Triple regard sériel sur un même monde : Auquier, Dans, Mitchell

« Rassemblement wallon » de la série « Pays noir » 1968-1970 © Yves Auquier

Un trio de photographes jettent sur notre monde un regard complémentaire. Deux sont Belges : Auquier (1934),  Dans (1971) et l’autre, Mitchell  (1943), est britannique. Le premier circule dans la proximité sociale ; le deuxième prend la fleur comme métaphore de l’éphémère de l’existence ; le dernier examine l’habitat terrestre à l’instar d’un explorateur extra-terrestre.

Auquier, réaliste contigu

Yves Auquier pratique une sociologie de la proximité. Il s’attache à ce qui l’entoure en tant que citoyen ordinaire. Pas question pour lui de chercher de l’exotisme ailleurs de chez lui, de chez nous. Il se penche sur le quotidien le plus proche et davantage sur les gens que sur les choses. Il se refuse aux variations anecdotiques que permettrait l’usage de la couleur et parie par conséquent sur la sobriété du noir et blanc.

Il scrute d’abord sa sphère intime : la vie de famille. Cela risquait de virer vers un certain voyeurisme. Sauf que chez lui, le dévoilement reste pudique. Rien n’est vraiment ni caché ni totalement dévoilé. Ce n’est pas une mise en avant, c’est un œil reporter qui se déplace d’une pièce à l’autre de l’habitation, d’un moment à l’autre de la journée avec l’envie de saisir l’ordinaire tout en le figeant parfois dans des postures apprêtées.

La trivialité d’une vaisselle pas encore faite, le laisser-aller de vêtements abandonnés là, l’indiscrétion d’un corps qui se prépare à entrer en sa baignoire, la disponibilité de l’enfant plongé dans un livre, le reflet entre deux barreaux de lit de la mère enceinte dans un miroir d’armoire, le relâchement du sommeil, tout cela pourrait être indiscrétions, profanation du relâchement à la nécessité de paraître : atteintes à la vie privée marmonnerait-on aujourd’hui. Au contraire, tous ces sujets s’avèrent de tendresse, d’un dessein de conserver intact le fugace de la vie ordinaire.

Les nageurs qui intéressent Auquier, ce n’est pas pour la performance. C’est pour l’image. La famille était photographiée pour témoigner de présence au sein d’une luminosité interne qui met en valeur des visages, des peaux, l’un ou l’autre objet usuel. Ce qui, cette fois, impressionne dans ces corps en action, c’est le contraste entre la netteté anatomique et le brouillage miroitant de l’eau brassée par les mouvements, entre le solide charnu et la fluidité transparente. Une manière subtile et esthétique de fixer l’instantané d’une énergie.

L’observation de la ville réclame surtout l’ambiance de l’architecture urbaine et des engins qui y circulent. Ce n’est cependant pas au détriment de l’humain. Simplement, les êtres sont ici tributaires du milieu qui les conditionne. Et, pour ce photographe intéressé par la lumière, les images nocturnes l’amènent à jouer avec celle des phares des bagnoles, comme celles – fantomatiques – des trams et des enseignes commerçantes. Les citoyens ne sont pas des touristes flâneurs mais des personnes laborieuses qui partent ou reviennent en des transhumances journalières vers la capitale.

C’est une fois de plus l’humain qui prédomine dans la série consacrée aux mineurs du Borinage, au ‘Pays Noir’ lui-même. Bien sûr, le décor minier des terrils, des chevalements, des corons, des bistrots, des galeries arrachées à la terre, concrétise l’environnement, un environnement qui convient idéalement au noir et blanc de la photographie. L’essentiel demeure encore et toujours les personnes.

Les travailleurs sont saisis au cours de brefs moments de pause, quelquefois en plein travail. La luminosité est celle des ciels pluvieux ou brumeux de chez nous ou bien celle, plus brute, des lampes frontales du labeur souterrain. Les visages importent. Ce sont eux qui attestent véritablement de leur présence en un territoire qu’ils arpentent ou celle des habitant(e)s  autochtones ou immigrés de l’Europe du Sud en papotages sur rue, en déambulations ludiques de gamin(e)s dans les venelles, en quête de divertissement dans des bals de rencontres.

