Mondes inversés : changer de point de vue

Le rénové BPS22 possède désormais des lieux propices à l’organisation d’expos d’envergure spectaculaire autant que d’intimistes rencontres entre des œuvres plus discrètes. La première est de belle ampleur, mêlant esthétiques et réflexions.

En ce siècle où il semble de plus en plus évident que le capitalisme exacerbé a fait son temps, que les démocraties harassées ont besoin d’un second souffle, si pas de greffe de poumons, cette exposition montre à quel point les arts sont susceptibles d’exprimer qu’il est nécessaire et même urgent d’inventer des sociétés qui soient l’inverse de celles d’aujourd’hui.

Partant du postulat que toute création trouve toujours de quoi se nourrir, du moins en partie, dans les traditions d’une culture et qu’elle se différencie de ce qui est habituellement la norme, tacitement ou légalement instaurée dans un territoire, ce rassemblement d’œuvres navigue entre les notions d’art élaboré, voire intellectualisé et d’art ‘populaire’ voire spontané. Puisqu’il n’est d’évolution réelle qu’après la remise en question ou en cause d’un système de pensée ou de gestion, les réalisations réunies ici s’efforcent de nous inciter à voir, à regarder, à réfléchir, à agir autrement. Mais comme souvent lorsqu’il s’agit de créations actuelles, elles réclament une contextualisation particulière pour atteindre pleinement leur objectif. Ce que propose clairement le ‘Le guide du visiteur’.

Sans doute un travail monumental résume-t-il une part fondamentale de l’esprit de cette exposition. La transposition murale d’un texte sorti d’un essai d’Edward Saïd par Joe Scanlan met en exergue un processus propre à la colonisation de l’Orient par l’Occident qui a influencé la perception de l’islam et de la langue arabe par notre civilisation alors dominante. Le livre devient, en ce cas-ci, un tableau graphique et, alors l’imprimé qui n’aurait sans doute jamais été lu par les visiteurs, se trouve en position d’attirer leur lecture et de susciter leurs réactions.

Provocation du regard

Une des figures évidentes de ce rassemblement créatif est ‘M. le géant’ d’Emilio Lopez-Menchero. C’est un géant de cortège comme il en est flopée en nos contrées où ils incarnent un pan d’histoire, une coutume ancestrale. Le fait qu’il soit ici neutralisé par le dépouillement de tout ornement personnalisable, privé même de faciès, le transforme en un personnage vide de sens, héritier d’une tradition morte, ne représentant plus rien de festif ou de contestataire. L’image peut-être de ces manifestations qui, une fois entrées au patrimoine universel de l’humanité sous l’égide de l’UNESCO, finissent par se diluer dans des circuits touristiques sans âme.

Le travail articulé, mobile, de Johan Muyle se situe sans doute dans une dimension similaire. Son « Q(c)hi mangerà vivrà » brasse un nombre considérable de signes. D’abord, c’est peint par des artistes chargés, en Inde, de réaliser les panneaux géants mis au fronton des salles de cinéma et dont la facture picturale est proche de celle des œuvres d’art forain ornementant les attractions des champs de foire, si éloignés formellement des métamorphoses du contemporain.

Son titre fait référence à ces vieilles légendes d’ogres, de divinités ou de monstres dévoreurs des mythologies. Lorsqu’un visiteur passe sa tête dans l’ouverture qui sert de bouche au portrait géant, il déclenche des mouvements mécaniques des yeux, de décorations végétales latérales, ainsi que le son vibrant d’une chanson révolutionnaire italienne. Derrière l’aspect ludique de cette réalisation monumentale, il y a donc un brassage d’idées ayant trait à notre comportement vital face à la nourriture, à notre perception du divertissement, aux balises des remous de l’histoire.

