Kiropractik. Jacob Kassay

La galerie Art : Concept (Paris) présente du 04 avril au 18 mai 2024 la cinquième exposition de l’artiste américain Jacob Kassay (1984, Lewinston, New-York). Il est un artiste conceptuel ayant collaboré avec la galerie Xavier Hufkens (Bruxelles), de 2011 à 2015. Il a présenté une première exposition à la galerie Greta Meert (Bruxelles) au printemps 2023. L’artiste mène un projet audacieux où, à nouveau, un dispositif de production d’image est un ferment de trouble entre l’objet et sa représentation. Comme la distance focale entre l’œil et la lentille photographique, qui est en soi une mesure de l’image, Jacob Kassay provoque un décalage, entre voir et le temps de voir, au bénéfice d’une expérience différentielle.

L’espace de la galerie présente deux parties. La principale est plongée dans une pénombre magenta qui laisse songer à l’obscurité d’un studio photographique argentique. La seconde partie est un white cube où se présente deux Monochromes réfléchissants, obtenus par immersion des toiles dans un bain chimique électrifié ; un panneau de bois OSB sur aluminium (panneaux à copeaux orientés), dédoublé par une impression UV de sa propre image, et trois tableaux, nommés Dispersion, qui ne représentent rien d’autre qu’une micro diffusion de gouttelettes de peintures réactive à une solution et une opération chimiques. 

Les deux espaces, le sombre et le clair, se réfléchissent. Le sous-éclairage de l’un optimise la blancheur de l’autre et montre des œuvres peintes dont la présentation et la forme relèvent autant du minimal art que du showroom pour matériaux industriels. Cette dernière pièce est une sorte d’antichambre qui ne fait pas partie du projet Kiropractik de Jacob Kassay. Elle présente cependant efficacement la façon dont il œuvre, soit dans l’ambivalence des marges, où chaque élément qu’il conçoit et réalise bénéficie d’une objectivité neutre, pour qu’un faisceau de significations se propage chez celui qui le découvre. Jacob Kassay est photographe de formation et l’ambivalence de la nature même de la photographie lui est chère. Relève-t-elle de l’information ou de l’œuvre de création ; comment une objectivité informationnelle partage-t-elle la subjectivité de son auteur ? Ce sont-là autant de questions théoriques que nous retrouvons chez lui comme une permanence et un terrain de prédilection. Regardons-nous un échantillon industriel ou une œuvre d’art, une peinture ou une photographie ; accueillons-nous son travail immédiatement ou bien, la lecture s’organise-t-elle avec un temps de retard, ouverte aux détours de possibilités équivoques ?

La lumière magenta éclaire des tubes creux en verre de laboratoire qui ont été travaillés à la chaleur, de manière à obtenir des formes résiduelles à l’apparence humaine et animale.

Ces signes donnent à penser doublement à la colonne vertébrale humaine atteinte de scoliose et à l’anatomie du mille-pattes ou du scolopendre dont les morsures sécrètent une toxine irritante et douloureuse.

Une nouvelle fois ces objets diversement zoomorphes projettent leur ombre portée sur les murs de la galerie pour un dispositif quasi photographique. Les exosquelettes de verre scintillent sur les cimaises ombragées et n’en reflètent que mieux l’éclat de leur matérialité translucide. L’installation perceptuelle et atmosphérique ne manque pas de nourrir la métaphore dédoublée du diaphragme de l’appareil et de l’œil photosensible des arthropodes composé de lentilles réceptrices au moindre mouvement. Une douzaine de verres serpentent au gré des allers retours des visiteurs qui se contorsionnent semblablement pour définir les curiosités anatomiques qu’ils ont sous les yeux.

Jacob Kassay construit une relation spéculaire entre l’observateur et son objet et présente ainsi les hostilités que l’humain manifeste par son caractère belligérant. A l’entrée de l’exposition, deux images noire et blanche d’un cerveau-labyrinthe représentent un schéma de l’idée commune du cerveau qui mène en son centre au sigle du dollar. Le visuel, dont l’un est le négatif de l’autre, nourrit précisément une distance critique dont l’artiste fait preuve. Si le chiropracteur est un soignant qui manipule mécaniquement la colonne vertébrale, principalement, Jacob Kassay opère son art avec la résolution de tenir à distance toute idée de réaliser un objet séducteur dont l’économie de l’art est friande.   

Jacob Kassay ne manque pas d’évoquer l’artiste américain Tony Conrad (1940-2016), en termes de filiation esthétique. Réalisateur, plasticien mais aussi compositeur aux côtés de Lou Reed, John Cale et de la Monte Young, il réalisera, pour ne citer que deux exemples, des Outils Acoustiques inventés, en s’aidant d’une perceuse, de disques 33T et d’une tête de lecture, et des pellicules films qu’il conservait dans des bocaux remplis de sel et de vinaigre.  

A la fin de sa vie, Tony Conrad vivait volontairement dans le dénuement, il se nourrissait principalement d’abats, parce que peu chers, disait-il, pour un maximum de nutriments. Jacob Kassay est attentif à cette disposition esthétique, pour lui-même et pour son art, qu’il déploie en lisière de la perception et de l’entendement.

Jeanpascal Février

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