Utopia à Lille : exotisme et imaginaire, réalité et fantastique

Cai Gui-Qiang “L’orchestre des animaux”, 2016. Poudre à canon sur papier © C. Guo-Qiang. Photo© Andrea Rossetti

Le projet Utopia propose en métropole lilloise de nombreuses expos et installations urbaines dans des lieux comme le LAM, le MUBA, le Palais des Beaux-Arts aussi bien qu’en rue, gare, maisons folie et autres lieux publics. Un foisonnement qui amène à choisir.

Parmi les innombrables manifestations disséminées dans ‘Utopia’, deux retiennent particulièrement l’attention à Lille. L’expo de la Fondation Cartier un peu branchée écolo mais surtout découverte d’artistes amérindiens. Et la grande kermesse à la fantaisie débridée de l’Hospice Comtesse.

Patrimoine culturel et art local

L’entrée en matière est sérieuse. Une vidéo à la fois créative et très strictement scientifique interpelle. Elle trace un bilan impitoyable de la multiplication des mégafeux sur notre planète et des dégâts engendrés. Appuyée sur des chiffres indubitables qui font passer au second plan l’aspect imagé. On se prend à penser qu’elle vient de nous inciter à avoir le même regard écarquillé que celui des yeux signés Tony Oursler, dispersés au sol à travers l’espace, ouverts grand et clignant un peu.

Une dizaine de sphères reçoivent chacune une projection qui combine un œil géant, des images et des chants de séances chamaniques filmées en Amazonie ainsi que des extraits de bestiaires dus à des créateurs Yamomami. Nous déambulons entre ces planètes, envoutés, fascinés de ces regards qui nous regardent. Les toiles de Fabrice Hyber conservent du réel une apparence réduite à l’essentiel du corps humain. Elles suggèrent l’invasion exponentielle de la race humaine sur la Terre dans une gamme de verts ; elles extrapolent une nécessité de greffer nature et corps, symbolisation de l’urgence de la prise de conscience d’une nouvelle alliance du vivant. Ce que personnifie encore davantage une sculpture composite dont le cadavre argileux devient réceptacle d’une nouvelle végétation.

Artavazd Pelechian à travers son film « Les Habitants » (1970) impose un montage impressionnant d’images d’animaux, sorte de poème visuel au rythme trépidant. Le mouvement prime. Il est incessant, hypnotique, étourdissant. Il va même jusqu’au flou volontaire brouillant le regard. Rien à voir avec un documentaire. Toutes espèces confondues, les bêtes fuient, se ruent en groupes. De quoi se dire, finalement, que la menace, jamais précisée, c’est l’Homme.

Avec Bruno Novelli, nous pénétrons dans un autre continent. Celui de l’Amérique du Sud. Une imagerie inhabituelle nous y attend. Ses animaux appartiennent au fantastique et au mythologique. La nature également. C’est un mélange de précision et de volubilité graphique, composé entre autres de motifs répétitifs, de courbes plutôt que d’angles.

Un collectif lui succède et emmène vers une tradition picturale typique. Les acryliques de Bane alignent des personnages hiératiques. Lesquels sont entourés, parfois envahis, par des éléments en patchwork qui alternent saynètes et motifs ornementaux. S’ensuit dans l’expo un mélange d’interviews, de dessins, de peintures à l’ancrage culturel très local du Brésil, du Paraguay, du Vénézuéla.

Mêlant les thèmes patrimoniaux et la lutte contre les conséquences des excès prédateurs du système économique mondial, la plupart de ces artistes tentent de transmettre une culture, elle aussi, menacée. La quantité des œuvres exposées abasourdit le visiteur qui ne parvient pas à tout voir de manière approfondie. Il se souviendra des animaux formalisés en aplats noir et blanc de Solange Pessoa, des toiles de Jaider Esbell nimbées de fantastique, des illustrations de Clemente Juliuz.  

Le travail de Sheroanawe Hakihiiwe est singulier. D’abord, il peint sur du papier artisanal spécialement fabriqué à partir de fibres végétales locales. Ensuite, il s‘inspire de détails naturels (cocon, chenille, queue de raie, fougère, empreintes animales…) qu’il inscrit en signes abstraits répétitifs. Ehuana Yaira, qui utilise notamment feutre et bic, aligne des portraits et des scènes du quotidien avec majorité de femmes au travail. Joseca exprime sa fascination pour les chamans et leurs pratiques au moyen de dessins prenant souvent l’aspect ajouré de dentelles.

