Trio polychrome, espaces investis, esthétiques complémentaires

Gillermo Kuitac, Untitled (Exodus), 2015, huile sur toile, 200x630 cm. Coll.privée. Photo: Alex Delfranne © G.Kuitac. Couersy the artist and Hauser & Wirth

Les trois artistes exposés au LAM constituent des découvertes à ne pas manquer. Kuitca par la singularité profonde à se nourrir de l’art moderne, Griffa par la douceur méditative des coloris, Prouvost par la récupération détournée de notre surconsommation.

Avec Guillermo Kuitca (Buenos Aires, 1961), une vision quasi philosophique de notre monde s’empare de l’art moderne pour l’intégrer désintégré à une méditation à propos de la solitude et du vide. Grâce à Giorgio Griffa (Turin, 1936), une recherche chromatique en douceur ouvre l’espace. Quant à Laure Prouvost (Croix, 1978) elle s’installe au sein de la collection d’art brut avec des installations de bric et de broc dans un monde qui déjante.

Kuitca, un sens profond de l’espace

Mal connu chez nous, bien que sa première exposition ait eu lieu à Knokke dès 1985 en  la galerie Franck, Kuitca se révèle fascinant. Face à ses grands formats, l’envie est grande de s’installer, de prendre le temps de pénétrer à l’intérieur d’un univers mystérieux qui dévoile des atmosphères curieuses et pose des interrogations essentielles.

La peinture est un théâtre dans lequel se joue une solitude profonde, une absence de l’être humain disparu ou pas encore revenu. L’espace scénique présente des ouvertures vers les coulisses, et  lorsqu’il est presque nu, c’est forcément vers elles que se porte le regard associé à l’envie d’arpenter la distance qui nous en sépare. Lorsque seuls plusieurs éléments sont dispersés sur le plateau, c’est pour aller au-delà et s’inventer l’histoire à laquelle ils appartiennent.

 Et si les choses encombrent la scène, à l’instar du ballet «Café Müller » de la chorégraphe Pina Baush dans lequel des chaises faisaient obstacles aux danseurs, alors Kuitca peint avec une virtuosité sidérante un lieu squatté par une multitude d’objets mobiliers et quelques micros sur pied abandonnés. Une luminosité de pénombre rend tout fantomatique ; on s’attend à voir surgir des revenants, à entendre un orchestre entamer un musique. Exception, la toile intitulée « L’Idiot de la famille » parsème le sol de silhouettes humaines à taille de fourmis ; l’artiste semble y organiser et mettre en scène une cérémonie funèbre pour Jean-Paul Sartre et son héros littéraire Gustave Flaubert.

On s’attardera volontiers aussi face à des œuvres de formats plus modestes. Le vacant esquissé au lointain à travers le flou presque monochrome des peintures sur soie ravive des absences occultes. Une petite toile quasi en noir et blanc offre, côté jardin et côté cour, des ouvertures obturées par un noir impénétrable. Sa similaire est, elle, flanquée de deux rectangles d’un blanc éclatant. Ailleurs, il pourrait s’agir de la cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon, un soir de dernière lorsque tout est terminé : le mobilier délaissé après récital dit autre chose que le silence.

Quant aux théâtres antiques, Kuitca leur réserve un traitement particulier. Il en utilise le plan en guise de motif. Il considère qu’ils sont regardés, non plus par des spectateurs mais par des acteurs. Il en désarticule les formes avec du liquide, obtenant ainsi une texture qui rappelle les traces que laissent les fresques sur du plâtre vieilli par le temps.

La géographie proprement dite appartient aussi à cet univers artistique ainsi que cet objet symbolique qu’est le  lit. Réunion des deux en une installation de vingt matelas recouverts de cartes routières sur quoi le peintre a dessiné des itinéraires au marqueur noir. Lieu du rêve par excellence, le plumard accueille tous les fantasmes, ici ceux du voyage. Il est aussi lieu de l’accueil minimal des sans logis, le réceptacle du malade à soigner, l’ultime repos avant les enterrements. Lorsque Kuitca le  dessine ou le peint, il lui arrive de le refléter via un miroir avec, peut-être, l’intention de montrer que, à l’intérieur d’un rêve, la personnalité du dormeur se dédouble et se libère. Car l’artiste affectionne les télescopages visuels, comme en témoigne un paysage très ordinaire (nuages, horizon, terre, végétation) sur la verticalité duquel est dessiné le plan d’une habitation qu’on y implanterait.

