Controverses à l’égard de l’art public

Le riche ouvrage de Julie Bawin, Art public et controverses – XIXe-XXIe siècle, aborde la question épineuse de l’art public à travers sa réception souvent conflictuelle par la population mais aussi par les pouvoirs décisionnels et autres intervenants politiques, moraux, médiatiques et artistiques. Balises de polémiques actuellement renforcées par les réseaux sociaux.

L’auteure ouvre son étude en avançant d’office la complexité d’un sujet que l’on réduit trop souvent à une simple opposition de goûts esthétiques, voire à un rejet de l’art de son temps. Elle déclare en effet que « la dénomination générique ‘art public’ se dérobe elle-même à toute définition » et cite la philosophe Chantal Mouffe qui écrit que l’espace public est « un champ de bataille ». Sur ce constat, Julie Bawin, à bon escient, entreprend de circonscrire les termes qui seront utilisés tout au long de l’ouvrage. Elle apporte ainsi des nuances bien nécessaires dans l’approche, la compréhension et l’appréciation des diverses cas analysés. Tout au long de l’ouvrage elle montre, comme elle le note, que l’histoire de l’art public est celle « de controverses ». « Une histoire », ajoute-t-elle, « indissociable de l’évolution du goût et des mentalités ; une histoire que l’on ne saurait séparer des normes sociales et esthétiques en vigueur ainsi que des jugements de valeur ». Elle précise encore, afin de cerner son champ d’investigation, qu’elle s’intéresse « uniquement aux œuvres exposées légalement dans l’espace public » et que les cas qui la préoccupent sont « ceux qui impliquent une intention explicite de censurer ou de discréditer une œuvre d’art ». Ne revendiquant aucune exhaustivité, elle aborde la question « à une échelle plus internationale que nationale », même si des cas belges ne sont nullement exclus.

Quelques distinctions

L’art public qui s’est longtemps caractérisé par la statuaire a, selon l’auteure, connu une nouvelle fonction au XIXe siècle, en « se laïcisant et en défendant l’idée de démocratie et de république » sous « l’autorité de l’État », avec des visées antagonistes dans le but et la gestion dès lors qu’il s’agit d’un État démocratique comme la France ou des « régimes autoritaires et totalitaires » tels que ceux de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique. Cet art, est-il encore noté, prend une nouvelle tournure au sortir des années 1950 par le « projet de démocratisation culturelle », par « l’affranchissement de toute visée propagandiste », par le souci des collectivités territoriales « d’améliorer le cadre de vie et d’intégrer l’art à l’architecture ». Depuis ces années, l’art contemporain, lui-même sujet à caution, n’a cessé de se répandre et « d’imposer sa présence qu’on le veuille ou non » dans les espaces intérieurs ou extérieurs librement accessibles au public où « il se confronte à une pluralité d’opinions ». De là, naît « le consensus ou le dissensus », soit les formes de l’acceptation ou du rejet entraînant les controverses dont il sera question. De la polémique à la censure, du compromis à l’éradication, comme il est montré, elle soulève des aspects multiples. La question de la liberté d’expression et de la censure est au cœur des débats et aboutit à une « Judiciarisation grandissante ». Mais, est-il précisé, « il existe des ‘nouvelles censures’ plus subtiles et même ‘invisibles’, relevant d’une régulation et d’un contrôle social ». Ainsi, on assiste à « des opérations d’intimidation et de pressions exercées par des fractions de la société civile », en plus des répressions morales de l’État ou de l’Église. Dans une perspective historique, les termes de censure, de scandale, de vandalisme (altération intentionnelle), d’iconoclasme (destruction), sont examinés dans leurs variations de sens assorties de quelques exemples dont celui d’un Courbet provocateur, ou de « l’abolition des images et symboles de l’Ancien Régime comportant des marques d’appropriation royale, religieuse et nobiliaire » ou, plus proches de nous, des « déboulonnages anticoloniaux et anti-esclavagistes ».