Retour vers notre vieux continent avec Francis Hallé. Ce botaniste illustre ses notes de dessins épurés d’une grande finesse d’expression. Sa fidélité aux apparences fait de son réalisme un document quasi scientifique, à la frontière entre la précision objective et l’apport esthétique personnel. Quant au dernier tronçon de cette exposition, il est consacré à une œuvre monumentale du Chinois Cai Guo-Qiang réalisée, selon son habitude, à partir d’une œuvre picturale finalisée par la mise à feu d’une répartition sur sa surface de poudre explosive. En résulte une fresque qui, dans l’esprit des peintures rupestres, suggère des animaux en train de se désaltérer autour d’un point d’eau. Le mélange des éléments picturaux et de la flambée provoquée mène à une perception de flou évocateur associé aux traces de brûlures, aux modifications colorées sur le support. En complément, le visiteur a la possibilité de s’installer à proximité pour écouter la transposition sonore réalisée par Bernie Krause à partir d’enregistrements en milieu naturel, pour la voir aussi, puisque le défilement acoustique est perceptible par des variations visuelles sur écran reprenant le titre « Le grand orchestre des animaux ».

Pablo Amaringo, « Ondas de la Ayahuasca » ©Inner Traditions

Cosmique et comique

Foisonnement plutôt réjouissant à l’Hospice Comtesse avec « Le serpent cosmique ». La première œuvre y est un rappel du Tri Postal avec des œuvres de l’Argentin Pablo Amaringo qui attestent à nouveau de visions chamaniques, ésotériques, sensuelles, entremêlant monstres mythiques et nature exubérante parce que sémillante.

Le « Portail » de Jordane Saget est de l’ordre de l’attirance. Ses motifs entrelacés, lignes sinueuses en noir sur tissu blanc, reprennent le foisonnement végétal de plantes envahissantes mais nullement étouffantes. Elles semblent se glisser les unes entre les autres ; elles tissent un réseau d’infini vertige aux caresses plus douces que museleuses. Dès qu’on s’y glisse, on bascule dans l’onirique et le légendaire. Au-dessus, un paysage dentelé suspend des nuages qui font office de ciel en deux dimensions. Car, bien entendu, ici, les animaux, notamment mythiques ou légendaires, ont place de choix. C’est le cas du serpent. Conçu à partir de plumes, l’infini boa sans queue ni tête de Kate MccGwire, plus vrai que nature, semble attendre une fin d’hibernation avant de quérir une proie. Celui de Norbert H. Kox, un peu brut, est impressionnant par sa présence picturale.

Di Rosa encadre l’ensemble de son ironique « Idole prétentieuse » et de son hybride «Intranquille », histoire de nous avertir qu’il ne faut pas trop prendre au sérieux ce déferlement de fantaisie qui joue avec notre besoin de peurs, notre propension à nous inventer des craintes irrationnelles, à croire en des forces maléfiques, susceptibles de fasciner comme sa divinité en or. Jean-François Fourtou accentue cette forme distanciatrice de l’humour en semant à travers les jardins et les espaces externes ses sculptures de créatures métissées où le corps humain s’associe avec des éléments végétaux qui les transforment en personnages de contes écologiques. Il poursuit dans le réfectoire de cet ancien hospice avec des miniatures dispersées sur une table dressée où elles se mêlent du service. Une façon débonnaire d’apprivoiser la différence.   

Le « Passeur d’âmes » de Benoit Huot, anthropomorphe, créature baroque bardée de textiles façon talismans, porte à bras levés un cadavre. Il ouvre la porte du rêve à la région où sévissent les cauchemars. Lucie Picandet est une conteuse visuelle. On décodera volontiers ses tableaux complexes en les passant au crible de la psychanalyse autant que du domaine des littératures populaires traditionnelles alors que Bachelot & Caron avec « Le Cyclope à la flûte » se réfèrent à l’ « Odyssée » d’Homère.

David Lynch, lui,provoque en transformant des nus à l’ancienne en créature vouées à la monstruosité corporelle, insolite assemblage du beau et du laid, de l’attirant et du repoussant. Que dire des « Innocents » de Ghyslhain Bertholont ?Ils ont joli minois mais des gueules aux dents acérées dans le dos.Le lapin dégoulinant de fourrure blanche de Lipski ne sait trop s’il est gentil nounours ou vilain loup et les masques en perles polychromes de Barrio arborent des crocs carnassiers.

