Le regard d’Ingel Vaikla :

l’architecture, les lieux, les liens

« Que se passe-t-il lorsqu’une chose ne

remplit plus sa fonction ? Est-elle toujours

la même chose ou est-elle devenue autre ? » 

Paul Auster, Cité de verre

Extérieur jour. Chants d’oiseaux, souffle du vent, bruit de l’eau qui s’écoule. Une cour de récréation, quelques enfants la traversent en courant, on entend leurs voix joueuses. Des marquages blancs sur le sol. Simplicité. En plusieurs plans fixes, une imposante armature toute de métal et de verre se découvre peu à peu, qui reflète les feuilles des arbres environnants. Au fronton du bâtiment, des lettres en relief indiquent : Sint-Paulus College. Et juste en-dessous, dans un lettrage différent : Jugoslavia. Improbable rencontre. Intérieur jour, clair. Sous le regard en surplomb de la caméra, un enfant compte, een, twee, drie, vier, vijf, zes… en cachant de ses mains son visage. Les autres s’éparpillent dans les couloirs, les rafales d’escaliers, les étages. Des chaises sont rangées à l’envers sur des tables.

Papagalo, What’s The Time ?, court-métrage de 7’, est actuellement montré au Musée de la Photographie à Charleroi. Il a été réalisé en 2022 par Ingel Vaikla (°1992, Tallinn, Estonie), artiste visuelle basée à Bruxelles, après un cursus de photographie aux Beaux-Arts dans son pays, suivi d’études en réalisation au HISK de Gand. Avec ce film (qu’elle a tourné en 16mm puis transféré en vidéo HD), Vaikla – qui cite volontiers Chantal Akerman – plonge le spectateur dans un espace-temps fait de constants allers-retours entre l’année 1958 et les années 2020. De l’Expo universelle de Bruxelles à la commune flamande de… Wevelgem, non loin de Courtrai.

On ne le devine que peu à peu. Ce voyage intrigue d’abord, séduit ensuite, et donne le champ libre à des mémoires différentes, que l’artiste dispose et entrelace par les images et les sons. Le film mêle des photos N&B et des extraits d’actualités cinéma de l’Expo 58, des flamants rose et des tigres en couleurs granuleuses d’autrefois, des fanfares endimanchées, des sons électro, et de jeunes enfants d’aujourd’hui. L’espace lui-même, le pavillon de la Yougoslavie à l’Expo 58, nous est pour la plupart inconnu : initialement, une architecture moderniste réussie, que l’on doit à l’architecte Vjenceslav Richter. Mandaté à l’époque par le gouvernement du maréchal Tito, il lui fallait démontrer visuellement la puissance créative d’une Yougoslavie pas encore explosée de l’intérieur. Démonté à la fin de l’Expo, le pavillon yougoslave fut racheté, transporté et remonté à Wevelgem, et ouvert deux ans plus tard aux étudiants du Sint-Paulus College.  

De cette histoire oubliée, Ingel Vaikla ne nous donne volontairement que des indices, des fragments infimes, qu’elle nous invite à compléter par nous-même. Elle délivre avant tout une poétique de l’espace où l’architecture et l’humain entretiennent des liens intimes, bien éloignés d’une simple fonctionnalité d’usage que l’on trouverait dans n’importe quel bâtiment scolaire correctement entretenu. Fascinant par son montage, instillant archives d’un demi-siècle et images d’aujourd’hui, et par l’absence de tout commentaire descriptif, le propos du film ne relève pas du documentaire historique, ni du strict film d’architecture, même s’il intègre en sous-couches certains de ces éléments. Il s’agit plutôt, pour Ingel Vaikla, de composer l’agencement visuel et sonore d’un environnement que l’humain découvre, arpente, mesure, imagine, par son regard, ses sens, et les déplacements des corps. Sensible donc, contemplatif souvent, nourri d’un passé presque irréel devenu contemporain dans ses fonctions actuelles, ce court-métrage s’inscrit dans le parcours artistique déjà riche d’Ingel Vaikla, dont plusieurs autres réalisations filmées ont été présentées en festivals ces dernières années, à Tallinn, Marseille, Glasgow, Bonn, Vienne, Berlin ou Bruxelles (au Wiels notamment).

L’architecture moderniste – sa représentation, sa préservation, le contexte géo-politique – en est le cadre essentiel, et ceux qui la côtoient ou y vivent tout autant. Dans The House Guard (2015), elle s’attachait à un bâtiment sportif dédié à Lénine, construit à Tallinn pour les 22e J.O. d’hiver de Moscou, en 1980. Fermé en 2009, seul un gardien l’occupait encore au moment du tournage. Dans Roosenberg (2017), elle donnait à voir quatre religieuses, dernières occupantes d’une abbaye à Waasmunster, dont elle a partagé la vie durant quelques mois, et leur départ imminent. Sa dernière réalisation, Moi aussi, je regarde (2024), est une immersion dans la Cité radieuse, l’Unité d’Habitation à Marseille, et ses 337 appartements en hauteur conçus par l’Atelier Le Corbusier entre 1947 et 1952. Ici encore, des enfants jouant dans des escaliers ou sur leurs planches de skate. Les seuls commentaires sont en voix off. Ce sont celles de trois femmes, livrant des fragments de leur quotidien dans l’immeuble, et leur bien-être de « faire communauté ». Et qui d’une certaine manière remettent en lumière, dans cet espace, la part importante qu’y ont prises deux autres architectes, Charlotte Perriand (aménagements intérieurs et mobilier intégré) et Blanche Lemco (pour la toiture extérieure, aménagée en aire commune de détente, avec gymnase et piscine pour enfants). En épigraphe du film, Ingel Vaikla a inscrit cette phrase d’Agnès Varda : « Le premier acte féministe d’une femme, c’est de regarder, de dire : d’accord, on me regarde, mais moi aussi, je regarde. » Ingel Vaikla a les yeux fertiles, et ce regard-là fait du bien.

Alain Delaunois

Papagalo, What’s The Time? (2022) Auteure-réalisatrice : Ingel Vaikla
Détails techniques : film 16mm transféré en vidéo HD, 1440 x 1080, 4:3, couleur et noir/blanc, son stéréo, 7’00”

Musée de la Photographie, 11 avenue Paul Pastur à Mont-sur-Marchienne, (Charleroi), jusqu’au 26 mai.

Légendes: Photogrammes extraits de Papagalo, What’s The Time? (2022). © Ingel Vaikla

Trailer sur https://www.youtube.com/watch?v=EanA9U78doI

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