Avec Zones d’inconfort, le projet esthétique conçu par les artistes Natalia de Mello, Anne Lefebvre et Laurence Skivée, nous sommes plongés au cœur d’une question, que détournant Hölderlin, nous formulerons sous la guise « que peut l’art en temps de détresse ? ». Initiée avant que n’éclate la pandémie Covid de 2020, la collaboration invente d’autres dispositifs dès lors que l’humanité vit en résidence surveillée. Comment fabriquer du visible, des formes qui empoignent/lisent/transmuent le monde intérieur et extérieur ? Comment faire se dialoguer trois univers plastiques alors que la gestion de la pandémie change la donne ? C’est un des petits dieux d’Hélène Cixous (et de Jacques Derrida aussi) qui entre en scène, à savoir la lettre, le courrier qui vole de Bruxelles (où vivent respectivement les artistes multi-disciplinaires Natalia de Mello et Laurence Skivée) à Paris (où réside la photographe Anne Lefebvre). Que peut la création en temps de confinement ? Le protocole de base de l’expérimentation se définit par le voyage des œuvres, leur transhumance dans des enveloppes. Il y a quelque chose de l’esprit surréaliste du cadavre exquis dans l’agencement qui préside au projet : posté par Natalia De Mello, le premier courrier, contenant la première œuvre, est reçu par les autres membres du triangle qui interviennent (ou pas) sur le collage, la photographie, le montage envoyé.
Durant un an, leurs ateliers se changent en oiseaux, en œuvres qui interrogent le présent du confinement, les possibles trouant le plombé, qui mettent en place des leviers de résistance à tout ce qui nous mutile. Travaux sur l’espace, les photomontages, les dessins, les images réassemblées/découpées/évidées, les propositions visuelles ont donné lieu à Zones d’inconfort, une exposition à La Boverie à Liège mais aussi un catalogue édité par Le Comptoir du Livre, une maison d’édition alternative dont on saluera le souffle.
A l’heure où tout se referme, où le confinement menace de gagner les esprits, les trois artistes élisent l’échange, la circulation des créations et les parent d’une mission de contre-feu, de contre-asphyxie. On relèvera la place minime du textuel, le ludisme poétique ou décapant qui préside ou dérive de la concaténation d’images, du détournement de cartes postales, de reproductions de Jérôme Bosch, Magritte, Paul Delvaux, de bandes dessinées. Le geste plastique revendique sa puissance d’intervention sur des matériaux préexistants, la poétique du hasard objectif, l’explosion de la couleur afin de contrer une séquence épocale plongée dans le gris de l’effroi savamment orchestré et entretenu par les pouvoirs qui y voient une nouvelle forme de contrôle et d’instauration d’une société panoptique. Face à l’injonction d’une obéissance au système, Laurence Skivée, Natalia de Mello et Anne Lefebvre explorent, cartographient un chantier de désobéissance esthétique et anthropologique. Elles nous disent que les idées, les forces, les structures, les combats continuent à circuler à l’heure où les musées, les galeries, les établissements, les cinémas sont fermés, à l’heure de l’Anthropocène qui dévoile la faillite et les pulsions de mort du système actuel. Aux côtés de reproductions ironiques de formulaires officiels sur la gestion de la pandémie, de collages qui défont le nœud coulant de l’enfermement, on pointera les télescopages des registres de signes, les clins d’œil à l’histoire de l’art, à sa revisitation libre et la présence marquée du monde animal et du règne végétal qui nous sauvent du mortifère. Dessins d’insectes, cygnes, escargot sur des cartes postales, un puma dans les rues de Santiago, qui illustre la tragédie de la perte des habitats naturels grignotés par la spatiophagie humaine, canards se promenant dans les rues désertes de Paris, cervidé se réappropriant une rue vidée de ses habitants, feuilles d’arbre, fleurs rouges, oiseaux, cours d’eau, étangs, crabe, végétation, oiseaux… forment un contre-point et invitent l’humain à une nouvelle alliance avec eux.
La volonté, la nécessité de créer naît dans les brèches, dans les marges, à fleur des zones d’inconfort : le confort de l’esprit et du corps qui abdiquent, qui acceptent le donné, la mise en boîte, la mise en cage lui sont étranger.
Que faire dans des villes devenues fantômes ? Comment, face à une humanité masquée, confinée, déconfiner les pensées, les formes de création, démasquer le présent, ses poches d’étranglement ? Dans l’après-confinement, la fabrique d’images déterritorialisant notre regard génère ces mêmes trouées d’évasion. Zones d’inconfort rompt l’automatisation, les œillères de la vision, réinjecte des images vivantes dans la centrifugeuse d’une société du spectacle avalée par un pan-iconique. On pense à l’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg, aux détournements situationnistes, à un tissage à six mains qui s’activent à fendre les lois du visible par des clinamens, par des correspondances entre oasis d’images.
Véronique Bergen.
Le Comptoir du Livre
20 en Neuvice
4000 Liège
info@lecomptoir.be
Poster un Commentaire