La Tourette, un HLM tout en béton, vraiment ?

Lorsqu’on cite le nom de Le Corbusier, les réactions ne se font guère attendre et, il faut bien le dire, celles-ci sont souvent tranchées et rarement positives. On lui prête aujourd’hui tous les défauts, on le rend responsable de cette déplorable architecture des banlieues, de cet usage inconditionnel du béton, de cette déshumanisation des villes, on l’a même dit fasciste et complaisant avec Vichy. L’inventeur de l’architecture d’auto-punition, écrivait Salvador Dali. Même face à la chapelle de Ronchamp éclairée par le soleil d’une belle après-midi de fin d’été, on pouvait entendre les ouvriers chargés de la restauration maugréer : « c’est moche ! ».
Alors quand j’annonce que je vais séjourner quelques jours au couvent de la Tourette près de Lyon, je passe pour un ahuri, un illuminé, au mieux pour un benêt quand on ne me réplique pas : remets mon bonjour à Gilles !

Il faut dire que de Belgique, La Tourette, ce n’est pas à côté : plus de 670 kilomètres. La route est certes longue mais quand on fait le choix de l’emprunter à la morte saison, elle n’est pas vraiment désagréable. Avec un peu de chance, on gagne en température et en lumière. Et puis, un petit arrêt à Tournus, ça fait du bien, histoire de briser la monotonie de l’autoroute et surtout, grâce à la lumière rose des pierres de l’abbatiale Saint-Philibert, se préparer à l’amertume du béton.
Avant Lyon, on quitte « l’autoroute du soleil » pour emprunter pendant quelques minutes celle qui court à travers les monts du lyonnais vers Roanne. À l’Arbresle ensuite, il ne reste plus que trois kilomètres d’une côte assez raide qui laisse la vallée et ses maisons dorées pour accéder au hameau d’Eveux et ensuite au domaine de La Tourette.

Peu après la guerre, sous l’impulsion de deux pères dominicains, les R.P. Couturier et Regamey, et de leur revue « L’Art sacré », la France a connu un grand mouvement de rapprochement de l’église catholique et de la création contemporaine. Fernand Léger, Henri Matisse, Georges Rouault, Germaine Richier, Jean Bazaine, Albert Manessier ou Raoul Ubac ont conçu des œuvres pour différents lieux de culte (Audaincourt, Vanrengeville-sur-mer, Hem, le plateau d’Assy, Saint-Paul-de-Vence…) et Le Corbusier a construit la chapelle de Ronchamp inaugurée en 1955.

À cette époque, la congrégation des Dominicains avait son centre d’études destiné à la formation des jeunes prêtres dans la région de Chambéry cependant, pendant la guerre, l’ordre s’était porté acquéreur d’un domaine comprenant château, dépendances et terrains à Eveux. Un domaine qui avait appartenu jadis au botaniste Louis Marie Antoine Claret de la Tourette et à son frère Charles Pierre Claret de Fleurieu, explorateur puis ministre de la marine sous Louis XVI. En devenant propriétaire du domaine, l’idée de l’ordre des Dominicains était de se rapprocher de Lyon. C’est dans ce contexte que le R.P. Couturier fait appel à Le Corbusier en 1953 pour concevoir un couvent qui conjuguerait lieu d’habitation, lieu d’étude et lieu de prière.

L’idée est intéressante, Le Corbusier et le R.P. Couturier se connaissent et s’estiment, ils ont collaboré tous deux déjà pour la chapelle de Ronchamp ; ils dialoguent, l’architecte parle de la chartreuse d’Ema près de Florence qu’il avait découverte lors d’un voyage avant 1914 tandis que le Dominicain évoque le monastère cistercien du Thoronet construit dans le Var au XIIème siècle. « J’ai dîné hier soir (le 11 juillet 1948) chez Le Corbusier, rapporte le père Couturier. Il m’a raconté que toute sa vie a été orientée par la visite faite, très jeune, à la Chartreuse d’Ema. Là il aurait compris ce qu’est une architecture véritablement humaine, faite pour le bonheur de l’homme. Il me montre sur un petit carnet les croquis faits là-bas. Le dessin régulier du petit jardin, la disposition intelligente des deux pièces, et par-dessus la ligne horizontale de la galerie et des murs de clôture, la ligne des collines ». Toutefois, bâtir un couvent nécessite des fonds considérables que l’ordre peine à rassembler, des choix parfois difficiles devront être faits. Les travaux ne commenceront qu’en 1956, deux ans après le décès du R.P. Couturier, les Dominicains s’installeront en juillet 1959 et l’ensemble sera inauguré officiellement le 19 octobre 1960.  

Le couvent a été bâti pour accueillir et loger quatre-vingts étudiants et leurs professeurs. Il dispose de plusieurs salles de cours, d’une bibliothèque, d’un réfectoire, de cuisines et bien sûr d’une église. Le Corbusier choisit de le construire à flanc de colline, face à la vallée, en pleine nature.

