Réflexions à travers le spectacle vivant

Mercatorfonds/ Kunstenfestivaldesarts 2015

 

« Le Temps que nous partageons »

Mercatorfonds/ Kunstenfestivaldesarts 2015

 

« Le théâtre est cette prodigieuse situation où nous sommes seuls ensemble. » Cette phrase de Jérome Bell a le mérite de rappeler ce pourquoi, nous sommes spectateurs, en insistant sur la nécessité d’articuler le « Je » avec le « Nous », quand il s’agit de comprendre cette temporalité partagée, si spécifique aux arts de la scène. L ‘ouvrage que publie le KunstenFestival des arts avec la collaboration du Fonds Mercator a l’ambition de faire une sorte d’état des lieux du festival d’art vivant belge, depuis ces vingt dernières années.

Que s’est-il passé ? Qu’avons nous appris depuis sur le monde, et sur nous-mêmes ? Que nous est-il permis d’espérer ? A l’heure où cette ouvrage paraît avec pour titre : le temps que nous partageons, le climat mondial est à l’incertitude liée aux multiples crises environnementales, migratoires, économiques qui emmêlées les unes aux autres, par des intrications hétérogènes, sont de plus en plus difficiles à appréhender.

Le livre se découpe, en ce sens, en chapitres diffractés, où histoire, scène, et propos sur la société, se font écho à la manière d’un ballet dramatique. Car drame il y a, puisque pour contourner tout effet rétrospectif et purement mémoriel, Daniel Blanga-Gubbay et Lars Kwakkenbos qui dirigent l’ouvrage, ont établi des ponts entre des spectacles et des préoccupations actuelles aussi bien politiques, sociales, esthétiques, ethnographiques, cartographiques, et même géopolitiques.

Les contributions internationales donnent ainsi la parole autant à des artistes présentés lors du festival qu’à des critiques d‘art, des philosophes et des dramaturges. L’un deux André Lepecki apporte à cet égard un éclairage pertinent concernant l’analyse des publics, et évoque l’actuelle dévaluation de l’expérience au profit de la présence : « (…) En circonscrivant la différence entre un public témoin et un public spectateur.  Le premier embrasse et nourrit la conscience du pouvoir politique et esthétique de l’expérience partagée (…) Tandis que le second, le public spectateur est le complice silencieux d’une scène de crime. » Lepecki reprend d’ailleurs ici à son compte le diagnostic d’une complicité généralisée de la société, résumée en ces termes par le philosophe Peter Sloterdijk : «  Si l’on demande à un moderne : « Où étais-tu à l’heure du crime ? » La réponse ne peut qu’être : «  J’étais sur le lieu du crime. »[1]

Ce soupçon a priori quant à la valeur du public, c’est-à-dire à la teneur de son regard et de son empathie, Brett Bailey présent dans le livre par la voix d’un de ses performers et de son public, l’a mis en scène, avec EXHIBIT B en 2014, de la façon la plus pertinente qui soit, c’est-à-dire au prix d’un choc violent entre le public et la scène, devenue alors concrètement une scène de crime : celle du passé colonial européen. Reconstituant et métaphorisant sur scène l’idée même de zoo humain, le metteur en scène s’est chargé de titiller la mauvaise conscience du spectateur au risque du malentendu.

On ne peut, de fait, tenter une réflexion sur le spectacle vivant sans la relier à une expérience du monde, telle que peuvent l’expérimenter spectateurs et artistes. C’est pourquoi la théorie dans son versant le plus risqué, pour les protagonistes de ce gros volume, consiste à déceler ce qui fonde la communauté à partir des œuvres et avec elles, et non pas en dehors d’elles. Les artistes, en vérité, qu’ont-ils à nous faire savoir et à nous faire voir sur la communauté  des hommes ? Su et insu pourraient donc avoir partie liées d’un point de vue esthétique et politique, et en tenir compte, pourrait signifier beaucoup plus qu’un «  désespoir chic » pour citer Isabelle Stengers — autre contributeur du livre — qui nous ferait baisser les bras, et basculer du côté du rétablissement de l’ordre.

Ce qui pourrait signifier que les temps que nous vivons puisse alors relever d’un retour des possibles permis par la fiction, vecteur essentiel de forces propositionnelles quant à l’avenir de l ‘art et de la politique. Si, l’on accepte que ces deux pôles soient concomitants.

Dès lors, si ce livre n’est pas une tribune, il y ressemble dans ses ambitions. De sorte que le mot rétrospectif ne sied pas à l’ensemble, car on y décèle un effort non de retour sur l’expérience passée du Kunst festival depuis 20 ans, mais un essai de continuum porteur de sens.

