Jacqueline Mesmaeker vient de nous quitter. Vous n’aurez pas manqué la triste nouvelle. J’ai eu la chance de faire partie de toute une lignée d’assistants et d’assistantes qui sont venus l’aider régulièrement, chacun et chacune à son tour. Il me semble que j’ai travaillé environ trois ans pour elle, entre 2011 et 2014, si je ne me trompe. C’est Corinne Giandou avec qui je travaillais à la galerie Catherine Bastide qui m’avait proposé de reprendre ce travail. A l’époque, j’étais trop absorbé par d’autres emplois et j’ai donc recommandé Olivier Mignon, mon confrère de (SIC). Olivier a effectué le travail autour de la monographie que (SIC) a éditée sur l’oeuvre de Jacqueline. Un balisage rendu possible par tout l’archivage que Corinne avait réalisé en amont. Après cela, Olivier est parti au Japon. Et c’est à ce moment-là que je suis finalement monté à bord. Ou plutôt suis-je monté dans son fameux appartement de l’avenue Depage. Je m’y suis rendu plus ou moins chaque semaine, à l’exception des périodes d’été, durant ces années, avant de m’éclipser à nouveau, confiant Jacqueline à Marie Sardin.
Les souvenirs se bousculent. Je dois confesser au lecteur, à la lectrice, que je ne prends pas facilement la plume aujourd’hui pour évoquer ce temps avec Jacqueline. Il y a la tristesse bien sûr. Mais il y a aussi l’embarras que je ressens à prendre la parole en un moment où il pourrait sembler opportuniste de s’exprimer. Jacqueline a aujourd’hui une renommée plus importante qu’autrefois. Elle se l’est forgée à elle seule, au fil d’un temps qui dépasse d’ailleurs de loin les années où elle a eu des assistant.e.s. Elle a construit son oeuvre avec lenteur, la maintenant sur un fil délicat tendu entre une enfance de toujours et un âge adulte qui ne l’a pas toujours épargné. Ses oeuvres m’émeuvent de par cette dualité d’âges qu’elles ne cessent de porter, de négocier. Je serais volontiers resté silencieux en de telles circonstances, et peut-être même plus tard, si Lino ne m’avait invité à écrire quelques mots, pour faire écho à la disparition de cette grande artiste. Je vous transmets donc quelques impressions qui remontent à la surface en ces heures. Celles qui veulent bien venir jusqu’aux touches de mon clavier d’ordinateur.
La toute première fois que j’ai été en contact avec le travail de Jacqueline, ce fut à travers la revue d’Olivier Foulon et de Michel Assenmaker : Copie de voyage. Je me souviens que lorsque mes yeux s’étaient portés sur sa contribution, il m’avait semblé entendre une voix très ancienne s’exprimer. D’un temps que je ne pouvais avoir connu. Il ne s’agissait pas d’une voix des années soixante ou septante, spontanément associée à l’art conceptuel ou minimal, que Copie de Voyage relayait incidemment. Il s’agissait d’une voix venant du fond d’une bibliothèque comportant des ouvrages devenus classiques, et d’autres devenus désuets (puisque sur un temps long, les gloires s’avèrent bien aléatoires, et Jacqueline avait vécu ce temps long, ce dont sa bibliothèque témoignait). Une impression en somme quasi égyptienne. D’une ancienne reine à qui on aurait soudain prêté oreille.
Ce n’est évidemment pas cette reine égyptienne que j’ai rencontrée, plus tard, mais une dame étonnante, aux manières un peu anglaises, qui vous regardait volontiers avec un air mi curieux mi amusé. Dans d’autres cas, elle pouvait se faire plus absente, traversée par une mélancolie latente, qu’elle négociait en silence. L’Egypte n’était pas là, mais la bibliothèque aux ouvrages tantôt classiques, tantôt désuets, par contre, était bien là, dans le couloir de l’appartement. Cette bibliothèque n’avait pas un rôle central. Jacqueline n’était pas une artiste livresque, malgré le fait qu’elle ait frayé avec les livres. La bibliothèque était une des sources possibles d’inspiration pour Jacqueline. Elle y posait ses yeux au même titre que les oiseaux venaient se poser sur le balcon de sa cuisine un matin ou l’autre, picorant, pour s’envoler aussitôt. Dans les livres, elle a beaucoup laissé de brèves traces dessinées. A peine le temps de s’y poser.
Lors de mes premières venues, j’ai commencé à remarquer que Jacqueline déplaçait régulièrement des objets dans l’appartement. Parfois d’infimes objets. Jacqueline a été une artiste des objets. Ces déplacements étaient d’une grande délicatesse et inventivité. J’avais presque l’impression qu’elle nouait là un dialogue tacite avec quiconque prenait la peine d’observer ces gestes. Je ne pense pas qu’elle le faisait à mon intention. Ni même à l’intention de quiconque en particulier. Il s’agissait d’abord d’un dialogue avec elle-même, ou avec le double enfantin d’elle-même. Comme si, la nuit venue, des être magiques s’agitaient dans l’appartement pour disparaître au matin en laissant à peine quelques indices malicieux de leurs agissements. J’ai énormément appris de ces gestes, et je ne pense pas que mon apprentissage à leur propos soit fini.
