Une expo lumineuse, didactique grâce à des cartels décodeurs de signes, monumentale par la plupart des pièces exposées, aérée puisque l’espace est spacieux, contemporaine car explorant des thèmes universels au moyen d’esthétiques actuelles, baladeuse puisque démarrant dans le galactique elle aboutit au terrestre.
En guise d’accueil, Mark Handfort invite les visiteurs à naviguer tant dans l’interstellaire qu’à travers les espaces de notre petite planète. Un fragment de cosmos par l’intermédiaire de néons assemblés en étoiles catapulte les visiteurs vers l’univers infini tout en rappelant le monde nettement plus étriqué des enseignes commerciales urbaines et leurs artifices publicitaires.
La suite n’est pas moins surprenante. Cette fois, c’est Tomas Saraceno qui fait pénétrer dans sa ‘toile d’araignée’ spatiale dont les fils retiennent en apesanteur des structures complexes qui sont aussi bien engins spatiaux qu’architectures futuristes ou molécules passées au microscope électronique. Tout cela étant mis non pas en scène mais en ‘aéroscène’ et accompagné d’une fresque murale qui brasse en noir-gris-blanc arachnides, nuages, bonshommes au travail en apesanteur acrobatique et villes ordinaires. Nous voilà prêts à remettre pied à terre.
L’accueil, là, c’est David Hockney, figuratif reconnu, coloriste lumineux avec un paysage aux verts divers annonciateurs de printemps. À proximité, un panorama monumental que signe Friedrich Kunath. Ici, les allusions à des contes surgissent entre végétation, maison, camion, animaux dans des atmosphères qui racontent la durée en décrivant le crépuscule du soir et celui du matin, l’heure de la mort et celle de la vie. Pas loin, voici une fontaine conçue par Laure Prouvost animée par une pieuvre dont les tentacules manipulent des objets du quotidien le plus élémentaire. Hommage imagé du travail féminin à domicile accompli après celui du lieu professionnel.
Sans transition, le visiteur est plongé dans les vertiges de l’abîme. Les illusions d’optique créées par Ivan Navarro mènent du côté du fantastique, avant d’envoyer le spectateur à la rencontre d’un véritable mort vivant. Intrigant, un peu inquiétant quand même, cet homme en costume noir strict qui, marionnette géante, remue, s’agite, accueille tel un revenant : c’est Walter Vanhaerents, l’initiateur originel de cette collection, ressuscité par Schinwald.
Le premier étage se consacre en majeure partie à la portraiture. D’abord en connivence avec l’histoire de l’art à travers deux allusions. En premier, référence aux natures mortes classiques, un crâne en néon imaginé par Kendell Geers rappelle la précarité de la vie. Ensuite, insolite et sans doute quelque peu insolent, ce portrait d’un citoyen ordinaire en Saint Sébastien, thème emblématique depuis Memling jusqu’à Arroyo. Signé Kehinde Wiley qui fut le peintre officiel de Barack Obama, ce pastiche ornementé de motifs anciens est un geste à portée politique car il introduit un homme de couleur dans les musées étasuniens.
Ségrégation et colonisation constituent la matière de l’inspiration des artistes. Dominique Chambers surprend un Noir en méditation dans un champ où il est censé travailler. Ses pensées, concrétisées par une ombre s’échappant de sa tête, resteront mystérieuses. Par contre, l’imposante statue d’une femme privée de tête, provocante, revêtue d’un tissu wax coutumier typique de l’Afrique, en train de promener avec ostentation un trio d’ocelots s’avère une incarnation sarcastique du colonialisme selon Yinca Shonibare. L’autoportrait de Joy Labinjo nue est une provocation compte tenu de son origine nigériane ; son « Gentleman in Top Hat » donne visibilité à un autre homme de couleur dans une collection ou un musée en général dédié aux Blancs et son « Olaudah Equiano » rend hommage à un ancien esclave du XVIIIe siècle qui réussit à racheter sa liberté. Portraits encore, dû à Jitish Kallat, des agents de sécurité dont les turbans sont faits d’un conglomérat de faune urbaine et de véhicules automobiles, témoins de l’engorgement des grandes cités. Titus Kaphar a découpé la silhouette d’un personnage laissant un vide dans une toile de sorte qu’il faille imaginer soit celle ou celui qui a disparu, rendu invisible pour d’obscures raisons, soit ce que représente vraiment la toile restée en-dessous dont on n’aperçoit qu’un fragment. Effacement dans la mémoire ? Ségrégation sociale ? Censure engendrée par des préjugés ?
En une sorte de parenthèse, un coin vidéo pour Bill Viola. La plupart de ses réalisations sont remarquables par la qualité de leurs images autant que par la réflexion qu’elles portent. Ici, quatre écrans, quatre personnages qui vont être accompagnés dans leur agonie par les quatre éléments fondamentaux que constituent l’eau, la terre, l’air, le feu. Dans la lenteur et le silence, ils vont chacun trépasser sous nos yeux. On y verra volontiers une allégorie de l’attitude suicidaire des humains envers leur planète.
