Diversité intemporelle au Musée de la Photographie

Bernd et Hilla Becher Lengefeld – D © Bernd et Hilla Becher

Diversité intemporelle ou marquée par l’instant, loin des clichés

La photo témoignage joue un rôle non négligeable pour la mémoire collective. Lorsqu’elle s’attache à des bâtiments, elle permet de retracer l’évolution de l’architecture urbaine et industrielle. Lorsqu’elle fixe un moment d’un événement politique ou festif, elle permet d’être témoin d’un passé susceptible d’avoir eu des répercussions sur le présent. C’est l’essentiel des expos réunies au musée.

Il en est ainsi, à part un bref volet expérimental que Françoise et Daniel Cartier présentent : « Wait and see », un accrochage de papiers photosensibles disposés avec une rigueur toute géométrique. Ces papiers d’époques, de dimensions et d’émulsions différentes vont modifier leur coloration en fonction de la luminosité du lieu. L’œuvre est donc en train de se faire de manière aléatoire. Elle ne représente qu’elle-même dans l’éphémère de sa réalisation destinée à réfléchir sur le temps et son influence sur une création, sur la variété infinie des coloris.

Commandes industrielles

Le mécénat du groupe Lhoist, actif dans la fabrication de la chaux, a choisi la photo en vue de « créer une culture et une fierté d’appartenance » et donner « à l’entreprise une dimension humaniste ». Bern et Hilla Becher se sont attachés à fixer sur pellicule des fours à chaux. Leur façon de travailler, notamment en fonction de la luminescence particulière de certains moments et en gommant du ciel tout nuage superflu, donne une atmosphère unique.

Les bâtisses prennent soudain statut de sculptures posées au sein d’un paysage. Parfois les voilà devenues ce paysage. Leur aspect tient de l’abstraction géométrique. Des fours-bouteilles de jadis aux infrastructures métalliques actuelles se lit un processus de renouvellement. Comme les prises de vue éliminent toute présence humaine, il s’agit bien d’assemblages de formes qui, au fur et à mesure, passent du galbé à des lignes où cohabitent de plus en plus la rigidité des droites. De même que les verticales prédominantes d’autrefois s’équilibrent désormais avec les horizontales. Et si les pierres et les briques du XIXe siècle évoquaient des monuments religieux, les échafaudages qui leur ont succédé rappellent davantage des châteaux-forts.

Dans le livre qui rassemble toutes les photos des Becher, ‘Fours à chaux’ (2000), il y a des incursions à l’intérieur des mastodontes. On y découvre que la poussière joue un rôle ; on y est plus proche de la machinerie qui anime l’ensemble. On perçoit mieux le parcours chronologique industriel et on y découvre quelques sites belges à Ferques, Hermalle, Marche-les-Dames et surtout Jemelle, près de Rochefort.

Avec Elliott Erwitt, l’humain revient au premier plan. Les travailleurs posent debout devant un décor en rapport avec leur emploi. Ces individus, en général hommes, se campent, le plus souvent les pieds ancrés dans le sol. Ils sont, de face, en tenue de fonction. Leur attitude va du sérieux au sourire plus ou moins esquissé. Leur silhouette, la position des bras, certains détails de leur habillement laissent percer l’un ou l’autre trait de caractère et, bien qu’étant de parfaits inconnus, nous les rendent plus proches.

Les endroits sélectionnés par Roy Arden sont aussi des usines. Elles apparaissent bien différentes des précédentes. Sans doute déjà parce qu’il a recours à la couleur et qu’il lui arrive de focaliser sur des détails, ce que le couple Becher ne faisait pas. Lui semble avoir la volonté de créer un lien entre l’activité propre à l’entreprise et le sol : celui-ci est à la fois le socle sur lequel elle est bâtie et la matière qui en est extraite pour la transformer en chaux.

Josef Koudelka regarde le monde des carrières de pierre en panorama, en rectangle étroit de large longueur. Et c’est impressionnant à la manière du cyclorama des grands théâtres. Le regard balaie un territoire qui laisse deviner l’horizon présent au-delà. Même fermé par des rochers, des dunes ou des talus ou traversé par un tunnel métallique, il demeure perceptible car ce qui est soumis à la vue est avant tout l’espace à travers les contrastes du blanc et du noir.

Jan Henle se penche sur le terrain. Dans ce cas encore, le noir et blanc sied bien à l’aridité caillouteuse qu’il expose et qu’il considère comme « un espace devenu sculpture ». La caillasse ainsi dévoilée s’observe comme une carte géographique avec ses reliefs, ses ravines, ses frontières, son accumulation chaotique, ses rares touffes végétales. En quelque sorte un endroit de pure méditation.

Les arbres de Rodney Graham ont été choisis parce qu’ils sont remarquables. Ils sont comme les portraits du peintre Baselitz : plantés cime en bas, racines en haut, comme s’ils étaient aux antipodes. En fait, ils apparaissent tels qu’ils parviennent à la rétine avant que le cerveau ne redresse l’image ou sur le fond d’un appareil photo. Ainsi présentés, ils offrent une vision insolite nous contraignant à les regarder d’un œil différent. Tels qu’ils sont, dans un contexte dépourvu de présence humaine, ils mettent en exergue la structure du tronc et des branches en train de se couvrir du vert de feuilles printanières. Le format monumental les rend d’autant plus impressionnants.

Saisies au vif

La collection Lhoist comporte encore des photos qui appartiennent à l’Histoire dans la mesure où elles témoignent de moments forts, parfois elles indiquent un quotidien à portée sociologique. Une bonne partie d’entre elles proviennent de l’agence Magnum. Toutes sont mises en dialogue avec la collection permanente du musée.

