De la perception à l’action

Matières à penser.

Elle pique, elle perce, elle creuse, elle grave, elle trace et retrace…

Ainsi va Tatiana Bohm pour se saisir de la question difficile du colonialisme qui s’est enrichi et continue de s’enrichir en spoliant les matières premières de l’Afrique.

Aux Drapiers, cette artiste engagée, propose l’itinéraire et le dernier volet de son travail, tryptique d’interventions,  intitulé Impossibles réparations.

Usant du cadre particulier de la galerie, elle  installe dans les trois espaces ses œuvres aux formes variées interrogeant passé et présent du joug des envahisseurs assoiffés de gain et de butin.

Dès la vitrine, l’ambivalence joue sur la réception du visiteur, interpelé par le caractère « bi-faces » de l’écrin de verre où est insérée une carte géographique. D’un côté, un fouillis de brins de laine noire forme un écheveau de racines. De l’autre côté, un essaim de courts fils noirs semble flotter dans sa cage de verre. Progressivement l’attraction esthétique de cet étrange dispositif se mue en ressentis mélangés. La soyeuse brume noire devient traces de moisissures sur le territoire où elle se répand. Le « moi si sûr » est dérangé dans sa perception. Que se passe -t-il donc là au contact de la matière aux apparences si douces et si feutrées ? Quelle est cette impression de vaciller dans ses perceptions, dans ses  évidences, dans ses croyances, dans ses origines, dans ses racines ? D’entrée de jeu, Tatiana nous entraîne vers des zones où la conscience est embuée. Profitant du trouble de nos perceptions, elle secoue subtilement notre attention visuelle nous invitant à regarder plus intensément comme  cette œuvre rouge sang où se détachent dans un second temps les silhouettes de travailleurs abrutis de travail et comme avec ces vitres de protection de gsm où les griffures représentent des scènes violentes d’exploitation d’hommes extrayant le coltan dans les mines de la République Démocratique du Congo, coltan nécessaire à la fabrication des gsm.

Dans la seconde pièce, aux murs de faux marbre noir, veinés de lignes blanches, est posé un magnifique secrétaire. Ses tiroirs sont devenus des miroirs colorés et son espace pour écrire une surface miroir reflétant son image quand on s’y penche. L’ensemble dégage luxe et beauté. Puis avec effroi les yeux découvrent et décryptent sur les boiseries et la grande plaque de laiton, des reproductions d’atroces scènes de Théodore De Bry (1528) décrivant les sévices infligés aux Indigènes par les conquérants espagnols que Tatiana Bohm a incisé à fleur du riche meuble. Et le corps encore penché sur le battant du secrétaire se demande : « Qu’ai-je à voir avec tout cela ? »

Dans la troisième partie de la galerie, impossible de ne pas être saisi  par l’installation de Tatiana Bohm. Une entêtante odeur de café envahit les narines dès la porte poussée. Et les pieds ne peuvent s’empêcher de broyer les grains disséminés sur le sol. A la dimension olfactive s’ajoute la dimension auditive et s’ajoute aussi le tableau tridimensionnel de copies de photographies en noir et blanc de travailleurs accrochées grossièrement au mur, de bobines de fil d’or posées sur le carrelage ou sur un autre mur, des ventilateurs sans pales attendant d’être activés car ici l’univers  dans lequel on pénètre invite à interagir pour entrer dans la question « Qu’ai-je à faire avec tout cela ? ». En suivant quelques notes informatives, chacun, chacune choisit ou non de bobiner, débobiner, tramer images et fil d’or.

Dans cette part active où nous convoque Tatiana Bohm se combinent action et attention pour garder en soi une prise de conscience qui ne se dilue pas avec le temps. 

Judith Kazmierczak

A voir jusqu’au 19 novembre 2022

Les Drapiers, 68 rue Hors-Château, Liège.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.