Reçus de l’étranger : Chine et Roumanie à La Louvière

"The Secret Language of Spigots" © Atelier Bai Ming - Christine Shimizu

D’intéressantes expos se succèdent depuis que les élus de La Louvière semblent avoir compris que, lorsque l’industrie se meurt dans une région, la solution du relais économique à prendre pour lui substituer le tourisme passe par la promotion de l’offre culturelle.

Outre celles du Centre de la Gravure, du Daily Bul, voici les expos de Keramis et du Ianchelevici rebaptisé MiLL. Au cœur de l’architecture très moderne du premier, en plus d’accueillir le céramiste chinois Bai Ming, un aperçu de l’orientalisme à travers les collections permanentes rappelle la pérennité du travail créatif régional. Dans les locaux du second musée, c’est la Roumanie contemporaine qui prouve qu’elle semble plus progressiste en art qu’en politique.

Bai Ming, la nature comme matière à méditer

Cet artiste chinois, Bai Ming (Yugan, 1965), utilise aussi bien peinture que céramique. Si la pratique des techniques céramistes a un lien fort avec les traditions, elle est aussi capable de dépasser la part liée à l’utilitarisme de sa production artisanale et devenir un moyen d’expression particulier. Des objets usuels, cet homme les façonne selon les critères d’avant mais en modifiant la rigidité des critères habituels. Il lui arrive surtout de les surdimensionner, leur conférant dès lors le statut de sculptures. 

Il les décore avec des oxydes de fer, de cuivre, de cobalt. Il laisse le pinceau déposer la matière à la surface de l’objet qu’il fait pivoter sur une tournette, de manière à réaliser un trait continu. Cette technique, dérivée de la calligraphie, nécessite une grande maîtrise musculaire et une concentration maximale. Cela engendre des motifs végétaux, aériens ou aquatiques mis en valeur par la combinaison avec des espaces blancs vides. Ainsi que le remarque Christine Shimizu : « Ce dualisme primordial – calme versus action, ici forme régulière versus paysage mouvementé – renvoie indubitablement au fondement du taoïsme », un équilibre entre yin et yang. L’artiste cherche donc une relation intime entre homme et nature, ceci en dehors de toute présence humaine ou animale dans son œuvre elle-même.

Lorsqu’il s’éloigne de l’objet domestique, Bai Ming se réfère à des apports d’art moderne occidental. La chose fabriquée est alors ce qui possède une présence, qui impose ses formes dans un espace, qui véhicule une perception du monde. « Relics – Walls of Scrolls » se présente telle une structure de rondins et confère une légèreté de papier à des cylindres de porcelaine.

Son accumulation de sortes de  tuyauteries expérimentales  « The Secret Language of Spigots » s’offre à la façon d’un inventaire de variations sur un thème unique. Chaque pièce a manifestement une structure externe similaire. Mais le décor peint est différent pour chacune. Il y a là des motifs végétaux, organiques, bactériologiques, scripturaux… Leur support de porcelaine blanche est lui-même façonné de sorte qu’il puisse révéler des failles, des creux, des rayures, des aspérités qui personnalisent chaque tube.

Cette investigation de ce qui se trouverait sous l’enveloppe externe au moyen d’une incision est une incitation à imaginer quelque contenu mystérieux, ésotérique conjugué aux formes allusives à la nature que le pinceau a déposé sur une part de la blancheur de la porcelaine. La faille ainsi esquissée laisse planer l’incertitude s’il s’agit là d’une potentialité de germination ou d’une prémonition de désintégration.

Cette réflexion à propos de l’ouvert et du fermé, du dissimulé et du montré se retrouve autrement à travers une série de céramiques consacrées à la porosité. Difficile de déterminer si ce qui ronge ces objets à l’aspect de bûches ou de coraux est la conséquence d’une évolution cellulaire intime, de l’action d’insectes ou bactéries externes. C’est en tout cas une observation du travail temporel sur toute matière.

Une série d’assiettes se joue de reliefs et de formes débridées. Nul besoin qu’on y dépose quelque nourriture. Leur contenu sculptural et pictural est à lui seul aliment pour les yeux, attirance pour le toucher des doigts, négation du pratique au profit du poétique.

« Brick from Qin Dynasty » apparaît comme une masse agrémentée d’un panorama esquissé par des éléments visuels suggérés plus que dépeints. Les allusions sont forcément références à l’histoire locale. Elles disent en outre une prise de possession symbolique de l’espace : une brique en théorie conçue pour s’insérer dans un paysage s’avère elle-même porteuse de paysage.

Dans le domaine pictural, le travail de Bai Ming s’évade vers cette abstraction qui a depuis longtemps envahi l’histoire de l’art occidental. Son apport est lié aux ingrédients qu’il utilise et dont les aboutissements se matérialisent sur le support : à savoir du jus de thé, de l’encens consumé. Ils ajoutent à sa pratique d’abstraction lyrique des matières nouvelles dont la conjonction provoque des effets nouveaux. Une réalisation à la laque se construit à partir d’une texture matiériste qui n’est pas sans rappeler une des périodes de la production de Soulages. 

Images roumaines du monde nouveau

La jeune génération artistique roumaine est en quête d’une nouvelle imagerie qui rendrait compte de l’évolution actuelle de notre monde. Elle s’efforce de trouver des façons innovantes de s’approprier la réalité afin qu’il soit possible de la percevoir autrement.

