« Le verbe positiver a été inventé par les magasins Carrefour en 1988 » . Cette information qui sert de prélude est immédiatement suivi de la description d’un suicide euphorique.
L’ouvrage anonyme Chronique d’un monde qui dévisse est fabriqué aux ateliers Telecabine-fabrication à Paris. Presque intégralement en noir et blanc, les images glanées sont très diverses autant dans leur contenu que la nature de leur impression : dessins, captures d’écran de jeux vidéo, photographies personnelles de vacances à la mer ou encore shooting érotique désuet du fétichiste de latex Alexander Horn. Le jeu typographique surprenant participe aussi à la dynamique visuelle. Le livre va jusqu’à incorporer des pierres de marbre ou de granit entre l’une de ses pages. Le format carré et l’attirant graphisme minimal de la couverture font penser à un mystérieux vinyle.
On tourne des roues, tire des languettes, détache des images. La manipulation ludique contraste avec les thèmes abordés, comme celui du dysfonctionnement social. À travers une prose déstructurée et neurasthénique sur l’alcool ou le tourisme, on explore les mégalopoles et les zones rurales. Cela donne lieu à de courts portraits sociaux, comme celui de Giuliano Stroe, effrayant enfant roumain de neuf ans, au corps d’athlète, poussé à un entraînement intensif par son père, ou Alain Jourdren, champion du crachat de bigorneau. Il est question des woolies, c’est-à-dire de gens sexuellement attirés par la laine, du sirop de grenouille ou encore des cabinets de fabrication de nuages.
Un des petits récits les plus incongrus est celui de la disparition et de la réapparition des dryococelus : d’immenses phasmes également surnommés « homards des arbres », disparus suite à la propagation de rats échappés d’un navire de ravitaillement anglais échoué, puis redécouverts 80 ans plus tard, par miracle sur une île. Ces étranges insectes se seraient réfugiés in extremis dans l’unique buisson de cette île, minuscule arbuste dont « l’existence est un accident » : il doit lui-même sa précaire survie à une crevasse retenant l’eau de pluie.
Le monde de l’industrie est très présent. Le livre évoque avec ironie de longues listes de productions architecturales et cinématographiques qui semblent être fabriquées à la chaîne, ou encore différents types de brevets ou records absurdes… Cette intégration quasiment systémique de fragments documentaires décalés en fiction rappelle La Terre de la folie de Luc Moullet ou le ton désabusé et souvent noir de Michel Houellebecq. La dimension patchfork peut aussi faire songer à Mondo Cane, film italien des années 70 où les rituels de la civilisation apparaissent aussi barbares que fascinants. Pour finir, ce premier recueil Chronique d’un monde qui dévisse possède des d’idées et du style – un numéro zéro qui suscite l’attention.
Anna Solal
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