Quels que soient les sujets traités (bestiaire, fleurs, Ardennes, plages, paysans…), les photos d’Auquier parlent des vivants. Même dans ces clichés de décor intérieur où, du papier peint aux cadres accrochés, les objets témoignent de la culture de ceux qui habitent. Toute la production iconique de cet artiste donne la parole à la lumière, aux nuances qu’elle module ou modèle, à son dialogue avec le sombre, l’ombre, le nocturne.

Ce qui ne surprend pas de la part de quelqu’un qui ne tente pas de dévoiler, de démontrer, encore moins de juger. Comme l’écrit Xavier Canonne, Auquier est celui qui parvient à « photographier ces instants qui sont à la vie ce qu’est le silence entre deux notes de musique, ces entretemps magnifiés et conservés pour les mieux retrouver».

Michael Dans, fleuriste métaphorique

 De même qu’Auquier, Michael  Dans travaille par séries. Mais ici, celle qu’il propose est de l’ordre de l’accumulation, presque de l’inventaire obsessionnel. Et ce qui est photographié l’est en quadrichromie. Sujet unique : la nature morte circonscrite aux fleurs avec ou sans vases.

© Michael Dans

Près de quatre-vingt clichés s’étalent les uns à côté des autres formant une fresque de l’intimité d’un plan rapproché, proche du gros plan. Car les fleurs ne sont pas seules. Elles sont plantées pour la plupart dans des vases ou des récipients d’origines diverses ; elles se situent sur un fragment de mobilier recouvert ou non d’un tissu avec quasi toujours un pan de mur tapissé ou non.

D’emblée, l’œil est séduit par les coloris multiples qui ensoleillent le local d’exposition, lui communique une sorte de jubilation sans exubérance qui exclut par avance toute monotonie même si le sujet est similaire dans chaque cadre.

Qu’elle soit épanouie ou fanée, une fleur, comme n’importe quel élément naturel, possède une sorte de beauté brute dans la mesure où il ne s’agit pas du résultat d’une volonté esthétique. Par contre, tout élément naturel est susceptible d’engendrer une réflexion allégorique. On le sait, dès son origine, la nature morte fut considérée en tant que méditation sur l’éphémère de l’existence. Et qu’actuellement encore des graveurs tels que Christian Carez utilisent pour rappeler la précarité d’une vie.

Cette séduction naturelle ne suffit pas à donner sens à ces compositions. Elles sont mises en scène par le photographe. Outre leur sélection, il a choisi le récipient qui les accueillerait (vase, verre, gobelet, pot de moutarde ou de quelque conserve, pot de grès ou de faïence, pichet, soliflore, bouteille…) et sa forme (évasée, pansue, élancée maigrelette, pataude, élégante, kitsch selon la sobriété ou la profusion de motifs ajoutés…) Leur disposition sera verticale, oblique, couchée ; puis voici des nuances selon qu’il s’agit d’une tige unique, de quelques-unes ou d’un bouquet plus ou moins étoffé. Elles seront fraîches, altérées, sorties de chez la fleuriste, cueillies à la sauvette dans la nature.

Déjà cette variété fait sens. Elle suppose une histoire (présent offert et circonstances hypothétiques du cadeau, achat personnel, chapardage de champ ou de jardin…) ; elle est donc parée d’un implicite anecdotique que le visiteur se racontera. Celui-ci sera sollicité également par la qualité ou l’origine potentielle du réceptacle et de la nappe sur lequel est déposé l’ensemble, et quelquefois l’aspect du mur servant de décor. Parce que les motifs du papier peint ou du tissu seront soit en opposition graphique agressive soit en harmonie délicate.

Tant et si bien que, en dehors du charme des coloris et de la luminosité de chaque œuvre, ces photos, incompatibles avec celles des catalogues des fleuristes, se révèlent simultanément indices de la condition socio-économique d’un lieu, des acquis culturels de l’habitant, voire de sa manière de vivre. De quoi passer des heures à s’inventer, à l’infini dirait-on, des poèmes ou des histoires d’une fiction à raccrocher à la réalité transposée que signe Michael Dans.

