Un FRAC en phase avec l’histoire autant qu’avec le présent

« La couleur de l’eau » de Nicolas Floc’h, © Adagp, Paris, 2022 / Nicolas Floc’h. Photo © Aurélien Mole

Le gigantisme du bâtiment du FRAC des Hauts de France à Dunkerque a inspiré Delphine Reist. Elle y a installé des œuvres monumentales à l’image du lieu. Degioanni y donne le résultat de ses recherches sonores in situ. Floc’h y étale ses investigations à propos de la dimension picturale immersive en milieu marin. En collaboration avec le Design Museum de Gand, c’est une anthologie fantasque d’objets ordinaires et insolites.

L’impressionnant à vocation socio-économique côtoie donc des recherches plus pointues proches de l’acoustique et de la chromatologie en liaison avec l’océanographie. L’insolite se penche sur le design pour aborder le quotidien et la créativité. Riche parcours à arpenter avec les yeux ouverts et la sensibilité en éveil.  

VRAC MULTIVRAC

Bâtiment et créations forment une symbiose intitulée « Vrac Multivrac » pour aborder les questions fondamentales à propos de l’industriel, de la production, de l’écologie, de la protection sociale. Et Delphine Reist (Sion, 1970 ; vit et travaille à Genève), toujours en quête d’objets auxquels donner un sens nouveau, en a dispersé à foison dans plusieurs espaces muséaux. Lesquels sont émaillés de notes en vers libres, commentaires et suggestions de Julie Gilbert, qui dialoguent avec le visiteur.

Première idée étonnante mais logique : remettre en service l’ancien pont roulant industriel qui servait à porter les navires de l’ancien chantier naval afin d’en faire, chaque ½ heure, un stérile balayage géant, passant et repassant à la façon d’une photocopieuse, dardant ses lumières à la manière d’un scanner. Inimaginable métaphore de la portée sémique de tout ce que cette expo présente ici : passer à l’examen clinique le fonctionnement sociétal lié à l’économique en se servant d’une machinerie traitée comme une métonymie explicite.

Dans la rue intérieure du FRAC, aux allures d’avenue, voici une accumulation de seaux, par dizaines, disposés en couple ou en trio selon un alignement presque aussi militaire que mécanique. Ils déversent une coulée de béton sur le sol ou sur des casse-croûte. Impressionnante au sol, cette installation prend encore de l’ampleur vue en plongée depuis un des étages du bâtiment. Elle véhicule une flopée d’hypothèses : grève brutale, sabotage de production, abandon imposé d’un travail à la chaîne décrété non rentable par les actionnaires, gaspillage de matériaux inutilisés ou inutilisables, implacable obsolescence programmée d’un produit avant de conquérir de nouveaux marchés…  Pour compléter l’ensemble, quelques surveillants sous l’apparence de bottes de pécheur, sans corps à l’intérieur, bétonnées, aux pieds plantés au sol comme ceux d’un geôlier, d’un garde-chiourme, qui sait ? d’un contremaitre. 

Un bref rappel encore du fonctionnement de la production précédant la montée vers les étages : suspendus à des chaînes, deux pieds de veau taxidermisés jouent à la marionnette, insolites, dérisoires, tristes partenaires d’une chorégraphie imaginaire, élégante, sur les pointes pour rappeler dérisoirement un abattage industriel sinistre, à moins qu’il ne soit clandestin sans étourdissement.

Au 4e étage se succèdent des installations en lien avec le boulot. Ponctuées par les mêmes gardiens sans corps mais non sans présence, férocement martiaux. D’abord une longue étagère vitrée dresse une sorte d’inventaire plus ou moins imaginaire d’outils assez communs. Cela donne un aspect ambigu à ce rassemblement qui leur confère une sorte de statut muséal. Ou de fantômes appartenant à l’univers du travail, d’autant que (oui, vous entendez bien) par moments certains se mettent à ronronner du moteur, à vibrer électriquement dans une aire vouée à l’inutile.

Voici pour suivre, une pièce supposée de travail. Mais un vide là encore. Les chaises de bureau immaculées semblent avoir subi un tourbillon style derviches tourneurs. Elles reposent en effet au centre d’un anneau circulaire noir, gel noirâtre et collant incrusté au sol. Elles n’accueillent pas davantage de carcasse humaine. Elles s’inscrivent dans un décor où le vide a plus d’importance que le plein. Sur les parois, une architecture composée d’éléments graphiques noirs striés de blancs. Hall sinistre pour administration en débandade d’après restructuration.

Dans un esprit similaire de gaspi, de spectaculaire galvaudage pour mondanités officielles : un des murs constellé de tessons de bouteilles de vin vidées. Image éparpillée de ces rituels superstitieux absurdes qui consistent à fracasser en grande pompe des flacons emplis de liquide alcoolisé afin de baptiser un engin accouché par l’industrie. La gabegie s’y tatoue en laissant ses coulées bordelaises maculer la cloison.

À usage industriel, précisément, voici maintenant les huiles, les encres en cartouches, fluides poisseux, salissants. Ils sont en éventaire : des rouleaux à peindre avec leur manche sont alignés, ayant laissé sur la blancheur, travaux inachevés ; une série de touques rouges en haut d’une paroi laissent s’échapper des coulures colorées jusqu’à flaque au sol. En sortant, ne pas oublier un coup d’œil à cet arbre que Reist a doté d’un collier en pneus automobiles : oxymore de l’artificiel marié au naturel, bijou en hommage ironique aux bagnoles qui finissent tristement en fait divers contre un arbre.