Des images fortes de certains spectacles forment ainsi des lignes de crête incontournables pour la génération qui suit. On pense aux performeurs de Dumb Type qui dévalent un mur dont ils parcourent la tranche de long en large pour disparaître de profil, mimant là, un processus de disparition programmée en pleine épidémie de HIV en 94. Ou encore, cet enfant martyr de Castellucci dans son appartement aseptisé pour Purgatorio en 2009, petite chose perdue, auquel comme pour permettre de dépasser l’effet traumatique de la bande sonore, répond le déluge final de couleurs, en contre jour, figurant d’éternels levers et couchers de soleil. La scène et la faute, Palco et Colpa, s’écrivent avec les mêmes lettres en italien souligne à ce propos Castellucci.

Les instants dansés, photographiés et commentés, de Boris Charmatz à William Forsythe, sont mis à l’honneur également pour le livre ; peut-être parce que Daniel Blanga–Gubbay est lui-même chorégraphe.

On n’oubliera pas toutefois qu’en temps de crise, on a d’autant plus besoin de théâtre, de danse, d’expression de la vitalité artistique, moins pour s’enivrer, que pour savoir que subsiste des espaces de liberté et de résistance. Or si c’est là le rôle de la scène artistique, cela peut être aussi un piège de plus, tendu par la gestion néo-libérale de la culture, comme le souligne très justement Bojana Cvejić dans son texte : « … » L’art se voit déléguer les tâches politiques et sociales que les gouvernements ne veulent plus entreprendre. En imposant un fardeau injuste à l’art et aux artistes, mieux pourvus en bienveillance qu’en moyen matériel, outils et expertises pour de telles missions, le tournant éthique et social néo-libéral exempte également l’État de fournir des services publics.  »  Ce constat pessimiste ne manque pas de réalité en ces temps de coupes drastiques dans le budget culturel.

La guerre et les dictatures sont également au cœur de l’ouvrage sachant que des artistes en rendent compte dans leur pratique artistique, et que leur vie personnelle y est associée. On pense au Libanais Walid Raad qui relate les traumas de l’après-guerre au Liban, et à l’auteur iranien Koohestani qui raconte l’influence du comité de censure sur son écriture. L’un et l’autre répondent de ce qui « contre » la vie artistique, sans pour autant la détruire grâce au pouvoir de neutralisation que peut représenter la liberté de création.

Ce livre, en somme, ne cesse de se saisir et de se dessaisir ainsi, des dangers propres à l’existence, nous qui sommes à une époque dite « préventive » comme la nomment Daniel Blanga-Gubblay et Lars Kawakkenbos. Ce qui revient alors à se demander ce qu’il en est de l’art dans un contexte où la peur de l’avenir phagocyte chacun de nos actes y compris ceux des créateurs. A l’exemple d’Anne Teresa De Keersmaeker dont l’anxiété face aux désastres écologiques, et à la probabilité de l’extinction de l’humanité, a nourri Keeping still en 2007. La chorégraphe n’en conclut pas pour autant que son art puisse changer notablement le cours des choses, mais elle s’engage cependant à essayer de poser un geste artistique, même infinitésimal, au regard de l’ampleur de la catastrophe pressentie.

Or c’est à la peur, et à la peur de l’autre en particulier, qu’en premier lieu toute catastrophe pourrait appartenir. La politologue et philosophe Chantal Mouffe qui contribue au livre par le biais d’un texte sur le travail chorégraphico-politique de Marcelo Evelin, pose que la rencontre agonistique, autrement dit la rencontre conflictuelle, est bien à la source de toute démocratie. En d’autres termes, autrui ne devrait pas être reconnu alors comme un ennemi, mais comme un simple adversaire. Là s’origine la possibilité de la lutte, mais également sans doute celle de l’art de la négociation qui dépasse les antagonismes, et permet alors l’accueil de l’autre.

C’est avec Pieter De Buysser qu’on conclura ce compte rendu dont le récit inédit La fête des cartographes réussit à catalyser et à infuser dans le livre un peu de l’absurdité inhérente à la modernité qui est la nôtre. Car par les temps qui courent, ce n’est pas seulement à l’esprit de géométrie qu’il convient de s’attacher, mais à la force tranquille des clowns.

Raya Baudinet-Lindberg

[1] Peter Sloterdijk, L’Heure du crime et le Temps de l’œuvre d’art, Paris, Calman-Lévy, 2000, P.9.

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