La vidéo réalisée par Marina Abramovic se regarde avec une curiosité ethnologique. Elle traite de coutumes, de rituels à ce point particuliers qu’il est possible de se demander s’ils sont réels ou inventés. Quoi qu’il en soit, ces pratiques mises en scène ou en dessins animés ont un lien explicite avec le sexe. Elles attestent d’une proximité particulière entre hommes et nature, même s’il est plausible d’y voir avant tout des superstitions. Le court métrage d’Ulla Von Brandenburg filme, en panoramique circulaire, des danseurs sardes affublés de masques blancs ou noirs.

Qui ne connait le célèbre carnaval de Binche et ses gilles ? Marcel Berlanger en extrait le personnage essentiel et les fameuses plumes d’autruches qui composent son couvre-chef. Ainsi isolés, ces parcelles d’un défoulement collectif apparaissent objets d’une recherche plus qu’acteurs d’un folklore perpétué.

Si les lampions restent eux aussi synonymes de festivités à l’ancienne, le millier d’entre eux que Carlos Aires a suspendus en ordre rigide au-dessus du bar sont plutôt là rassemblés pour remettre en la mémoire des citoyens qui se promènent en dessous que le monde a subi des violences et des métamorphoses. En effet, le noir et blanc de leur aspect est le résultat de la reproduction de photos liées à des événements du XXe siècle.

Les proliférations céramiques de Michel Gouéry accaparent un mur, s’y développent, se ramifient. Elles se réfèrent autant aux grotesques d’hier qu’aux films d’horreur de série Z d’aujourd’hui. La profusion est une part de leur humour sarcastique, de leur pied de nez au bon goût. Enracinées à la fois dans des sortes de testicules et dans un squelette humain, elles montent à l’assaut d’une hiérarchie proche d’un arbre généalogique dont l’ancêtre primitif ou la divinité suprême se prénomme ART.

 

Confrontation du réel et de son image

Raphaël Van Lerberghe offre un exemple du passage d’un objet courant – en l’occurrence des cartes postales ou mots extraits de journaux – à celui d’œuvre artistique. Isolant des fragments, les plaçant sous carton blanc, il ne les laisse percevoir que par une découpe géométrique. Mis hors contexte, ces extraits visuels prennent une importance capitale, comme si, d’une certaine façon, on les observait à la loupe. Ceci est accompli avec une telle délicatesse que tout apparait digne d’un intérêt que l’image originelle aurait été bien incapable de produire. En fait, cacher, paradoxalement, révèle.

Le carrousel de Holler est évidemment forain. C’est un manège pour enfants, tel que les visiteurs d’anciennes générations s’en souviennent sûrement. Néanmoins, le plaisir de la vitesse en est absent car il tourne avec une lenteur désespérante et, au surplus, ne s’arrête jamais. De la joie gamine, on passe à l’inquiétude du fantastique. Une forme d’inquiétude qui, peut-être, se retrouve dans ces clichés saisis par Deller & Kane prenant pour thématique des lieux ou des objets ou des actions en relation avec des festivités qui drainent des foules.

Yinka Shobinabare Mbe s’empare de l’Histoire afin d’en inverser fictivement le cours. Autour d’une grande table, sur laquelle s’étale, telle une tache de moisissure, une carte de l’Afrique, des personnages grandeur nature mais décapités sont assis. Ils ont revêtus les tissus colorés qu’on connait et qui sont devenus un des attributs des coutumes vestimentaires du centre Afrique. Ils symbolisent la réunion de 1884 où des négociateurs blancs européens se sont partagé le continent noir pour le coloniser sans prendre avis des autorités traditionnelles autochtones.

Le Camerounais de Gand, Pascale Marthine Tayou, fait allusion à la colonisation au moyen d’une installation d’envergure. Sur de grands pilotis formant presque une parcelle forestière, il a installé des statuettes destinées à être vendues comme souvenirs touristiques ainsi que des cages à oiseaux qu’une bande son concrétise grâce à des gazouillis. Là haut, sur des filaments qui dégringolent, ils règnent, parfois même tête en bas. On a l’impression d’un immense totem en attente de sacrifices.