LE VENT PROVIENT DES ARBRES

Inlassablement, Adrien Degioanni (Toulouse, 1991) a enregistré les silences du bâtiment. Autrement dit les sonorités qu’il produit lorsqu’il est inoccupé de jour ou de nuit. Il s’agit en quelque sorte d’une quête de l’inaudible, d’une interrogation sur la définition du silence. Une mise en doute de ce qui est perceptible. Une mise en cause de ce qui ne se perçoit pas alors qu’il est capté au moyen des technologies particulières. Un rapport entre musique et son, audible et imperceptible.

Une astuce en vue de concrétiser la réalité spatiale de l’apparent silence s’étale sur les murs de manière métaphorique. Des fragments de miroir brisés sont dispersés, verticaux, reflétant le lieu et la personne en train de regarder. Elle s’y mire forcément mais, simultanément, elle y lit, imprimé sur le tain, une infinie répétition écrite du vocable « absence ».

« Vrac Multivrac » de Delphine Reist, 2022, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque (Fr) © Delphine Reist / ©: Emmanuel Watteau

LA NEF DES FOUS

C’est un voyage un peu irrationnel entre 1950 et maintenant qui est proposé ici à travers la collaboration entre le FRAC des Hauts de France et le Design Museum de Gand. Les objets rassemblés témoignent d’une inventivité folle et, à l’instar du tableau célèbre de Jérôme Bosch « La Nef des fous » qui imageait au XVIe siècle une période de transition entre deux périodes historiques, ils nous rappellent que tout était déjà en train de changer avant l’an 2000.

Le scénographe de cette expo, Julien Carretero, l’a conçue comme une sorte de centre de tri par lequel passent les objets. L’utilitaire avoisine le fantaisiste, le pratique ne craint pas la dérision ou l’insolite. On trouvera par exemple des vases dans des ‘armoires’ de manutention grillagées à roulettes. On trouvera des emballages devenir socles d’expos, des étiquettes commerciales servir de cartels.

Le quotidien répond à l’appel : boîte à œufs, paravent de miroir, réveil de voyage, cuillères, louches et couteaux notamment de Van Loocke, verre en plastique pour bébé, baignoire signée Starck, poste de radio ou de TV, lampe de poche et autres ustensiles de la vie ordinaire.

« La Nef des fous », 2022, Frac Grand Large — Hauts-de-France, Dunkerque (Fr) © Design Museum Gent / ©: Aurélien Mole

Certains sont plus fortement personnalisés comme telle armoire paravent décorée d’une treille verdoyante d’Andréa Branzi, un sac d’emplettes relooké par Panamarenko, un centre de table issu de la tradition du navire d’argent, une collection de boites de conservation pour la firme Tupperware, des ailes d’oiseaux enchâssées dans une paire de lampes de chevet par Nora De Rudder.

L’insolite n’est pas en reste : un entonnoir dont l’embout est le nez de Pinocchio de Giovannoni, un ventilateur de Stadler, un porte préservatifs en argent selon El-Asmar, des cravates aux motifs de virus et d’explosions, une prothèse orthopédique conçue par Otto Boch, une flasque isotherme couverte de fourrure synthétique… Bref, de quoi profiter de cette collection pour s’interroger au sujet de nos façons de voyager, de manger, de nous comporter notamment dans le paraître de la mondanité.

LA COULEUR DE L’EAU

Plasticien et chercheur, Nicolas Floc’h (Rennes, 1970) s’intéresse au problème crucial de l’eau et de sa préservation. En sa qualité de photographe, il a, avec l’aide d’équipes scientifiques, mis au point un procédé qui permet prendre des clichés de masses d’eau pour en révéler la couleur, assez semblablement à ce que produit un carottage pour un sol.  

Il photographie entre baie de Somme et mer du Nord des colonnes liquides, ce qui aboutit à saisir au moyen d’un caisson étanche des espaces monochromes en fonction de la turbidité aquatique, du passage de l’eau douce venue du continent à la salinité maritime, du pourcentage de phytoplancton… Loin des bleus méditerranéens naguère photographiés, Floc’h obtient ici des colorations fort différentes. Ainsi que le souligne Jean-Marc Huitorel, ce sont bien des paysages que nous donnent à voir les photos de Floc’h et non pas des abstractions monochromes. En effet, chaque prise de vue, dans la somptuosité de ses couleurs, appartient à la catégorie des camaïeux, puisque elle « présente un dégradé qui va systématiquement du plus sombre en bas du cadrage vers le plus clair en haut ». Regardons. Laissons-nous fasciner par ce nuancier naturel, d’habitude inaccessible à nos yeux.

Michel Voiturier

Au FRAC Grand Large des Hauts de France, 503 avenue des Bancs de Flandres à Dunkerque : jusqu’au 4 septembre 2022, « Le vent provient des arbres » et « La couleur de l’eau » ;  jusqu’au 31 décembre 2022 « Vrac Multivrac » et « La nef des fous ». Infos : +33 (0)328 65 84 20

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