À Mons et à Tournai, aux Anciens Abattoirs et au TAMAT, un hommage à la tapisserie et aux pratiques dérivées du textile. Une sélection didactique, poétique et ludique à savourer pleinement.
Chaque musée a choisi son optique. Mons se complait dans la diversité du contemporain et rend un hommage posthume à Cécile Bertrand tout en sensibilisant au vocabulaire des liciers. Tournai brasse les époques avec des pièces historiques, un témoignage sur les pionniers du renouveau d’après-guerre, un volet à propos des boursiers de la recherche actuelle, une sélection des modernes de la collection permanente et un clin d’œil à Nathalie Doyen. Menu copieux s’il en est.
Panorama dynamique
L’expo montoise privilégie la diversité des techniques. Des infos didactiques sont d’ailleurs étalées au sol à propos de divers mots liés au tissage, de quoi mieux se sensibiliser aux procédés, se familiariser avec un art moins popularisé que la peinture.
La visite débute par de la broderie. Celle de l’écriture d’un conte de fée avec des livres textiles de Catherine de Launoit qui mêlent des dessins un peu naïfs à des textes narratifs brodés. Pas loin, ce sont des fragments de motifs empruntés à un oratoire italien du XVIe siècle finement agrémentés d’or par Graziella Vruna, dispersés comme les cailloux du Petit Poucet.
Les lèvres réalisées par Leslie Desrue allient broderie et remplissage selon la technique stumpwork. Naissent des bouches privées de visage, sortes de prothèses potentielles qui identifieraient des individus aux vécus singuliers, perceptibles selon les dents ou les choses y insérées. Elles deviennent des incarnations partielles d’une sensualité aux connotations perverses. Hélène Van Spaendonck a détourné deux tableaux à l’ancienne, portraits successivement d’un homme et d’une femme figés dans une attitude fermée. Elle a ironisé sur la médiocrité picturale de ces huiles en affublant chaque personnage de colliers en dentelle brodée de perles, dont la profusion baroque rend risible les modèles compassés.
Tatiana Bohm s’est servi de cartes géographiques météorologiques pour leur adjoindre des touffes de mohair qui envahissent les territoires, métaphore concrète de la pollution écologique, à moins que cela ne soit de celle, politique cette fois, des avancées sournoises de la peste noire des partis d’extrême-droite. Elles ont pour voisine un travail collectif de Les Drapiers qui délimite les territoires poudrières du Moyen-Orient, de Gaza à l’Irak et à l’Iran, le tout accompagné par des étymologies reliant des lieux en rapport avec le textile (gaze, mousseline, damasser).
Céline Prestavoine suspend des éléments quasi bruts en taffetas ou polyester, démarche de réflexion à propos de la façon dont un tissu se comporte dans l’espace. Elfie Poiré travaille sur l’enduction de composants minéraux sur du tricot. En découle une installation monumentale jouant avec l’épaisseur du support, les craquelures résultant du séchage, le passage du temps sur la substance et ses tensions entre elle et la souplesse initiale de l’étoffe.
Enduction encore chez Daniel Henry avec métallisation ou latex. Le drapé, ici, joue de ses courbes, de ses plis offrant une troisième dimension au tissu. Quant à Klaas Rommenaere, dont la facture affiche des affinités avec l’art brut, il a brodé des personnages colorés, complexes, attachants.
Le tissage de haute lice pratiqué par Javier Fernandez se construit grâce à une géométrie rigoureuse, répétitive, strictement verticale. L’association coton et rayonne donne à ces compositions une façon subtile de jouer avec la luminosité ambiante.
Les expérimentations d’Emma Van Roey se situent à la marge de ce qu’on peut encore considérer comme de la tapisserie. Ce sont des sculptures aux dimensions variables plus faciles à définir par leur poids (c’est leur intitulé) que par leur aspect de sable, de bois du socle, de rappel minimal de tissu. Elles dégagent un charme insolite, celui d’une poésie quasi brute mais porteuse de secrets et complexes frémissements.
Les traces constituent une thématique récurrente chez Hannah De Corte. Le rapport qu’elle entretient avec la toile est celui des marques laissées par un corps sur des textiles de récupération. Lorsque le titre possède une valeur narrative – et c’est le cas pour « Sanglant comme le jour où vous êtes né » – le drap étendu au sol, raidi à la bétadine, se comporte à la façon d’un récit dramatique sorti d’une mémoire tourmentée.