L’ironie des « Autruies » de Jackie Kayser, taxidermisées, ravale les célèbres trois grâces au rang de femelles sextuplement mamelues, tout autant que sa truie en tutu tandis que Philip Haas à travers son pastiche d’Arcimboldo réunit déformations et mutations. Troublante aussi cette bête glabre, due au duo iranien Peybak, clouée au sol, immobile bien que respirant doucement : agonie ? sommeil ? simulacre ? Hongbo Li traite le papier afin de réaliser des sculptures d’apparence réaliste mais soudain atteintes d’élongations génétiques ou artificielles. À proximité, plane, alourdi par une excroissance charnue venue d’une anonyme origine polluante, un oiseau au plumage de noce pondu par Gilles Barbier. Étalé dans la chapelle du lieu par Paola Pivi, un ours polaire, avachi sur une blancheur d’iceberg, est en train de muter pour s’adapter aux changements climatiques : au lieu de poils, il a maintenant des plumes !

Tetsumi Kudo fait la transition avec une autre des peurs que nous avons engendrées, celle des conséquences de la profanation de la planète qui nous accueille. Dans la diversité multicolore d’un mini-univers sous cloche, une flore étrange et ambigüe prolifère en osmose avec des composants électroniques. Toujours du côté de l’inquiétant, Zevs accuse avec un triptyque paysager sur lequel un logo de compagnie pétrolière déverse avec allégresse sa pollution.

Guiseppe Penone, “Respirare L’ombra”, 2008©Maxime Dufour

D’autres artistes suscitent une réflexion sans doute plus optimiste. Ainsi Penone qui invite à pénétrer, toutes narines palpitantes, dans une pièce dont les murs sont dissimulés sous des amas de feuilles de laurier séchées. Au centre, une sorte de branche est plantée à la fois humaine et végétale car la relation entre homme et plante est primordiale pour l’équilibre de la planète. Olfactive, tactile et visuelle, cette installation a l’éloquence de sa présence et du temps passé à s’imprégner.

Léa Barbazanges s’empare d’un matériau, le mica. Elle compose des sortes de vitraux éclairés de l’intérieur. Ce qui engendre, en fonction de la position du visiteur, une vision fluctuante des couleurs.  Amélie Bertrand propose aussi de jouer avec la lumière. Sa pratique plus orthodoxe de la peinture permet d’impeccables aplats qui accueillent des dégradés de couleurs aux nuances subtiles et suggèrent des espaces sans se préoccuper des règles de la perspective. Virginie Yassef se sert de l’opale qu’elle dote d’une paire d’yeux animée par un moteur.

Insérés au sein des collections permanentes, les vidéogrammes d’Alain Fleischer,lointainement inspiré par les « Métamorphoses » d’Ovide mais surtout par un phénomène exceptionnel inexpliqué d’adaptation de certaines plantes, permettent de suivre en actions des modifications engendrées par un algorithme sur des objets, plantes, animaux. Une fascination étrange émane de ses images qui réalisent un processus rarement perceptible dans sa durée. Le duo Art Orienté Objet donne à méditer des assemblages de veine surréalisante associés à des billets de banque.

Quant à l’œuf géant, déposé au centre de la cour par Joanna Rajkowska, il suffit de se pencher contre lui pour entendre battre le cœur du poussin qui s’y trouve. Si vous restez assez longtemps ou si vous revenez souvent, peut-être aurez-vous la chance de le voir éclore.

Michel Voiturier

À Lille, au Tri postal, « Les Vivants » de la Fondation Cartier pour l’Art contemporain et au musée de l’Hospice Comtesse, «Le Serpent cosmique » jusqu’au 2 octobre 2022. Infos : +33 (0)603 73 95 48 ou

https://utopia.lille3000.com/event/les-vivants/ et https://utopia.lille3000.com/event/le-serpent-cosmique-9000832/

Compléter : Messager au LAM de Villeneuve d’Ascq : www.fluxnews.be/messager-voir-le-monde-et-son-destin-a-travers-un-regard-feminin/ ; dans différents musées de Tournai : https://fluxnews.be/a-tournai-border-1/ et https://fluxnews.be/tournai-musee-des-beaux-arts-entre-passe-present-et-futur/

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