Voici un instantané de Robert Capa qui saisit les silhouettes en action de soldats lors du débarquement en Normandie ; un autre de Dmitri Baltermants à propos d’un assaut d’un escadron russe. George Dodger inscrit un terrible paysage du camp de concentration de Bergen Belsen en opposant la verticalité d’arbres feuillus, donc bien vivants, à l’horizontalité des corps entassés, des morts accumulés.

René Burri donne une elliptique image confrontant le quotidien trivial à la médiatisation par la télé de l’événement historique que fut l’assassinat de Martin Luther King. Bruce Davidson revisite le stéréotype du clown triste ; il impose la gravité des visages de ceux, noirs et blancs, qui participèrent en 1965 à l’une des marches de Selma pour l’obtention des droits civiques. Depardon juxtapose en gros plan le visage du président chilien Allende de face et un soldat casqué de profil tandis que se profilent en reflet ou surimpression les militaires qui prendront le pouvoir. Jean Gaumy interroge sur ce paradoxe : des femmes en jilab s’entrainant à tirer au révolver dans un Iran de 1986 où elles ont peu de droits.

L’humour règne dans l’analogie en gros plan des quatre pattes d’un toutou minuscule à côté des pieds de sa mémère à chienchien. De Gilles Peress, on retreindra ce jeu émotif de mains qui se parlent à travers la vitre d’un car en partance ; ce gamin qui tente d’échapper aux balles d’un sniper ; ces amoureux s’embrassant dans un décor de quartier minable. Une vue d’Ostende par Harry Gruyaert ouvre une perspective entre nuages bas et digue oblique.

Reportage personnel

Le ‘printemps arabe’ – erronément baptisé ‘révolutions’ alors qu’il ne s’agissait que de révoltes dont la majorité n’a guère abouti à de véritables changements pérennes – a mobilisé nombre de journalistes. La moisson photographique fut abondante.

Parmi les reporters présents en Égypte lors des manifestions de janvier 2011, la jeune Pauline Beugnies (1982, Charleroi). Elle en a ramené des souvenirs vivaces, des liens noués avec une jeunesse en crise, une volonté de témoigner combien les soubresauts de révolte secouent la sclérose des gouvernent assujettis à des traditions fermées en opposition avec l’évolution économique et philosophique du monde.

Ses notes et ses photos sont reprises dans un livre. Son objectif est avant tout de « faire entendre à la jeunesse d’ici des voix différentes venues de là-bas. Proposer une autre réalité du monde arabo-musulman.» C’est un témoignage doublement visuel grâce aux clichés pris et aux illustrations dessinées par Ammar Abo Bakr mais un témoignage aussi écrit par Beugnies, assorti d’un texte d’Ahmed Nagy qui explique de l’intérieur le comment et le pourquoi des contestations ainsi que leur difficulté à se concrétiser politiquement.

Certaines images sont d’une étonnante luminosité. Celle de la place Tahrir en plein jour au mois de janvier 2011, magnifiée par le reflet des façades de ciment, rejaillissant sur la foule et les couleurs des habits, reprise en miroir par une flaque d’eau, contraste avec un ciel qui grisaille et des fumées peut-être sorties de gaz lacrymogènes lancés dans une rue avoisinante. Celle aussi au même endroit quelques mois plus tard, d’un arbre à messages aussi efficace que symbolique. L’une comme l’autre attestent d’une volonté tendue mais pacifique.

Voici encore, emblématique, celle de cette jeune femme en bleu, isolée, appelant une foule invisible devant elle, tournant le dos à un cordon serré de policiers anti-émeute aux boucliers sertis d’un bleu similaire, matraque à la main. Car la répression ne fut pas pacifique. En témoignent certaines prises de vue nocturnes où le festif parfois se mêle au dramatique. Ajoutons aussi tous ces moments qui attestent de transgressions vers une liberté espérée mais loin d’être acquise : des baigneuses sur une plage, un mariage sans soumission aveugle à la famille et à la tradition, cette exposition sur la terrasse d’une maison, des concerts par des groupes alternatifs, l’atmosphère d’un parlement parallèle…

Puis des situations plus intimistes. Une mère et une fille s’affrontant en un échange contradictoire. Une famille réunie dans une chambre d’hôpital autour d’un blessé par les tirs de la police et qui garde l’envie de rire. Car c’est tout cela qu’a saisi l’objectif de Pauline Beugnies et qu’explicitent les textes. Un formidable bouillonnement. Un espoir insensé. Des obstacles à franchir. Sachant que pour l’instant les progrès sont lents, les freins nombreux. C’est qu’aujourd’hui, ce qui s’est passé à la place Tahrir c’est d’abord ce que révèle l’anagramme de ce mot : « trahir » puisque les promesses ont été truquées par les pouvoirs en place.

Michel Voiturier

Au Musée de la Photographie, rue Paul Pastur 11 (Place des Essarts), jusqu’au 22 mai 2016. Infos : +32 (0)71.43.58.10 ou http://www.museephoto.be/

Catalogues : Jean-Pierre Berghmans, Jacqueline D’Amécourt, Régis Durant, « Commandes photographiques », Gand, Merz, 2001, 80 p.

                   Jean-Pierre Berghmans, Jacqueline D’Amécourt, Gérard Flament, « Fours

à chaux : Bernd & Hilla Becher », Limelette, Lhoist, 2000, 118 p.

           Pauline Beugnies, Ammae Abo Bakr, Ahmed Nagy, « Génération Tahrir », Marseille, Le Bec en l’Air, 2015, 168 p.

Revue : Photographie ouverte, n°169, Charleroi, Musée de la Photographie, 38 p.

 

 

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