Le tissu imprimé est courant dans le prêt-à-porter. Pour Marianne Reding, il s’avère joyeuse partition d’une sonate polychrome en lignes et carrés. « L’Aube » est une installation évocatrice de Jean-Pierre Müller confectionnée en voiles sérigraphiés. Elle se présente tel un portique qu’il faudrait traverser afin de pénétrer dans un autre monde. Celui, semblent dire les dessins filigranés sur les tulles, où se joue un spectacle forain dramatique. Mais qui oserait aller au-delà de ce qui cache l’envers du décor ?
L’installation de carreaux noir et blanc que signe Linda Topic équivaut pour l’œil aux musiques répétitives pour l’oreille. Ces grès sont obtenus grâce à des terres mêlées qui se révèlent à la cuisson et aboutissent ici à un rythme échevelé comme dans pas mal de compositions du musicien Terry Riley. Y fait pendant un immaculé empilement de laine cardée, paisible ensemble brut à la silencieuse présence.
Rubans gradués et rouleaux tissés sont à la base du travail de Leïla Pile. Les voici extraits de leur rôle utilitaire afin de devenir des pièces de musée. Ils habitent l’espace de manière aléatoire, deviennent sujet de dessin, simulent de mesurer le lieu de leur exposition. Ils sont notes d’humour, pincée de dérision ironique. Bedrossian Servaes dissocie aussi usage et œuvre. Avec des textiles feutrés, il simule un « Accord » entre l’endroit et des tentures, sauf qu’elles sont agencées pour ne pas servir devant une fenêtre, pour demeurer exposées sur un mur comme une tapisserie décorative à l’ancienne.
Mathilde D’hooghe suspend un travail géométrique où la réalisation est en deux temps : une forme épaisse bleue découpée qui inscrit un carré dans un demi-cercle, une tapisserie de fond uniquement constituée de la verticalité transparente de fils de chaîne espacés. Soit un double oxymore visuel de rond-carré et opaque- diaphane ou lourdeur-légèreté.
L’insolite sied bien à Dolorès Gossye. Elle propose des masses rugueuses, hétéroclites, composées de pierres et de peaux de poissons qui attestent une hybridité minérale-organique. Ils sont issus, probablement, des pollutions que nous répandons. De la laine pour Jot Fau, associée à la soie, au synthétique et au coton. Et de nous suggérer alors une épaisse carapace symbolique en vue de nous protéger de quelque glaciation, nous, race humaine, qui croyons dominer le monde alors que nous le saccageons. De son côté, Laurence Dervaux, toujours en quête de sens au sujet de l’existence, met d’abord en valeur sur une tapisserie traditionnelle le dessin ambigu d’un muscle, soulignant sa parenté formelle avec une fleur. Elle complète par l’installation, style musée, d’une série d’ex-votos faits d’ossements humains enrobés de fils rouges à haute portée symbolique.
Esther Babulik combine tissage et vannerie afin d’étaler, en guise de tableau de chasse imaginaire, des masques grimaçants. Un peu sorcière, Julie Krakowski, plante des aiguilles d’acuponcteur sur l’épiderme de coussins, sur celui d’un sommier. Une vidéo projetée sur ce dernier tente de permettre au regard de pénétrer la matière, d’y aller voir sous la surface, de révéler le caché. Marianne Berenhaut s’insère dans le quotidien avant de détourner du fonctionnel séchoir, chaise, échelle qui deviennent réceptacles de linge de maison ou de vêtements inscrits en tant que couleurs avivant l’espace, en tant que vecteurs d’un récit entraînant le journalier du côté du fantastique. Diane Steverlynck mise à son tour sur les métamorphoses. D’un cartonnage usagé lavé et plié, elle fait d’étranges couvertures, sorte de protection thermique pour sdf sans abri.
Balade temporelle
Au Tamat tournaisien, le parcours zigzague entre aperçu historique d’abord patrimonial puis moderniste, examen des matériaux utilisés, pistes de recherches de résidents. La visite y est supposée plus interactive qu’à Mons puisque c’est au visiteur de jouer au touriste cartographe en consultant les plans mis à sa disposition afin de découvrir les cartels absents des cimaises.
Le manifeste « Forces murales » en 1947 relance la tapisserie qui avait fait les beaux jours de la cité scaldienne entre les XVe et XVIIIe siècles. Selon une certaine conformité esthétique peu en phase avec les grands courants de l’époque, le groupe est fondé par Edmond Dubrunfaut assez proche en ses débuts des motifs floraux illustrés en France par Lurçat, Roger Somville dont «La femme au chat » atteste un réalisme moins radical que l’expressionnisme et Louis Deltour qui avec son « Coqueleur » ne craint pas de friser une affectueuse caricature. D’autres poursuivront à appliquer les techniques traditionnelles à des compositions plus modernes. Jules Lismonde et son abstraction est parmi eux.
