Des regards et des réalités

2016 AvantPremiere ©MiguelBueno

festival « Visions du Réel »

Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il brille, les salles obscures occupées par les programmes documenteurs du festival Visions du Réel regorgeaient cette année encore d’une faune hétéroclite et passionnée. Ce rendez-vous annuel du documentaire de création est toujours l’occasion de découvertes fortes, dans le cadre convivial de cette petite ville suisse de Nyon où les grands festivals s’épanouissent à leurs aises. A travers les différents programmes ; compétitions nationale, internationale, ouverture sur des regards neufs, premiers pas ou focus sur un pays ou un auteur, c’est un total de 180 films en provenance d’une cinquantaine de pays que cette 47ème édition nous a offert.

 

Quelques images marquantes parmi les nombreux films révélés en avant-première qui vous sont vivement conseillés de découvrir très bientôt… D’abord les femmes de la mer  « Ama-San » de Cláudia Varejão, réalisatrice portugaise qui nous embarque dans l’univers hors du temps d’une communauté de pêcheuses japonaises incarnant une tradition vivante aux allures de fable marine. Quotidiennement, ces femmes d’une moyenne d’âge de 70 ans plongent en apnée au large de la côte de la péninsule de Shima pour rapporter des crustacés qui se font de plus en plus rares. C’est avec une équipe réduite au minimum et un regard attentif qui accompagne ces différents personnages dans leurs rythmes quotidiens sur terre et en mer que la réalisatrice parvient, sans connaissance de la langue japonaise, à faire de cette rencontre humaine un réel moment de cinéma questionnant notre aire contemporaine et la place qu’y occupe la femme autant qu’il convoque les temps immémoriaux de la nature et de la transmission.

Autre figure à la fois actuelle et intemporelle dans « Still Breathing » de la française Anca Hirte qui dessine le portrait à fleur de peau du boxeur Karim Chakim. Plusieurs fois champion de France et d’Europe, la réalisatrice le suit pendant les années qui suivent l’apogée de sa carrière, au plus près des joies, des doutes et peurs qui animent son regard insondable et son corps infiniment inquiet. Une vraie vision d’artiste pour ce film comme un refrain ou comme un rêve récurrent qui mêle les codes audiovisuels les plus éloignés sans qu’aucune distance ironique soit usée. Donnant forme à un impossible clip musical documentaire, les séances d’entrainement où la caméra parcours les reliefs émotionnels de ce corps vont et reviennent ainsi que les refrains rappés rythmant le film du début à sa fin. Un film comme un souffle, un mouvement continu, portrait d’une vie comme un combat sans cesse rejoué où l’on ne cesse de remettre ses titres en jeu. Des portraits simples et entiers dont la profondeur émotionnelle transpire et marque la surface de l’image. Un film charnel, intuitif et puissant en dehors des chemins battus.

Des personnages qui cherchent à creuser d’autres sillons, le film de Nicolas Humbert « Wilds Plants » en regorge. Dans cette co-production germano-suisse, on suit les différentes voies d’engagement écologico-poétiques d’acteurs d’une agriculture militante qui s’invente dans deux villes de Suisse et des Etats Unis. Véritables utopies écologiques en marche, chacun recrée à son échelle un bout du monde qui fasse davantage sens et davantage de liens entre les modes de relation à la terre, ce qui l’en nait et ceux qui en jouissent. Le film est surtout marqué par la figure sans pareil du jardinier pirate Maurice Maggi changeant peu à peu la face de sa ville en plantant depuis des années dans le moindre parterre de pelouse déprisé de Zurich les graines de plantes toute aussi sauvages que lui. Ce beau projet et son message utopique fort se trouvent malheureusement sapés par le peu de place et de parole accordé aux femmes dans ce grand mouvement de retour à la terre qui, bien que d’ambition universelle, laisse ses actrices aux deuxièmes plans…

Marun Frank est quant à elle une jeune réalisatrice hollandaise qui n’hésite pas à occuper le premier plan de ses propres mises en scène. Dans « Need for meat », on suit ainsi son parcours semé d’embûches vers une vie sans viande, autoportrait burlesque d’une addiction sensuelle aux plaisirs carnivores contrariée par une conscience des conséquences éthiques et écologiques indéniables de ces choix alimentaires. De séances de psychanalyse en stages pratiques en abattoir, nous marchons ainsi dans les pas de ce cobaye volontaire qui, par le biais de cet autoportrait malicieux, se pose et nous pose ces questions si présentes, sans leçon de moral pré-établie ni promesse de happy end.

« Belle de Nuit – Grisélidis Réal, Self Portraits » dessine les autoportraits croisés de la plus séditieuse des figures genevoises. Ecrivaine, peintre et prostituée, Grisélidis Réal a continuée de bousculer les codes de bienséance et les réflexes bien-pensants même au-delà de son décès en 2005 à Genève, revendiquant jusqu’à son épitaphe toutes les facettes de sa vie de poétesse militante et d’amante passionnelle. Vivant son activité de prostitution comme partie prenante de son œuvre, cette féministe à la soif de liberté inapaisable hante le film de sa verve et de son charisme enragé. Marie-Eve de Grave anime les riches archives littéraires et audiovisuelles collectées avec un regard personnel, vivant, résolument insoumis.

Un regard nous poursuivra tout particulièrement parmi ces nombreuses odyssées visuelles et émotionnelles vécues au long du festival; celui de Fabio Bobbio, très actif monteur et directeur photo d’origine italienne qui nous dévoile ici son premier long métrage « The Cormorants ». Il y suit les pas de deux jeunes amis pré-adolescents qui épousent insouciamment la temporalité élastique d’un été de flânerie entre campagne et zones périurbaines du nord de l’Italie. L’intrigue est minimale et le thème déjà maintes fois revisité ; reflets du passage de l’enfance à l’adolescence et prégnance de ses souvenirs fugaces. La démonstration toute en subtilité du réalisateur n’en est que plus subjuguante, alliant les talents de portraitiste au plus prêt de ses modèles et de metteur en scène qui convie les codes du jeu au coeur du processus de tournage pour capter la spontanéité des deux garçons. Il en résulte un parfait équilibre de la puissance fictionnelle et de la profondeur documentaire, offrant un bijou cinématographique aux multiples facettes où ces deux jeunes figures anonymes se transforment en une possible allégorie de l’Homme des premiers temps, découvrant son environnement et son pouvoir d’action sur celui-ci… Dimension allégorique apparaissant au plus fort lors de la séquence quasi archétypale de la découverte d’un pot d’acrylique abandonné qui déclenche l’exécution spontanée d’une fresque de mains colorées apposées à la surface d’un tronçon de pont autoroutier.

Un cinema du réel multiforme et polysémique donc, représenté ici dans toute sa vivacité. « Le documentaire, comme toute oeuvre de cinéma, est une construction, un récit. Le vrai n’existe pas. » comme le rappelle à propos le directeur du festival Luciano Barisone. Des auteurs à suivre et un festival où se retrouver dès l’année prochaine, du 21 au 29 avril 2017 à Nyon.

 

Marion Tampon-Lajarriette, avril 2016

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