La métamorphose du cubisme est un pan fondamental du travail artistique de Kuitca que les grands formats rendent attractif. Pas question ici de parodier ou pasticher les productions de Picasso, Braque ou Gris. Plutôt de s’appliquer à démultiplier des formes qui transforment l’espace et sa luminosité dans une gamme dominante de gris sans se polariser sur des objets. Ces derniers ou éventuellement des personnages ou une route avec son marquage au sol ne sont pas déformés et contrastent avec la prismatisation spectrale de l’ensemble.

Le plaisir de peindre tiendrait davantage à un jeu d’illusion d’optique allusif. Ce que confirme une installation monumentale en caisse. Ou « Exodus » coupé en plein milieu par un rectangle noir, ouverture sur la nuit, passage obscur vers autre part, voire figure géométrique impénétrable. Et les amateurs d’art moderne apprécieront le clin d’œil donné aux visiteurs à travers une œuvre de la collection permanente signée Picasso en sa période cubiste. De même apprécieront-ils aussi ce jeu que l’Argentin commet à travers une toile où les découpes chères à Fontana sont des sortes de trompe-l’œil amusés.

Ancrée dans une recherche permanente d’interaction avec l’histoire de l’art, l’œuvre de Guillermo Kuitca interroge l’interpicturalité, souligne les continuités, tisse des liens avec d’autres formes d’expression telles que le théâtre, la littérature, la danse. Nourrie par son époque, elle prospecte les perceptions de la solitude, du destin mortel qui est le nôtre, de la durée du vivant et de celle de l’inerte.

Griffa du tissu qui met en joie

Avec du lin, du coton, du jute, Griffa construit son œuvre à partir de la simplicité. La matière est textile. Le langage est la couleur ainsi que la ligne qui parfois devient lettre. La géométrie est sa grammaire. L’espace son territoire. Griffa est citoyen domicilié au sein de sa création. Il se garde bien de toute prolixité car la profusion n’est pas dans son tempérament.

Giorgio Griffa, Venezia, 1982. Acrylique sur toile (Ottina) 280×87 cm. Photo: Circulio Caresio, courtesy Achivio G. Griffa © Adagp Paris 2020

Trop dire n’appartient guère à son univers. Cette économie de moyens le rend immédiatement perceptible. On regarde. On voit. C’est seulement ensuite, à partir du moment où on ne se précipite pas, que l’ensemble prend signification. On se rend compte de la quantité de surface dévolue à la seule matière du support, la toile. Il ne s’agit pas de vide. Il s’agit de respiration. Griffa incite à prendre le temps de laisser à chacun son propre corps avoir conscience du lieu. De faire abstraction du reste. De se focaliser sur le tableau et sur lui seul.

Aucune agressivité dans les coloris plutôt pastel. Aucune violence dans les lignes ou les graphies qui évoluent vers les courbes. Une sorte de sérénité lumineuse. Mais malgré tout, pas la moindr petite trace de mièvrerie. C’est franc comme un sourire. C’est direct comme une poignée de main.

Émule lointain de  Pollock, il travaille la toile au sol. Contrairement à celui-là, il ne projette pas la peinture, il l’appose au pinceau. Sans idée préconçue, il laisse le trait et la couleur s’étendre. De cette première touche, de même qu’un poète qui a commencé un vers voit les mots arriver pour la compléter, Griffa laisse advenir les coups de pinceau suivants pour que la composition se poursuive.

Inclassable dans la mouvance accélérée qui a dynamisé (dynamité ?) l’évolution des esthétiques du XXe siècle, l’Italien reste attaché à l’esprit de l’arte povera, aux papiers découpés de Matisse. Il est attentif aussi à un passé qui convient à la créativité comme le fameux nombre d’or d’Euclide, à  la référence d’une civilisation datée du paléolithique dans laquelle aucune hiérarchie n’existait.