Dès les années 1950 cependant, les mentalités évoluent. La créatrice la plus fondamentale sera Tapta Wierusz-Kowalski. Sa « Composition verticale » démontre combien son travail se rapproche de la sculpture et ne craint ni le monumental ni l’hétérogénéité des matières. Paulette Wynants pratique une démarche similaire en signant avec « Evolution » une sobre suspension de cordes en coton formant un élégant collier mural. Martine Doly pousse ses expérimentations plus loin avec « Empaquetage » qui accumule des torchons neufs et usagés dans des casiers ; les formes textiles et leur coloration deviennent alors ce qu’il faut percevoir pour leur seule présence, pour le souvenir laissé par les femmes qui ont utilisé chez elles ces outils ménagers les plus ordinaires. Christine Hamoir poursuit en se servant de nomimettes sur lesquelles elle a brodé des verbes pronominaux. Une sorte d’hommage à la besogne répétitive des couturières ou des mères de famille.
S’il est parfois des retours à une confection traditionnelle, les œuvres s’affirment néanmoins de notre temps. Tel ce « Bleu » de Xavier Fernandez qui s’appuie sur le minimalisme de la forme pour laisser place à la vibration optique de la couleur et la méditation qu’elle engendre lorsqu’on prend le temps de s’attarder à la regarder.
L’accueil de boursiers est une tradition prolifique de l’institution TAMAT. Depuis 1981, plusieurs centaines de jeunes créateurs réalisent chaque année des recherches en général assez pointues en structure, tapisserie et textile. Deux exemples de délicatesse et de ténuité se présentent : la parure de lit et les essuies brodés de mots en relief de Flore Fockedey. Des bannières ornées de motifs historiques réels ou inventés, moyen de suggérer la tradition et son parcours temporel, caractérisent Edith Dekyndt qui, depuis 1987, a évolué notamment vers la vidéo. Une optique plus visiblement engagée est cristallisée par le détournement de deux géants processionnaires, en général rassembleurs folkloriques, qui se voient attifés de drapeaux nationaux de pays loin d’être en paix les uns avec les autres. Tel se décode l’engagement politique de Cathy Weyders.
Sur un cintre en bois très banal, Raluca Petricel a suspendu des éléments en forme de bourses ; en eux, comme dans un journal confidentiel, se dépose, impalpable, « L’inaccessible intimité ». Elle la complète au moyen de photos produites par cyanope assemblés en un tapis où le dégradé du bleu va décroissant, ellipse du temps qui détruit la coloration des œuvres année après année. Ce sont de petites pièces tricotées qu’étale Gudny-Rosa Ingimarsdottir, passées de l’utilitaire supposé à la statique mise en espace muséal. Idem en quelque sorte du jean inséré par Caroline Fainke au beau milieu d’un entassement vertical de bandes colorées horizontales, personnage mannequin vide, en uniforme d’une mode étasunienne, figé devant la profusion marchande.
Intéressée depuis longtemps à l’humain, Laurence Dervaux, non plus par ses ex-votos de l’expo montoise, mais par la mise en récipients de verre aux formes d’organes, donne à un liquide ressemblant à du sang la fonction d’être la métonymie de la vie. Les individus portraiturés par Nicolas Clément sont des exemples de « Gueules cassées », soldats rescapés de 14-18. Leur représentation graphique est touffue, tourmentée, boursouflée, cruellement juste même sans être strictement figurative. Yolande Pistone tisse un filet en guise de toile pour les araignées qu’elle réinvente. Chloé Houyoux Pilar se libère manifestement de son arachnophobie grâce au tricot.
Le domaine de la décoration ou du design n’est pas étranger à celui des liciers. France Marichal & Amandine Fabri ont installé des luminaires. Matériaux de récupération, lin, écailles en PVC forment les abat-jours. Diapositives, dossiers de candidature, écrits divers parachèvent de manière documentaire cette partie de l’histoire du TAMAT à travers ses boursiers.
Susciter une curiosité en se référant aux perceptions sensorielles est l’expérience proposée dans la troisième partie de l’expo. Concernant la vue, elle amène à passer d’une représentation très figurative du monde à l’abstraction support d’imagination. Mais les matières utilisées en dehors de la laine et du coton traditionnels amènent à des envies tactiles, voire auditives ou olfactives.
Le réalisme poétisé de Roger Somville convient bien à la sérénité lumineuse de ses femmes intemporelles sous le dais de tentes les protégeant dans une sérénité qui exprime les années de prospérité des Trente Glorieuses. En contraste, « L’Imagier » de Diane Didier décline une partition graphique qui orchestre des signes et s’éloigne du réalisme ordinaire.