Swennen pratique l’humour noir. Il dessine une mort de carnaval, coiffée de l’entonnoir que l’imagerie populaire associe à la folie et soufflant cyniquement dans ces accessoires de cotillons baptisés ‘langues de belle-mère’. Les vases imaginés par Grayson Perry apparaissent de facture classique, tels que l’histoire de l’art les a rendus familiers depuis l’antiquité. S’en approcher révèle une iconographie iconoclaste brassant des personnages et des situations caricaturales souvent en lien avec l’érotisme, tout cela dans une sorte de jubilation prolixe d’accumulations baroques et burlesques.

L’artifice du drapeau national, symbole en principe sacré d’identité affirmée mais également de repli sur soi, est l’objet fétiche d’Amy O’Neill. C’est la bannière étoilée étasunienne qui sert de cible autant que de sujet. Elle en arbore des versions démantelées qui disent la fragilité des unions, la difficulté de cohésion ou de cohérence des politiques qui en découlent.

 

Confrontations de cultures

 La pièce présentée par Wim Delvoye est la version n°5 de son fameux « Cloaca ». Cet échafaudage d’éléments mécaniques et chimiques se veut la reconstitution du cheminement du bol alimentaire dans notre organisme, depuis l’ingurgitation jusqu’au rejet sous forme d’excréments. Cela se situe à la croisée entre l’art et la science. Cela gomme les frontières établies entre ces deux activités humaines. Et prolonge également toute réflexion à propos de l’usage accru de prothèses de plus en plus sophistiquées.

Kamrooz Aram offre à nos yeux d’Occidentaux des peintures mystérieuses aux coloris radieux, allusives de contes ésotériques, de visions mystiques ou mythiques, de formes décoratives associées à des références narratives orientales. C’est un portrait en 3 dimensions que façonne Jimmie Durham au moyen d’objets trouvés hétéroclites. L’origine indienne de l’artiste contribue à célébrer une compatriote en rapport avec la conquête du Mexique.

Se référant à des gravures anciennes, Boris Thiébaut investit des récits fabuleux à propos de la chute, donc de l’effondrement. Il juxtapose construction et déconstruction, abstraction géométrique affirmée en tant que blocs noirs et finesse de dessins anciens en partie gommés.

Gareth Kennedy pratique à la fois un travail artistique et sociologique voire historique. Il sculpte en bois à l’ancienne des portraits dont celui d’un anthropologue qui participa à une opération de propagande nazie au sujet des liens entre folklore local et ‘race’. Un assemblage de documents d’époque explicitant la démarche idéologique : revivifier et même remodeler des traditions de manière artificielle afin de prouver l’adéquation entre tradition populaire profonde et population locale. S’y adjoint une vidéo tournée par Voignier et Salpistis qui prend pour sujet un conservateur de musée ethnographique enfilant un costume folklorique et pratiquant des mouvements chorégraphiques ad hoc. D’où la question de savoir quel sens peut avoir un usage ancien privé de son authenticité première.

Mike Kelley suspend une sorte de squelette de vaisseau spatial en bois, mélange manifeste de modernisme et de passéisme. La conjonction de cette structure avec une poupée du genre de celles qui servent pour les envoutements, avec un collier de domestication animale, avec une bande sonore permanente… suscite une impression bizarre, croisement entre science-fiction et crédulité religieuse.

C’est à la croyance encore que se réfère Kendell Geers. Il aménage un sanctuaire à claire-voie au moyen d’étagères métalliques. Il emplit cet espace de figurines dont certaines rappellent furieusement la statuaire de religions connues. Elles sont accompagnées de quelques accessoires connotés tels que crucifix, globe terrestre… Dispersées et accumulées comme dans un sanctuaire, un musée ou une habitation de collectionneur, elles sont momifiées au moyen de cette bande de plastique rouge et blanche délimitant ordinairement les chantiers sur lesquels il est dangereux de s’aventurer. De quoi susciter une confrontation entre les incertitudes des convictions spirituelles et celles des écueils de la vie quotidienne. Les unes et les autres étant susceptibles de modifier notre façon de vivre.