Laure Prouvost en écho à l’art brut

Laure Prouvost, née dans le Nord, a effectué une partie de ses études artistiques à Saint-Luc Tournai. Jeune, elle a fréquenté les collections d’art brut du musée de Villeneuve d’Ascq. La voici aujourd’hui intégrée à ses souvenirs, nous invitant à parcourir les œuvres exposées en permanence entre lesquelles son univers personnel s’est faufilé. Au centre, une vidéo inventaire qui permet d’approcher l’artiste.

Sa démarche créatrice a quelque chose de synthétique. Créations et installations brassent un maximum d’artifices : les technologies actuelles audiovisuelles, des pratiques artisanales de tissage ou de verre ou de céramique, des assemblages d’objets récupérés qu’ils soient manufacturés ou naturels, des détritus voire des matières organiques.

Accueil par un personnage filiforme en fer à béton qui reçoit les visiteurs masqué, pandémie oblige mais aussi fantaisie puisque le faciès est le masque. Dans un vestibule hypothétique, un porte-manteau de mains en verre où s’accrochent des éléments vestimentaires complète l’accueil. Ensuite, il faudra s’immerger dans une sorte de sombre labyrinthe où visionner la vidéo « Vois Ce Bleu Profond Te Fendre » qui résume bien la créativité de l’artiste et montre une série d’objets à retrouver au cours du parcours à travers le musée.

Au-delà, s’exhibe un monumental panoramique tohu-bohu ‘brocantatoire’ (mot valise inédit convenant bien à la démarche) de dessins, de phrases éparses, de seins en verre aux tétons colorés, de reliquats végétaux ; Prouvost y associe créations personnelles et matières extraites du réel.

Laure Prouvost au Palais Idéal du Facteur Cheval. Photo: Alexandre Guirkinger © Laure Prouvost. Courtesy de l’artiste.

 Cette rencontre entre éléments disparates est une des caractéristiques de cette artiste en ébullition. Elle mêle donc le fictif et la réalité pour mieux nous attirer vers l’univers fantasque qu’elle conçoit. Cela dans l’esprit du facteur Cheval dont elle admire l’inventivité brute de la demeure fabuleuse bâtie jadis afin de réaliser un rêve fou. Pour elle, en effet, il semble qu’il y ait entre l’imaginaire et le concret de l’existence, entre l’allégorie et le vécu, une perméabilité qui les place à égalité devant notre perception.

On découvrira donc entre autres dans la pénombre une table spirite qui ne tourne pas en évoquant des fantômes mais donne le tournis aux choses qui sont posées sur elle. On verra une pellicule liquide accueillant des objets abandonnés comme une godasse, un poisson, un poulpe… débris à la dérive de nos pollutions. Et c’est le céphalopode, animal emblématique de la pensée de Prouvost, qui sert de fil rouge car il a son cerveau dans ses tentacules alors que nous avons beaucoup amenuisé notre faculté de connaître par le toucher.

Michel Voiturier

Au LAM, à Villeneuve d’Ascq : « Dénouement » de Guillermo Kuitca jusqu’au 26 septembre 2021 ; « Laisse ce bleu profond et fondre » de Laure Prouvost jusqu’au 3 octobre 2021 ; « Merveilles de l’inconnu » de Giorgio Griffa jusqu’au 28 novembre 2021. Infos : +33 (0)3 20 19 68 68 ou www.musee-lam.fr.

Catalogue : Sébastien Delot, Grégoire Prangé, Maria Gainza, Sonia Becce, « Guillermo Kuitca : Dénouement », coll. Regards du LAM, Villeneuve d’Ascq/Bruxelles, LAM/Fonds Mercator, 2021, 128 p.

Sébastien Delot, Eugénie Paultre, Giorgio Griffa, Marie-Amélie Senot, « Merveilles de l’inconnu », coll. Regards du LAM, Villeneuve d’Ascq/Bruxelles, LAM/Fonds Mercator, 2021, 96 p.

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