Le « Textile noir » de Micheline Jacques atteste des nouvelles matières intégrées, en l’occurrence du bas nylon.Les « Tepees » de Marce Truyens reprenant la forme de l’habitat nomade des Indiens allie tissage et coulée de bronze. Avec le «Monochrome blanc », la dimension du relief s’affirme puisque sisal et ligature créent une prolifération quasi végétale surgie du travail d’Yves Primault.
L’abstraction du « Cap blanc » d’Anne Deglain architecture une sorte de mouvement né d’une apparente immobilité. Celle d’Yvette Contempré mise sur des alternances de pleins et de vides ainsi que sur l’appoint de la broderie. La « Luminescence » de Robert Degenève semble formaliser en même temps les ondes lumineuses et celles des transmissions acoustiques à l’instar des ronds dans l’eau provoqués par la chute d’un caillou. En complément la rondeur bleue du signe gestuel signé Zéphyr Busine affirme une impulsion de vague ou de caresse qui enveloppe. Quant à « Aléatoire » de Brigitte Leclercq, c’est une rythmique visuelle à la fois très proche d’un jazz un peu be-bop et d’une série formelle mathématique.
La profusion de matières que fait pulluler Veerle Dupont témoigne d’une évolution qui a donné à la matérialité une primauté envers l’organique, le vivant palpitant, toute vie mystérieusement souterraine perçue sans être totalement visible. Ce que Diane Didier propose de manière plus apaisée à travers son autoportrait composé d’un agglomérat de matières textiles et de coloris joyeusement multiples. Une démarche que pratique à sa manière Christian Varèse : lui, varie les plans successifs, laisse percevoir une tension entre ce qui est susceptible de se dissimuler sous l’obscurité et ce qui engendrerait un passage vers la luminosité, la mise au jour.
Savoureuses annexes
En face de la Grande Halle des Abattoirs, une ancienne ferme tient lieu de refuge pour artistes novateurs. On y expose la jeune création en liens avec le textile. Pour « Textilités », il y a hommage rendu à Cécile Bertrand (1964-2019) et à son incroyable inventivité en tant qu’orfèvre de bijoux textiles confectionnés à partir de rebuts de cravate, de matières chinées, d’étiquettes de marques…Sans négliger ses trouvailles provocatrices que constituent, par exemple, ses ironiques « Grenades » devenues rigolotes plutôt que létales, plus dérisoires que guerrières. Car il s’agit aussi, chez elle, de pieds de nez envoyés vers les poncifs des modes commerciales.
On y trouve des travaux d’autres artistes. Ainsi cet assemblage matelassé collectif composé de chemises de seconde main, aux coloris pastel, qui forme une abstraction élégante pour futon original. Un ensemble de pipettes en verre de laboratoire les ayant transformées en un textile imaginaire grâce à Hélène De Gottal. Des mini-sculptures sous cloche de verre agencées par Monique Voz où avoisinent composants électroniques, un œuf, etc…Le graphisme façon météorite d’une broche de Dominique Thomas. La foisonnante polychromie d’une broderie de confettis par Isabelle Grevisse. Les sujets ambigus d’Hugo Meert comme un ‘chandelier-coupe de champagne-sex toy’ ou de Coryse Kiriluk avec sa « Bombe à l’huile de palme » ou l’ «Objet de réflexion » en fonte de Maria André.
À Tournai, en guise de contrepoint à l’expo principale la commissaire d’exposition, Denise Biernaux, a choisi Nathalie Doyen, céramiste, car elle pense que « La manière dont elle juxtapose et poinçonne à l’aiguille ses billes d’argile, comme une pixellisation d’un quelque chose, m’évoque naturellement la texture du textile ».
Il existe en effet un rapport apparent entre la structure d’un tissu ethnique et les sculptures rocailleuses de cette artiste formée aux Beaux-Arts de Tournai. La rugosité des blocs qu’elle a façonnés semble passer de la rigidité minérale à celle, plus tactilement souple du coton ou de la laine. La main s’attarderait volontiers sur ces surfaces qu’agrémentent des motifs simples peints sur leur volume.
Jusqu’au 1er août 2021 dans la Grande Halle des Anciens Abattoirs, 17 rue de la Trouille à Mons (infos : 0032(0)65.33.55.80 ou https://www.abattoirs.mons.be/), au TAMAT, 9 place Reine Astrid à Tournai (infos : +32(0)69 23 42 85 ou http://www.tamat.be/).
Michel Voiturier
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