Défions-nous des apparences

Alain Bornain, "Time", bois recouvert d'or 24 carats, 2019 © A. Bornain

Après Orlan, Bornain, Robjee, Poppe & Rolet, Berreby, l’Hôpital Notre-Dame à la Rose accueille à nouveau Bornain mais accompagné de Pascal Bernier, Sophie Langhor, Laurent Quillet, poursuivant ainsi son défi de mettre en dialogue ses pièces muséales du passé et des œuvres contemporaines.  Quitte, parfois, à faire douter le visiteur qui se demande si ce qu’il voit appartient à l’histoire ou à la fiction créative actuelle.

Cette façon de susciter le doute est véritablement l’intérêt premier de cette confrontation.  Le musée n’est pas envahi, il est infiltré. Les œuvres moins nombreuses que parfois sont réparties sans surcharges. Elles posent donc cette première question : quand un objet proche du quotidien est rangé dans un musée, devient-il œuvre artistique ? Marcel Duchamp a répondu oui le jour où il a installé son urinoir en le baptisant « Fontaine » (1917), nous incitant à ne pas nous fier uniquement aux aspects extérieurs de ce qui est regardé.

Se pose alors la seconde question : une œuvre d’art est-elle la réalité ? Magritte, lui, un peu plus tard (1929), a répondu par sa célébrissime légende écrite en dessous de sa peinture : ceci n’est pas une pipe. C’est donc à exercer notre défiance que nous défie cette exposition. À nous inciter à ne pas nous laisser berner par des apparences puisqu’il y a toujours « trahison des images » . En fin de compte, elle nous met au défi de nous défier. 

Pascal Bernier en taxidermiste goguenard

C’est grâce à des sculptures d’animaux naturalisés mais nantis de pansements que Pascal Bernier (Bruxelles, 1960) s’est fait connaître. Empaillée, la bête a tout d’un véritable cadavre qui conserverait les attributs du vivant ; du coup, le pansement a l’air de soigner une blessure réelle, d’autant que cette série d’œuvres a pour titre générique « Accident de chasse ». Pas très loin, voici des papillons épinglés sous verre par un lépidoptériste passionné. Leurs ailes offrent des couleurs incroyables. À regarder de plus près, les motifs qui les ornent sont des signes de l’aviation de guerre allemande. Ce qui n’a rien de pacifique.

Une vidéo vient compléter ce premier rapport avec la nature. Elle montre un serial killer au visage caché en pleine action. Il choisit ses victimes ; il les attache ; il les massacre à coups de marteau, de couteau, de perceuse électrique, etc. Sauf que tous ces actes quasi banalisés par le cinéma et la télé, il les perpètre sur des fleurs ! Une façon brutale et parodique de rappeler notre rapport ambigu avec l’écologie.

Comme l’écrit Arnaud Stinès, Bernier « joue de l’illusion pour mieux bercer nos désillusions ». Et la plus spectaculaire, ce sont ces maquettes de cimetières, association miniature proliférante de tombes, de caveaux, de monuments funéraires. Leur architecture impeccablement géométrique, leur blancheur éclatante rendent plus violents les indices qui signalent quelles sont les dépouilles ici honorées après leur mort : smartphones, appareils de communications, gadgets électroniques… Images à sens multiples de l’impact de ces technologies sur nos comportements, mortifères à long terme des relations directes avec le réel au profit du virtuel et des multinationales.

Alain Bornain, symboliste subversif

Habitué des lieux, Alain Bornain (Genappe, 1965) éparpille des tableaux dans diverses salles du musée. Ils représentent tous des éléments réalistes identifiables (objets, paysage, personnages, végétaux) peints en noir sur fonds partagés entre le blanc et le sombre. La perspective, procédé utilisé en art depuis longtemps afin de créer un mirage d’espace, est perturbée par la présence de pastilles colorées monochromes, proches de l’image cliché d’ovni ou de planète inconnue. Le tout rendant l’impression que le monde qui nous entoure n’est plus le même, que la pesanteur l’a en partie quitté.

Si l’espace est reconsidéré, le temps est lui aussi objet de recherches. Un livre d’artiste reprend une des thématiques de Bornain, la fluctuation de la durée. Il y a intégré ses pastiches minutieux de traces d’écriture laissées par des craies sur le noir d’un tableau d’école. Quoi de plus éphémère en effet qu’une idée même profonde qui risque d’être à tout instant effacée par un frotteur ou une éponge ?

Cette thématique s’incarne de manière éclatante dans une sculpture composée du mot « time » en relief de lettres précieusement dorées. Il est placé là afin de rappeler la brièveté d’une vie : son ‘t’ possède la forme d’une croix sur pierre tombale. Ce qui rejoint une autre symbolique, celui de la pomme, présente ici sous forme de sculpture en métal recouvert d’or. C’est bien elle qui fut prétexte à la désobéissance aux impératifs de la divinité et à l’exil du paradis terrestre ; c’est bien ce métal aussi qui a fini par régir le monde voué au profit.

D’ailleurs, touche finale, des images figuratives ont été recouvertes d’une feuille d’or. Leur narration disparait derrière cette barrière opposée au regard. Elle devient invisible. Quoique, à y regarder de près, en y mettant l‘attention nécessaire, sous cette apparence clinquante, la scène peinte n’a pas totalement disparu car une absence parvient quelquefois à devenir une présence. Ou vice-versa.