Climachauska rassemble des légendes d’Amérique du Sud et de notre Europe, St Georges et son dragon d’un côté, des divinités africaines importées avec les esclaves nègres de l’autre. Avec un dessin d’illustrateur de livres, il leur donne une vie graphique marquée d’un cycle lunaire constitué de miroirs convexes.

 

Confrontations de pratiques

 Éric Van Hove dont le « D9T (Rachel’s Tribute) » est la reproduction fidèle d’un moteur de bulldozer Caterpillar. Cette imitation sort du domaine de la mécanique puisque composée de nacre, bois plus ou moins précieux, tissus… Objet industriel fabriqué la chaine, elle devient production artisanale unique. Mais il faut savoir aussi que le titre fait allusion à une militante écrasée dans la bande de Gaza par un engin semblable. S’opposent dès lors l’objet sacré par une démarche artistique, devenu en quelque sorte ex-voto, et l’objet réel transformé en engin de mort lors d’un conflit.

Entre sculpture en ciment et travail textile au crochet, il y a un monde de différence. Joanna Vasconcelos emprunte un personnage historique pour le sculpter avec du béton très actuel mais il l’habille d’une résille très artisanale. Tout se passe comme si, la dernière maitresse de Louis XV, femme aux mœurs libérées se retrouvait finalement prise dans un filet qui l’entrave. Usant également du crochet, le duo Art Orienté Objet (Marion Laval-Jeantet – Benoît Mangin) arbore en vitrine des trophées de chasse réinventés.

Associer la broderie artisanale féminine à la peinture esthétisante masculine est une forme de défi présenté par Ghada Amer. D’autant que les personnages brodés sont de l’ordre de l’érotisme brut à l’opposé de compositions gestuelles de type abstraction lyrique. Javier Rodriguez, lui, expose un ballon de foot ornementé de perles colorées par des artisans amérindiens. Les motifs, façon kaléidoscope, reprennent l’apparence d’une fleur de peyolt, utilisée ordinairement comme hallucinogène. On voit ainsi le lien à relier avec certaines dérives sportives.

Les portraits de pirates de Paul McCarthy ont des gueules impossibles. Ils possèdent quelques-uns des attributs habituels à ce type de personnages. Mais la monstruosité qu’ils affichent se traduit d’abord par des déformations sexuelles. Le sculpteur se trouve dès lors en porte à faux avec une tradition qui voit en ces héros batailleurs des vengeurs, des redresseurs d’ordre et des sortes d’anarchistes. L’art ici ridiculise une croyance illusoire véhiculée par des romans d’autrefois et un cinéma hollywoodien. Le drapeau qui flotte au-dessus, celui célèbre entre tous, noir à tête de mort et tibias croisés. Conçu par Thierry Verbeke, il combine à son aspect terrifiant la banalité du passe-temps féminin que constitue souvent le patchwork.

Assez dans la lignée des manteaux rouges collectifs de Nicola L que des groupes promenaient dans des quartiers urbains, le dais de Patrick Van Caeckenbergh a été utilisé lors de processions et redevient sculpture lors de son repos muséal. Alors, les 24 paires de charentaises censées chaussées par les porteurs, s’y étalent au pied des bâtons de soutien du tissu bleu marial. La prière active de la cérémonie religieuse et la contemplation passive d’une collection.

Une espèce d’oratoire permet à Gabriele Di Matteo de s’approprier des toiles d’envergure dues à des artisans napolitains travaillant à la commande lors de certaines fêtes religieuses. En résulte un invraisemblable mélange de réalisme virtuose au point d’être la caricature de lui-même et de références à des stéréotypes de femmes sexy. S’y côtoient des beautés féminines érotiques enchevêtrées dans des allusions pieuses et une parodie sans vergogne des procédés de mise en espace de la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles. Du coup, le kitsch exacerbé de l’ensemble en devient alibi.

Michel Voiturier

« Les Mondes inversés » au BPS22, boulevard Solvay 22 jusqu’au 31 janvier 2016. Infos : +32 71 27 29 71 ou www.bps22.be

 

 

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