dans un fond strié de nervures, casque colonial, aigle aux ailes déployées… Deux mondes se rencontrent, au confluent du fleuve Congo et du fleuve Histoire. Extraite de Commentaires sur La Société du spectacle, la citation de Guy Debord qui clôt le livre délivre la ligne de pensée sous laquelle se tient le projet de Pierre de Mûelenaere. « Je ne me propose, sur aucun aspect de la question, d’en venir à des polémiques, désormais trop faciles et trop inutiles ; pas davantage de convaincre. Les présents commentaires ne se soucient pas de moraliser. Ils n’envisagent pas ce qui est souhaitable, ou seulement préférable. Ils s’en tiendront à noter ce qui est. », Guy Debord.

L’œuvre gravée fore dans le clair-obscur, burine, creuse les noces guerrières de la lumière et de l’ombre. Comme Marlow conte la face sombre de Kurz, l’histoire d’un homme possédé, d’un potentat tyrannique, inquiétant, frère d’Aguirre, la colère de Dieu ou de Fitzcarraldo des films de Werner Herzog (deux personnages génialement incarnés par Klaus Kinski), Pierre de Mûelenaere porte son regard sur la jungle des affects dans un décor de jungle tropicale, matérialise la folie démoniaque d’un Kurz, suppôt de la Mort, de la Ruine qui fait régner la terreur sur les tribus locales. Lorsqu’il expire, Kurtz exhale « L’horreur », laissant échapper la vérité de sa vie. Pour évoquer ce voyage au cœur de la nuit, il choisit de se focaliser sur les acteurs humains, de ne rien nous montrer du fleuve, de la forêt éventrée, des milliers d’éléphants massacrés par Kurtz, l’affamé d’ivoire. Les voix de la nature, les esprits des arbres, des savanes, des animaux ne montent plus au visible parce qu’elles se sont presque tues, parce que, depuis la fin de la colonisation, nous avons continué à les massacrer méthodiquement dans une logique postcoloniale. L’exploitation coloniale qui a détruit, bouleversé les cultures africaines, pillé les ressources, saccagé l’environnement, les liens entre les formes du vivant se poursuit de nos jours sous d’autres guises. Unique survivant, un scarabée apparaît en couverture, ouvre aussi le livre, un coléoptère qui ne pousse plus entre ses pattes le soleil, qui a perdu son dieu égyptien Khépri.  

Des multiples niveaux de regard, davantage que de niveaux de lecture, se lèvent, l’angle politique (les mécanismes destructeurs de la colonisation, d’un système d’oppression), l’angle métaphysique (les forces du mal, l’abîme de l’esprit humain), l’angle psychanalytique (la pulsion de mort, la sauvagerie des instincts, les puissances de l’inconscient), l’angle onirique (les phantasmes, l’empire des songes)… Livre hanté, voyage intérieur dans la part nocturne des êtres, Thunder and Lightning sonde les embruns de la terreur psychique, déconstruit les jeux de la vérité et de ses masques. Seuls ces derniers délivrent la lumière du vrai, convoquent des forces qui excèdent l’humain. Ce qu’on appellera la folie de Kurtz, son pacte avec les ténèbres, explose dans l’image des têtes empalées que ce coupeur d’ivoire, ce coupeur de têtes collectionne. Au fil de ce périple dans les zones des extrêmes géographiques et psychiques, l’artiste fixe des images qui surnagent, en phase avec Marlow qui tente de ramener sur la rive du présent et du conscient les pépites noires d’une descente dans les ténèbres dont Kurtz est le gardien. Un gardien doté d’une éloquence qui subjugue et fascine, un tyran génocidaire idolâtré par certains, aussi insaisissable que haïssable. « Le voyez-vous ? Voyez-vous l’histoire ? Voyez-vous quelque chose ? Il semble que j’essaie de vous raconter un rêve — en vain, car aucune relation d’un rêve ne peut transmettre la sensation de rêve, ce mélange d’absurdité, surprise et perplexité dans un tremblement de révolte luttant, cette notion d’être capturé par l’incroyable qui est l’essence même des rêves. »  écrit Conrad.

Véronique Bergen.

Pierre de Mûelenaere, Thunder and Lightning, Totalism, 2022, 68 p., 22 euros.

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