Je ne suis pas le premier à le dire, mais je suis convaincu que cet appartement est en quelque sorte l’œuvre de Jacqueline. Ou plutôt fut-ce le théâtre permanent de l’oeuvre. Car l’oeuvre de Jacqueline est anti-monumentale : un appartement entier serait de trop, serait trop pesant. Mais le revers d’un appartement, comme il y a le revers d’un gant, par contre… Un appartement traversé par des vols de lucioles et l’œuvre toute entière dans ces sillages lumineux intermittents, infimes. Son appartement était encombré, mais sobre à sa manière. Son mobilier était consécutif à des épisodes de vie, ou à des coups de cœur occasionnels. Son théâtre restait économe en effets, sauf lorsqu’il s’agissait de le fleurir. Pénétraient alors dans l’appartement, par le biais de quelques invités ou de son propre chef, de volumineux bouquets de fleurs qui tout d’un coup en imposaient. Jacqueline en était la première surprise. Ou en tout cas feignait-elle de l’être. Elle observait ces bouquets, ces intrus (ou plutôt ces intruses), puis elle commençait à les apprivoiser, à les amadouer aussi, un peu. Il y a plusieurs oeuvres de Jacqueline où apparaissent ces belles intruses, ces belles innocentes, que Jacqueline, en dramaturge de talent, dirigeait avec adresse, leur faisant jouer bien des rôles. Des rôles tragiques, des rôles anglais, des rôles japonais. Des rôles voluptueux, des rôles rêveurs, des rôles d’endormies, de belles évaporées. Elle leur faisait jouer ces rôles, et c’est sa vie qu’elle jouait à travers elles. Ou une partie de sa vie, onirique et joueuse.
Au fil des années, après que j’aie cessé de travailler pour Jacqueline, j’ai encore vu souvent passer des fragments de son appartement, projetés discrètement dans le monde à titre d’œuvres. Et je suivais toujours des yeux ces arcs-en-ciel avec le privilège de connaître l’endroit d’où ils partaient. Le fameux pied introuvable de l’arc se trouvait à l’avenue Antoine Depage. Au Palais des Beaux-Arts, lors de sa grande exposition dévoilée en pleine pandémie (le timing absolument parfait pour cette artiste de l’immobile), j’ai même découvert avec stupeur et plaisir qu’une fissure dans le papier peint de son appartement qui nous avait donné du fil à retordre, était maintenant devenue une grande impression photographique, reproduite sur un mur du bâtiment d’Horta. Dans les dernières années de sa carrière, je pense que Jacqueline a sans cesse mieux mesuré ce qui se passait en terme de translation, de jeux d’échelle entre son espace domestique qui était tout son monde, du fait de sa mobilité réduite, et l’espace d’exposition. Mais ne sommes-nous pas tous et toutes, quelque part, à mobilité réduite ? Et la poésie n’est-elle pas notre meilleur véhicule, pour s’émanciper d’un réel souvent retors ? Dans ces derniers gestes d’exposition (aidée en cela par le fait qu’elle avait finalement enfin le droit de s’exprimer dans des espaces plus vastes, plus muséaux après des années à avoir été plus ou moins ignorée, comme de coutume, par notre chère Belgique) Jacqueline a en quelque sorte entrepris de conquérir ou de reconquérir une monumentalité, qu’elle avait approchée au début de sa carrière, puis assez vite abandonnée. Mais cette nouvelle conquête de la monumentalité ne passait plus par le verre, le béton, ou par de vastes installations vidéos, comme ce fut le cas dans certaines de ses oeuvres des années 1980, mais par l’agrandissement du peu. Les cascades de mots, notamment. Je me souviens que l’une des premières oeuvres avec une cascade de mots, de ma connaissance du moins, fut cette petite impression réalisée au départ d’un tableau de Seurat. Le détail de la peinture de Seurat, encadré, représentait un rameur aux avirons, et se voyait prolongé d’une simple feuille A4, volante, sur laquelle dégringolait les mots, finement agencés en colonnes. Je vois encore Marie, à Longueville, dans le jardin, au printemps, occupée à vérifier les alignements de mots. Une oeuvre qui est partie pour la foire de Bruxelles, et qui fut vendue aussitôt, à Solange Carnoy si je ne me trompe, qui fut une mécène fidèle de Jacqueline. Je vous parle de ce détail encadré de Seurat, et de cette feuille volante. Tout Jacqueline est là. Travailler pour elle revenait souvent à se préoccuper du choix des cadres, des baguettes. Et dans le même temps, il y avait des gestes hors cadre, d’une infinie légèreté. C’est cette économie extrême de moyens dans le travail de Jacqueline qui a toujours retenu Olivier Foulon : une peinture maigre, à la Blinky Palermo. Une peinture à l’os, à l’os de la poésie…