Les commandes publiques

La plupart des œuvres placées dans le domaine public sont le résultat de commandes adressées à l’artiste par des pouvoirs publics et donc financées par des deniers publics. Si des réprobations surgissent par rapport à ces dépenses, l’argument n’est pas le seul pointé par les individus, les collectifs ou les influenceurs moraux contestataires. Parmi les cas explicités, outre le cas La Danse, œuvre de l’artiste français Jean-Baptiste Carpeaux prévue pour l’opéra de Paris, jugée « immorale et pornographique » principalement par la « presse catholique et monarchique » et « prétexte à des affrontements politiques et des conflits idéologiques », on retiendra l’affaire de la censure du relief des Passions humaines du sculpteur Jef Lambeaux (Anvers 1852-Bruxelles 1908).

Par cette œuvre, commandée par le roi Léopold II en 1889, mesurant 8m sur 12m de longueur, l’artiste « s’adonne à un subtil mélange de mythes païens et chrétiens, [et évoque] tout autant la maternité et la rencontre amoureuse que la bacchanale, la débauche, la guerre, le crime, le suicide et même le viol ». L’auteur décrit avec minutie les péripéties à rebonds et les foudres du dénigrement qui aboutirent, aujourd’hui encore, à une occultation organisée de l’œuvre. En effet, placée dans un pavillon construit, non sans conflit avec l’artiste, par Horta, elle n’est visible que dans des conditions très strictes et restreintes.

On notera encore que certaines œuvres, vilipendées en leur époque, connaissent par la suite un succès retentissant, ce qui montre la variabilité des jugements esthétiques ou moraux, selon les époques et les pouvoirs en place.

L’art moderne et contemporain

Dans les chapitres suivant, Julie Bawin, nomme, décrit, analyse quelques cas parmi les plus emblématiques de controverses soulevées par les uns et par les autres. Il y eut l’affaire du Balzac de Rodin qualifié notamment d’«horripilante créature », de « monstre » ou d’ « infamie » et désavouée par ses propres commanditaires. Il y eut les attaques de l’art dit « dégénéré » durant la période nazie pour raisons « de ‘dégénérescence’ artistique, morale, mais aussi raciale et génétique ». Il y eut sur fond politique, les divergences entre l’administration municipale de Weimar et la Commission des Monuments à propos du projet Blitz de Walter Gropius, ou sur fond entre autres « d’une offense à la morale chrétienne » la censure de la fresque de Diego Rivera pour le Rockefeller Center de New York. Ou encore, celle également new-yokaise des Thirteen Most Wanted Men d’Andy Warhol, œuvre dans laquelle il « faisait allusion au désir homosexuel », finalement recouverte de peinture aluminium avec l’assentiment probable et la passivité de l’artiste lui-même. Et enfin « l’affaire de la censure artistique Corridart, à Montréal », peu connue chez nous, se clôturant par la décision des autorités municipales de « démanteler l’exposition ».

Les affaires retentissantes

Parmi les cas qui firent grand bruit aux États-Unis et en Europe, Julie Bawin retient celui de la destruction de Tilted Arc de Richard Serra, sculpture commandée par le gouvernement américain pour la Federal Plaza de Manhattan et celle française, dite des colonnes de Buren pour la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris. Une œuvre qui, sauvée par la ténacité de l’artiste et la décision juridique, « fut adoptée par le public et devint rapidement l’un des espaces les plus fréquentés de Paris ». Par contre « aucune nouvelle intégration contemporaine dans un lieu patrimonial ne put dès lors être menée à bien ». Ce cas révéla des clivages politiques entre droite et gauche et « un conflit esthétique ».

D’autres affaires marquèrent, « comme jamais auparavant, les vingt dernières années, par des actes de censure et de vandalisme à l’encontre de la création artistique ». Citons les actions intentées à l’égard d’œuvres des Maurizio Cattelan à Milan, de la sculpture The Virgin Mother de Damien Hirst dans le Devon, du « plug anal » de McCarthy sur la place vendôme à Paris, ou encore du bouquet de tulipes ‘offert’ aux parisiens par Jeff Koons.