Andrei Nacu (1984) applique un travail complexe de reconversion d’images d’archives télévisuelles de l’élimination du dictateur Ceausescu, notamment en les superposant comme si les pixels étaient cubiques, puis en conservant une partie d’entre elles tant et si bien que les images originelles en deviennent abstraites alors que le titre du diptyque consiste en coordonnées géographiques concrètes exactes du lieu de l’exécution. Cet événement majeur de l’histoire récente de la Roumanie s’en trouve déplacé en vision plastique racontant une vérité historique polémique.

Anca Benera (1977) et Arnold Estefan (1978) élaborent une cartographie inédite. « The last land » représente un cercle dont la majeure partie est d’eau bleue, dans laquelle s’insère en un triangle blanc la forme d’un pays ayant survécu à la montée des océans. L’imbrication de deux éléments antagonistes crée la vision d’une des conséquences du changement climatique.

Dan Perjovschi (1961) étale des cartes postales desquelles le Parlement a été effacé, analogie avec la pratique dévoyée de la démocratie dans un pays qui, sorti du régime communiste, n’a pas encore trouvé un fonctionnement politique de liberté. Il rassemble également des objets divers qu’il associe en installations à des plans et à des notes en guise d’interrogation à propos des musées, de leur rôle, du choix des pièces à exposer  et conserver dans un univers qui produit davantage. Il a également aligné en colonne verticale des billets transformés en dérisoires bateaux de papier.

Silvia Amancei (1991) et Bogdan Amanu (1991) se sont emparés d’un couloir afin, précisément de concrétiser le vertige suscité par l’invasion d’images dans notre quotidien. Ce duo lance sur les murs et trace au sol des traits obliques ou des arcs de cercles, y inscrit des artères urbaines menant à des dérives du capitalisme, y adjoint des photos. C’est clair, rigoureux, impitoyable.

Chez Mona Vatamanu (1968) et Florin Tudor (1974), un planisphère en tissus polychromes porte, selon les régions, des textes brodés indiquant quelle activité productive les anime ; cela s’étend de l’opium aux semi-conducteurs. Sous ces choix, se perçoit l’intention critique d’une géopolitique soumise à l‘appât du gain. Iulia Toma (1974) valorise des morceaux de tissus en des collages raffinés qui rendent poétiques des fragments destinés au rebut.

Le collectif Apparatus 22 (Maria Farcas, Erika Olea, Dragos Olea 1979 ; Ioana Nemes 1979-2011) a agencé un ensemble d’apparence hétéroclite où il est possible d’écouter une piste sonore. Monté comme un objet improbable, cette réalisation draine sa dose de dérision des processus de fabrication artistique qui, parfois, se réfugie dans le spectaculaire, le provocateur, le snobisme.

Robert Pal Koteles (1975) travaille la matière picturale selon des critères mathématiques. Mi Kafchin (1986), à travers une peinture aux accents symbolistes et surréalistes, s’efforce de partager sa démarche vécue de transgenre. Au contraire, Iulia Nistor (1985) offre des images abstraites nées de la superposition d’images réalistes. C’est une invite à la contemplation et à la méditation.

Nona Inescu (1991) installe un paravent déployé, des encadrements vides mais dans lequel est serti, venue de nulle part, la présence sensible d’une main et d’un fruit. Dans la vacuité apparente de la composition, l’apparition sans raison d’une présence, du souvenir d’une présence peut-être. Ténue, fragile, éphémère probablement. Tandis que Cristina David (1979), par contraste, installe discrètement sa présence dans des lieux successifs en accumulant une continuité de fins morceaux de bois cassé formant un lien ininterrompu qui relie entre eux espaces et œuvres, ainsi un fil conducteur d’un récit à inventer par chaque visiteur.

La video d’Andreea-Lorena Bojenolu (1989) est une performance durant laquelle l’artiste traverse une de ses toiles en décollant la couche marouflée de celle-ci, sorte de traversée des apparences pour resurgir à la fin hors de l’œuvre dont l’épiderme a été lentement détachée de son support. Une autre vidéo, signée Geta Bratescu (1926-2018), s’articule autour d’une autre traversée de toile. C’est en la découpant verticalement en son centre grâce à un couteau qu’un personnage flegmatique enfile une série de peintures avant d’aboutir à une présence humaine que le couteau abat à son tour. En quelque sorte une pratique héritée de Fontana permettant de passer d’un espace à un suivant jusqu’à aboutir à la fin définitive d’un être, d’un œuvre.

Michel Voiturier

« Vibrations de la terre » au Keramis de La Louvière jusqu’au 15 mars 2020. Infos :+32 (0)64 23 60 70 ou www.keramis.be

Catalogue : Ludovic Recchia, Christine Shimizu, Maël Bellec, Catherine Noppe, Antoinette Faÿ-Hallé, Jean-François Fouilloux, « Bai Ming vibrations de la terre »,  Bruxelles, Prisme, 2019, 160 p.

« Rethinking the Image of the World » à l’occasion de Europalia Roumanie au MiLL de La Louvière jusqu’au 9 février 2020. Infos : +32 (0)64 28 25 30 ou www.lemill.be

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