Je voudrais encore vous parler d’un autre épisode, un mot qui plaisait beaucoup à Jacqueline. L’une des dernières missions que j’ai menée pour Jacqueline, en compagnie de Marie, avant de lui céder le relais, fut l’inventaire d’une installation constituée d’un grand nombre d’objets et de cartons d’invitation, collectés plus ou moins intentionnellement par Jacqueline au fur et à mesure des années, puis soudain réunis en un tout décisif à l’occasion d’une exposition à Uzès. Cette œuvre est selon moi très importante : elle dresse une carte affectueuse de l’art et des artistes. C’est une petite histoire de l’art fortuite constituée par Jacqueline, mais une histoire sociologique et géologique aussi. C’est une coupe dans un temps. C’est une carte du tendre, une carte amicale, mais c’est aussi une représentation de l’imaginaire de Jacqueline, un théorème, une boîte en valise. Cette installation fut présentée chez Nadja Vilenne, puis achetée par le musée d’Ostende. Ce dont on peut se réjouir, puisque ce musée fait un vrai travail de fond sur l’art belge, et notamment francophone, pour une fois. Comme il s’agissait de la reprise d’une ancienne œuvre, il fallait la faire corroborer, autant que possible, en sa nouvelle version. Nous avons donc repris le petit inventaire rédigé à l’époque d’Uzès, qui était autant un index qu’un poème, à vrai dire. Et nous nous sommes mis à répertorier chaque élément. A un moment donné, il nous fallait retrouver une petite cuillère. Demandant à Jacqueline où celle-ci pouvait bien être (les entreprises de fouille dans l’appartement étaient régulières, et suivaient le fil ébouriffant des pensées de l’artiste qui revenait à des moments passés de sa création sans expliquer à ses assistant.e.s son raisonnement, ce qui s’avérait toujours un voyage aussi passionnant que déroutant), elle avoua ne plus se souvenir. Errant dans la cuisine, j’ouvre plus tard un tiroir, et je vois une petite cuillère, se distinguant quelque peu des autres, dont on se servait régulièrement pour le thé. Avisant Jacqueline de cet objet, elle poussa un petit cri de contentement : il s’agissait bien de la petite cuillère faisant partie de l’oeuvre d’autrefois. Elle était simplement retournée après l’exposition initiale à son usage et on s’en était servi comme d’une cuillère normale, pendant des années. Voilà qui signait une fois encore le rôle central de l’appartement, générateur d’oeuvres comme d’éclipses plus ou moins prolongées. Cette cuillère doit à présent reposer dans les réserves du musée d’Ostende. Je la salue bien bas, là où elle se trouve.
Lorsque le musée d’Ostende reçut l’oeuvre, elle fut aussitôt installée dans une exposition collective, de la collection, il me semble. Il fut donc décidé de se rendre à Ostende pour l’installer, avec Jacqueline. Je crois me souvenir que nous restâmes deux jours à Ostende, logés dans un petit hôtel pittoresque près du casino. Les objets et les cartons d’invitation constituant l’installation devaient être disposés dans plusieurs vitrines, selon des agencements suggestifs. Jacqueline et moi nous mîmes au travail, reproduisant les associations précédemment établies dans les vitrines à Liège. Et c’est à cette occasion que j’eus une autre leçon ultime de la part de Jacqueline. Je me souviens que je m’employais avec beaucoup de peine à aligner les éléments dans les vitrines selon une certaine orthogonalité, équidistance, correspondance avec le passé. Le poids sans doute de cette vertu cardinale qu’est l’orthogonalité dans nos sociétés. Un réflexe un peu scolaire sans doute de ma part, aussi. Jacqueline, de son côté, ajoutait des éléments dans ces vitrines selon une autre logique, sans pour autant s’offusquer de ma manière, ni me reprendre. Ce n’est pas qu’elle laissait tomber les éléments des vitrines au hasard, comme Duchamp, avec ses trois stoppages étalons. C’est plutôt qu’elle avait une toute autre « main ». Disposer ces objets dans ces vitrines, c’était comme peindre, en fait. Chaque élément déposé était une touche de couleur, un coup de brosse. Jacqueline ne peignait pas de façon géométrique, pour ainsi dire, mais avec la main recourbée et plus lâche de l’aquarelliste. Il ne s’agissait pas d’une conséquence de son grand âge, ou de l’état de ses articulations. Il s’agissait d’une véritable manière d’orienter la main, pour créer. Le geste de l’aquarelliste est infiniment plus hasardeux et humble que celui du géomètre. Il est infiniment plus japonais, plus transparent. C’est un geste qui caresse la surface à peindre, qui s’abandonne et qui se contient dans le même temps, en un savant équilibre. Je crois que c’est une des plus grandes leçons créatives qu’il m’a été donné de recevoir. Et je pense que, contrairement aux apparences, il ne s’agissait pas là d’une leçon de dessin ou de peinture, mais d’une leçon bien plus ample, logé au creux du geste déplaçant des objets et des images du monde, dans le monde.
Yoann Van Parys
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