Mitchell, sociologue ironiste

Série encore avec Peter Mitchell. Lui, il mêle volontairement le réel le plus tangible et la fiction la plus décalée. Il a fixé des clichés de façades (maisons, magasins, pubs, usines, gare, entrepôt, halle, tours de refroidissement, école, église ou synagogue, funérarium…), dans son environnement anglais de Leeds, Sheffield ou Londres, dont l’exotisme apparent incite dans certains cas à croire qu’elles appartiennent à d’autres continents ou civilisations.

M. et Mme Hudson.© Peter Mitchell/RRB Photobooksm

C’est de manière manifeste une série documentaire, aux apparences de neutralité intégrale. Néanmoins, le contour du passe-partout qui encadre l’image interroge. Ce sont les indications techniques grâce auxquelles les scientifiques de l’exploration spatiale précisent des données à propos d’une exploration d’une planète lointaine. En l’occurrence celle d’une mission Viking 4 en provenance de Mars et venue explorer la Terre.

La réalité apparaît par l’intermédiaire d’un supposé journal de bord sur lequel Mitchell note des précisions anecdotiques sur les lieux et les citoyens en tant que Martien visitant les Terriens. Ces indications suggèrent très vite un certain malaise, du moins un décalage. Ce n’est que quand on sait que l’inventaire architectural présenté est celui de bâtiments soumis à la crise industrielle qui ravagea l’Angleterre durant la seconde moitié des années 1970, que l’on comprend la précarité d’une ville en proie aux démolitions d’immeubles et de constructions inadaptés à l’économie nouvelle. Une bonne part d’entre eux disparaîtront bientôt sous les coups des bulldozers.

Réalisme et science fiction, brutalité du réel et imaginaire artistique se combinent afin de sensibiliser le public à des événements aux conséquences humaines et économiques dramatiques, d’inciter des personnes ordinaires à la méfiance face à des productions prétendument didactiques qui ne sont que propagande mensongère alimentant ce qu’aujourd’hui nous baptisons ‘fake news’.

Addenda iconiques

À l’inverse du travail de Mitchell, la brève sélection par le quotidien « Le Soir » de photos prises par Sarah Joveneau (1994) propose des extraits d’un reportage engagé et interpellant au sujet de femmes chiliennes féministes qui revendiquent la reconnaissance de leur place dans un pays machiste et socialement inégalitaire. Les corps ont alors la provocation non pas sexuelle de l’érotisme codifié par le mercantile mais du brut d’existences malmenées par des siècles de répression permanente, de misère latente, d’exploitation tolérée.

Dans la section « L’Ecran noir », à voir, un court métrage : « Deception Island » de Stéphanie Roland (1986). Pour une durée de moins d’un quart d’heure, ce film, basé sur les notes de l’explorateur polaire Alain de Gerlache traite du clair obscur, de la fuite du temps, du confinement, des conséquences post-traumatiques de l’enfermement, de la solitude, de la mort, des espoirs déçus.

Sur fond de voix off et dans un décor sonore venteux, cette reconstitution virtuelle d’un moment d’histoire est une tentative de transmettre des perceptions. Le spectateur est entraîné dans une aventure qui tourne mal. La pénombre accentue une atmosphère de mystère, de dangers latents. L’incessant mouvement travelling de la caméra donne l’impression d’un trajet qui n’en finit pas au sein d’une immensité sans frontière tandis qu’à l’intérieur du bateau le huis clos exacerbe les comportements.

Michel Voiturier  

« L’instant qui fuit », « When the water clouded over » et  « Nouveau démenti de l’exploration spatiale Viking V » au Musée de la Photographie, rue Paul Pastur11 à Mont-sur-Marchienne (Charleroi)  jusqu’au 31 janvier 2021. Infos : +32 (0)71.43.58.10 ou www.museephoto.be

Catalogue : Xavier Canonne, Charlotte Doyen, Jean-Marc Vantournhoudt, « L’instant qui fuit », Charleroi, Musée de la Photo, 2020,110 p.  

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