Au vu de ces polémiques, et d’autres, l’auteure pose les questions suivantes : « cela signifie-t-il qu’il n’y aurait guère de place, dans l’espace public, pour des œuvres s’alliant à des causes politiques et sociales ? dit encore autrement, l’art public serait-il voué à être politiquement neutre ? » En fait, poser la question, n’est-ce pas y répondre ?

Décolonisation, wokisme et Cancel culture

La dernière partie de l’ouvrage aborde des exemples très actuels et projette dans un avenir qui engendrera, à n’en pas douter, de nouvelles réactions. Des cas récents, notamment en Belgique, sont recensés dont celui de Jan Fabre et ceux de la statuaire à la mémoire de Léopold II. Ces affaires sont en liaison avec des actions menées au cours des dernières années par des minorité agissantes et qui se répandent à la manière d’une tache d’huile et imprègnent les esprits. Ainsi sont examinées, des postures antiracistes et postcoloniales, des « accusations d’appropriation culturelle en passant par la réprobation d’une œuvre en raison de la conduite indécente et immorale de son auteur ». Ce n’est plus l’œuvre qui est pointée en priorité, mais la personne dans une distinction, à établir ou non, entre la personnalité humaine et la création artistique. Le mouvement Black Lives Matter a engendré, lui aussi des positionnements inédits de groupes, mais aussi « d’individus isolés et non identifiés ». Il est également fait référence à la Cancel culture « forgée par la droite américaine pour désigner une ‘dictature des minorités’ ou un ‘fascisme d’extrême gauche’ » selon l’historienne française Laure Murat. Il est aussi question d’accusations appropriationnistes, « la question étant de savoir si un artiste blanc a le droit d’évoquer dans son œuvre des moments historiquement traumatisants d’un passé appartenant à un groupe racial ou ethnique ayant subi la ‘domination blanche (…) ». Des activismes divers dont « des appels militants » peuvent « laisser entrevoir le nouveau visage que peut prendre la censure de nos jours ». Ici sommairement résumées, toutes ces actions voient leur importance démultipliée et l’information largement répandue grâce à la numérisation et à la diffusion par les réseaux sociaux mondialisés.

Et l’on est tenté de conclure par une déclaration de Marcel Duchamp qui, nous dit Julie Bawin, « avait compris (…) que l’art pourrait bien devenir l’objet d’une logique populiste en contradiction avec le principe fondamental de la liberté artistique ». « L’ennui », a-t-il dit, « avec l’art comme on le comprend aujourd’hui, c’est cette nécessité de mettre le public de son côté…le public médiocratise tout. L’art n’a rien à voir avec la démocratie ». Un beau sujet de débat, à suivre !

Claude Lorent

Art public et controverses – XIXe-XXIe siècle, Julie Bawin, 376 p., éd.CNRS Editions, Paris. 26 €.

Julie Bawin Docteur en histoire de l’art (Paris 1-Sorbonne, 2004), Julie Bawin (1977) enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’Université de Liège, tout en assurant depuis 2005 une charge de cours à l’Université de Namur. Elle dirige également le Musée d’art contemporain en plein air du Sart Tilman. Ses travaux actuels portent sur l’histoire du curating, l’art public et la muséalisation de l’art-performance. Elle est membre de l’AICA, de l’ICOM, de l’ICOFOM et membre de la commission Art au Sénat.

En couverture du livre, image de la contestation de la présente de la sculpture  L’homme qui mesure les nuages de Jan Fabre placée sur le toit d’une institution d’art, le centre De Singel à Anvers. Une action menée suite à sa condamnation à 18 mois de peine de prison avec sursis. L’œuvre a été retirée du toit de l’édifice.

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