Autres façons d’aborder le portrait, celle de Daniel Richter qui met en présence deux cavaliers incarnant des héros populaires que sont Zorro et Flash Gordon conduits par un signe palefrenier. Boafo, lui, décrit la fusion d’un couple y ajoutant un procédé pictural personnel pour transposer la couleur de la peau en utilisant non pas un pinceau mais son doigt. Taku caricature un duo fraternel accoutré de cachemire imprimé. Nauman s’amuse de la fragilité de l’équilibre via un autre duo, acrobatique cette fois, en néon et met à la parade un carrousel métallique d’animaux hybrides.
Sudarshan Shetty ironise à propos de la production en série de souvenirs touristiques comme le Taj Mahal et, alliance entre technologie et esthétique, enferme dans des caissons translucides rouges des squelettes canins dont les cœurs reliés à des écrans transmettent des mouvements des visiteurs de passage.
Le mouvance néo pop des années 1990 avec sa dérision ludique et nonchalante tient bonne place dans la suite de l’expo. Yuochitomo Nara ouvre la parade avec ses bambinos immaculés, réduits à leur tête blafarde superposée en 2, 3 ou 4 exemplaires en équilibre instable dans un bol où ils pourraient se dissoudre si on y versait du thé. Il arbore sur un mur un quintet de têtes enfantines comme si elles étaient momifiées dans une espèce de coma onirique après avoir perdu leur innocence. La tête de gamine de Mr. a les yeux remplis de ce qu’ils regardent et son sourire ambigu hésite entre plaisir et suspicion. Par contre, la gamine poupine de Takashi Murakami accueille les visiteurs avec une sereine bonhomie. Quant à sa « Miss Ko2 », elle accentue les attraits sexuels qu’une ado peut présenter selon les stéréotypes d’une marchandisation du corps féminin. Eléments qui se retrouvent chez Chiho Aoshima.
Un espace est réservé à Ugo Rondinone aux pratiques diverses. Une plus chargée en émotions est un clown hyperréaliste, couché à même le sol, surpris à un moment où il n’est pas là pour provoquer des rires, dans un abandon de sommeil profond, voire de coma ou même de décès. Une autre est cette porte mystérieuse avec ses chaînes et ses cadenas, ses ouvertures potentielles fermées et qui, à en croire son intitulé, mènerait vers une « Nouvelle prochaine nuit ».
Ce n’est pas fini de cette expo foisonnante. Il reste encore quelques surprises de taille. Pour cela, il faudra passer par Tom Sachs et sa dérisoire maquette volontairement bricolée d’une fusée interstellaire. Aussi par Matthew Day Jackson qui réalise une parfaite mise en abyme en installant une expo personnelle dans l’expo elle-même , une sculpture animale hybride de Marguerite Humeau ; un arc-en-ciel symbolique en hommage à un ado abattu par un agent de sécurité avant d’aboutir à cette étonnante sculpture tout en fils blancs entrelacés reprenant l’intérieur d’un « Ventre » doté d’une bouche qui ingère un aliment et d’un anus qui expulse ses excréments. En quelque sorte une réplique fragile et immobile de la ‘machine à caca’ de Wim Delvoye, proposée par David Altmejd.
Voici maintenant les six colosses réalisés par ce même David. Conçus avec des matériaux spécifiques et une esthétique adaptée, ils représentent la médecine, l’architecture, la chasse, l’exploitation minière, l’astronomie, la philosophie. Ce qui suit est contraste déconcertant puisque l’œuvre de Tjaerandsen fige un personnage frileusement installé dans sa petite bulle personnelle.
C’est le moment de s’asseoir et de se laisser envouter par les images éclatantes d’une vidéo panoramique tourné et monté par un collectif (Arzamassova, Evzovich, Fridkees, Svyatsky). Dans un rythme lent, doux défilent des scènes teintées d’un érotisme latent, d’une sensualité permanente qui, parfois, semblent avoir une atmosphère proche des tableaux de Paul Delvaux. La richesse visuelle des coloris, la luminosité féérique emporte délicatement vers un rêve éveillé inoubliable.
Il ne reste plus qu’à retrouver la fresque de Derrick Adams. Sur fond arc-en-ciel, la silhouette d’un homme dont une partie du visage est occultée par une sucette géante, imagerie monumentale de la façon dont la publicité impose les achats à faire et les conduites à tenir. Petit rappel aussi de l’étoile de Handforth, halte momentanée devant le « Changing Mirror Wall » de Jeppe Hein, le temps de laisser notre reflet de visiteur vibrer, se déformer, nous contraignant à nous voir différent et à nous souvenir qu’autour de nous tout est susceptible d’être soudain incontrôlable. Emprunter un ultime couloir où Ali Banisadr a peint un triptyque conçu comme un tohu-bohu visuel, agité, violent, baroque, déferlant. Le monde reste dangereux aussi, la guerre collective ou l’agressivité individuelle sont loin d’avoir disparu malgré les progrès scientifiques, malgré les utopies espérées.
Michel Voiturier
Au Tri postal, avenue Willy Brandt à Lille jusqu’au 14 janvier. Production Lille3000
Infos : +33 3 20 14 47 60 ou https://auboutdemesreves-lille3000.com
Catalogue : « Au bout de mes rêves », Collection Vanhaerents, Lille, Tri Postal, 2023, 64 p.
Poster un Commentaire