Lorsqu’on pénètre dans le domaine, la route contourne tout d’abord un beau château XVIIIème aujourd’hui divisé en appartements pour ensuite aboutir sur une longue allée avec, tout au bout, une imposante masse grise que l’on devine au travers des arbres.  

J’étais venu ici. J’ai pris mon carnet de dessin comme d’habitude. J’ai dessiné la route, j’ai dessiné les horizons, j’ai mis l’orientation du soleil, j’ai « reniflé la topographie ». J’ai décidé la place où ce serait car la place n’était pas fixée du tout.*

Ce qui frappe dès l’abord, c’est la nature du matériau. Ici, le béton est partout. Gris. Brut. D’une finition qui surprend quand l’œil a pris l’habitude des réalisations contemporaines. Ici, nous sommes loin de Tadao Ando ou de Peter Zumthor. Autant le dire tout de suite, le couvent de la Tourette apparaît très austère ; le caractère massif des volumes, aride même, déroute quand on a encore en tête les galbes séducteurs de la chapelle de Ronchamp construite seulement quelques années plus tôt. Oui, le Couvent de la Tourette ne se livre pas facilement. Il est gris, massif, tout de béton brut. Et quand, muni du plan que l’on vous confie à l’accueil, vous partez à la découverte de l’intérieur, il vous faudra un certain temps avant d’en comprendre la logique. Une logique pourtant assez simple avec deux étages de cellules, un étage pour l’étude avec des salles de cours et une bibliothèque, un étage pour le réfectoire, la salle du chapitre, deux couloirs qui se croisent pour faire office de cloître et l’église et un dernier niveau côté ouest pour les locaux techniques, cuisine, etc. Ce qui déroute en fait c’est qu’ici, étant donné que l’ensemble fut construit à flanc de coteau, tout est conçu à partir de la ligne horizontale du toit : la colline n’a pas fait l’objet des terrassements qui auraient grevé le budget et inévitablement enterré certaines ailes du bâtiment.

Ici, dans ce terrain qui était si mobile, si fuyant, descendant, coulant, j’ai dit : je ne vais pas prendre l’assiette par terre puisqu’elle se dérobe ou alors cela couterait les frais d’une forteresse romaine ou assyrienne.[…] C’est ainsi que vous avez un bâtiment très précis dans le haut et qui, petit à petit, détermine son organisme en descente et touche le sol comme il peut. C’est une chose qui n’est pas dans l’idée de chacun. C’est un aspect original de ce couvent. Très original.*

Après un temps d’adaptation, d’initiation devrait-on dire, le charme se met à opérer. Petit à petit. Il est vrai que comme dit Le Corbusier, « ce couvent ne se parle pas, il se parcourt ». C’est en effet en l’explorant que l’on se met à apprécier les volumes des couloirs, les perspectives, les angles de vue, ce qu’ils réservent de découvertes et de surprises. Et quand le soleil est de la partie, le spectacle est partout et se renouvelle tout au long de la journée. C’est que les ouvertures qu’a créées Le Corbusier, leurs formes, leurs orientations, leurs emplacements, offrent des jeux de lumière sans cesse renouvelés sur ces murs au crépi à gros grains. À chaque heure du jour, ici dans ce couloir, sur cette terrasse ou là-bas au pied de cet escalier, à chaque fois l’ombre et la lumière ne cessent de se donner en spectacle. Et quand on arrive dans les pièces et les couloirs de l’étage des salles de cours et au niveau du réfectoire, on découvre alors les « pans de verre ondulatoires » imaginés par Yannis Xénakis, compositeur et architecte, alors collaborateur de Le Corbusier, qui s’inspire de son œuvre musicale Metastasis pour concevoir ces curieuses fenêtres de verre et de béton qui découpent la vue selon une rythmique complexe que l’on dit basée sur la série de Fibonacci… Après être parti à la découverte des couloirs sur les différents niveaux, des salles, de l’église, on se rend compte que, tout compte fait, on n’a croisé aucune image, pas de statue, pas de vitrail, tout au plus quelques croix réduites à de simples signes. L’architecture du couvent renoue d’une certaine manière avec la pureté et l’évidence des monastères cisterciens. Une architecture qui ne s’encombre de rien. Les murs, les volumes, les ouvertures et la lumière.

Si vous voulez être bien gentils et témoigner de la sympathie à votre pauvre diable d’architecte, c’est en refusant formellement tout cadeau concernant et des vitraux et des images et des statues moyennant quoi on tue tout. Ce sont vraiment des choses dont on n’a pas besoin. Non pas que l’œuvre architecturale suffise… Si elle suffit, ça suffit amplement. Il ne faut pas croire que des imageries de figuration de toute nature soient pour ajouter quelque chose si l’architecte l’a créé déjà. La question est là.*

Si le couvent de La Tourette a été conçu à l’origine comme lieu d’étude et de formation pour quatre-vingts jeunes novices, quelque années plus tard, le Concile Vatican II (1962-1965) et la crise de mai ’68 modifient singulièrement la vocation initiale. Les vocations connaissent une chute sévère. L’ordre doit se redéfinir dans une société en pleine mutation. Les années ’70 sont très difficiles.  Même un classement à l’inventaire des monuments historique depuis 1965 n’empêche pas que l’on pense à le vendre. Une vingtaine de frères cependant, convaincus de l’adéquation du bâtiment à la philosophie des grands principes de l’ordre, résistent et font de ce lieu un centre de colloques, de rencontres et de retraite spirituelle.