Sophie Langhor, « Sans titre », porcelaine émaillée, 2019 © A. Bornain

Sophie Langohr, l’effacement dans le visible

On dirait volontiers de Sophie Langohr (Liège, 1974) qu’elle se préoccupe de la présence et de l’absence. Pour concrétiser cette dualité, elle se sert de matériaux appartenant au passé. Ainsi a-t-elle repris deux tableaux du XVIIe siècle. Elle en a supprimé les éléments anecdotiques des personnages et des symboles religieux. Résultat : la Marie-Madeleine de la première toile du peintre originel laisse est remplacée par un sombre lieu anonyme troué d’un vide indéfinissable qui ouvre vers un univers lointain de clarté ;  sur la seconde œuvre ne subsiste que la bordure du tissu sur lequel était couchée la femme, sorte de tracé délimitant la place inoccupée, vide cette fois présenté comme plein, mais plein de rien.

Elle a également effectué un montage à connotations surréalisantes. Sous un buste en bois d’un Christ qui semble en souffrance de profil alors que de face il est d’une grande sérénité, elle a installé un fragment de sculpture ancienne représentant les jambes d’une vénus grecque. Elle rejoint peut-être de la sorte l’hermaphrodisme du fameux Christ doté de seins qui est une des curiosités du musée. Cela devient encore un mixage entre la civilisation de l’Antiquité méditerranéenne et la culture judéo-chrétienne.

Enfin, Langorh a réalisé une série de sculptures en utilisant une partie de la collection de bondieuseries en porcelaine en moulant l’intérieur creux qui est le résultat de leur fabrication initiale. Chacune des statuettes se retrouve dès lors avec son double. Mais ce double a forcément perdu les détails de sa forme extérieure. On se retrouve avec des silhouettes de vague évocation, des œuvres très modernes par conséquent. Le vide central est transformé en forme compacte ; les particularités externes se sont évaporées au profit d’une matière lisse. S’y ajoute un diaporama où l’artiste fait défiler les modèles choisis en ne montrant que leur volume interne. Il y a, à travers cette présentation singulière de figurines pieuses, une étrange similitude avec des vagins, une évocation intrigante de cette matrice dont nous sommes tous issus et de cet espace dans lequel l’ensemencement se produit à l’abri de tout regard.

Laurent Quillet à cache-cache dans le quotidien

Le cadet de ce quatuor, Laurent Quillet (Flines-les-Mortagne, 1989) est aussi le régional du groupe puisqu’il habite Tournai et y travaille. Il s’est essentiellement investi dans la réalisation de vidéos avec le risque inhérent à ce type de productions de n’être visibles que s’il n’y a pas de problème technique. 

Un travail particulier et totalement conceptuel est ce livre qui synthétise cinq bouquins ayant influencé son parcours artistique. C’est devenu, selon certaines méthodes utilisées en analyses structurales, un inventaire statistique de l’utilisation de chaque lettre de l’alphabet, du nombre de mots utilisés, etc. Ce n’est donc nullement le contenu qui est proposé. C’est simplement l’aspect visible de l’écriture qui est soumis  au lecteur, en réalité l’apparence la plus externe de ce qui constitue la littérature. Un point de vue qui rejoint à sa manière la réflexion que se font les mélomanes lorsqu’ils s’émerveillent qu’avec les huit notes de la gamme on ait pu composer autant de mélodies ou d’assemblages sonores si divers.

Une photo interroge à la fois sur l’utilité de la beauté, le symbolisme floral de l’hommage rendu à quelqu’un (un défunt par exemple), l’éphémère de l’existence d’une plante en particulier et du vivant en général. Elle montre un bouquet polychrome, à moitié déballé de son film plastique protecteur, au fond de l’obscurité sale d’une poubelle. Un autoportrait présente l’artiste sur un lit de malade à domicile ou en milieu hospitalier. Il a l’apparence diaphane d’un être sexuellement ambigu en train de disparaître à jamais.

Quillet affectionne de s’intéresser à la banalité du quotidien sous un aspect satirique, une forme d’autodérision plutôt jouissive. Ainsi, il invite chacun dans le confessionnal de la chapelle à s’emparer d’écouteurs pour entendre des confessions dont l’horreur est toute relative. C’est encore plus évident avec les vidéos. Ce sera le vide inévitable d’une conversation ordinaire dont il ne subsiste à l’écran que le diagramme mouvant de l’intensité de la voix entendue sous-titrée comme un film en langue étrangère alors que c’est l’image qui fait défaut. Ce sera encore cet inventaire en boucle des bisous échangés au moment d’un départ, bref ou long, proche ou lointain, indéfiniment repris en un automatisme qui finit par en retirer toute marque réelle d’un sentiment quelconque, rituel convenu, mécanique, obligé par les conventions familiales, sociales.

« Peplum » est un film particulier. Il est basé sur le mouvement, divisant l’écran en plusieurs parts avec des déplacements de divers moyens de transports dans des sens opposés. Il y laisse place aussi pour incarner la poésie avec des pieds (non de vers mais de personnes), avec des traversées de plage de la mer du Nord en une démarche ralentie et des croisements de trajectoires, avec les reflets de l’eau de l’Escaut et le passage des embarcations. La bande son mêle à ces séquences des morceaux de musique classique pour en faire un hymne, plutôt sérieusement cette fois, à la beauté simple de la vie courante que, souvent, nous ne remarquons plus.

Michel Voiturier

« Infiniment » à l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines jusqu’au 29 mars 2020. Infos : +32 (0)68 33 24 03 ou  https://www.notredamealarose.be/

Catalogue : Régine Vandamme, Raphaël Debruyn, Arnaud Stinès, Robin Legge, Julie Hanique, « Infiniment », Lessines, Office du Tourisme/Hôpital N-D à la Rose, 2019, 176 p.

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