Il était question de loger des religieux en essayant de leur donner ce dont les hommes d’aujourd’hui ont le plus besoin : le silence et la paix. Les religieux eux dans ce silence placent Dieu. Ce couvent de rude béton est une œuvre d’amour. Il ne se parle pas. C’est de l’intérieur qu’il vit. C’est à l’intérieur que se passe l’essentiel.*

Visite et séjour

Le bâtiment est certes accessible à la visite pendant les mois d’été ; toutefois, pour en apprécier toute la saveur, le mieux est d’y loger et de choisir, si cela est possible, une période creuse durant l’année afin de goûter tout à loisir cette architecture. Certaines semaines il est vrai, le couvent est occupé par des classes d’étudiants en architecture, l’ambiance y est alors plus… animée. Reconnaissons-le, ce couvent présente les imperfections inhérentes à la construction d’un bâtiment dans les années cinquante et aux soucis liés aux moyens financiers dont disposait l’ordre à cette époque : les isolations acoustiques et thermiques sont très loin de rencontrer les attentes du XXIème siècle… 

Aujourd’hui, lieu de résidence d’une dizaine de frères dominicains qui par ailleurs enseignent à l’université de Lyon ou s’occupent de missions sociales dans la région, le couvent est un lieu d’échanges, de rencontres et demeure un lieu d’étude. Il est donc possible d’y séjourner, vous logerez alors dans une cellule individuelle et vous pourrez partir à la découverte du couvent et de son domaine tout à loisir, partager les repas au réfectoire et profiter de la lumière et de la paix du lieu. Vous ne serez pas seuls, chaque semaine des hôtes venus des quatre coins du monde comme de la proche banlieue lyonnaise logent au couvent, ce sont des étudiants en architecture, des architectes, des amateurs d’art ou plus simplement des personnes qui recherchent un peu d’isolement, de silence et de nature.

C’est que la nature pourrait, à elle seule, être la raison d’un séjour à la Tourette. En effet, le couvent a été construit au cœur d’un domaine de 70 hectares, reliquat d’un vaste parc du XVIIIème siècle avec entre autres une glacière et un sarcophage romain tout droit venu d’Arles… Sur cette propriété, à l’exception du train de Lyon qui corne au loin toutes les heures, les oiseaux sont les rois. En quelques dizaines de minutes, votre application de reconnaissance de chants d’oiseaux identifiera rouges-gorges, mésanges bleues, huppées et à longue queue, troglodytes mignons, sitelles torchepot, fauvettes à tête noire, pics verts, pics noirs et pics épeiches, pinsons, grives draines et musiciennes, serins et autres merles…

Rencontres et biennales

Outre les journées de retraites spirituelles et les journées de rencontres qui peuvent aborder des thèmes très variés allant de la philosophie à l’histoire de l’art en passant par les sujets d’actualité, le couvent accueille également depuis une vingtaine d’années des expositions d’art contemporain. C’est ainsi que, dans le cadre de la Biennale internationale d’art contemporain de Lyon, quelques personnalités de l’art contemporain ont été invitées par le frère Marc Chauveau à inscrire leurs œuvres dans les espaces du couvent. À inscrire leurs œuvres mais aussi à concevoir des œuvres pour certains lieux spécifiques du bâtiment. On a pu voir ainsi, entre autres, Anish Kapoor en 2015, Lee Ufan en 2017, Anselm Kiefer en 2019 et Giuseppe Penone en 2022. En septembre 2024, c’est Michel Mouffe qui aura l’honneur d’inscrire ses œuvres dans le cadre du couvent. « Les œuvres [de Michel Mouffe] semblaient tout de suite être parfaites pour entrer en dialogue avec l’architecture du couvent et de Le Corbusier . Le passé de Michel à la maison Guiette a renforcé ma conviction que l’invitation était pertinente et s’inscrirait dans une continuité artistique » précise le frère Marc Chauveau, responsable de la programmation artistique au couvent.

Enfin, une dernière chose, à propos de HLM : à l’époque de la construction, on a calculé que le couvent n’avait pas coûté plus cher au mètre carré bâti que la construction d’un HLM basique.

Philippe Delaite

*Les citations en italique sont de Le Corbusier, elles sont extraites du numéro de mars – avril 1960 de la revue L’Art sacré. 

Pour en savoir plus :

Outre les livres écrits par le frère Marc Chauveau à l’occasion de l’exposition et de l’intégration temporaire des œuvres des différents artistes mentionnés dans le texte (éditions Bernard Chauveau) : 

Jean PETIT, Un couvent de Le Corbusier, Les Editions de Minuit, Paris, 1961.
Marie-Alain COUTURIER, Se garder libre (Journal 1947-1954), Cerf, Paris, 1962.

Crédits Photos: Philippe Delaite

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