Expressions visuelles polyphoniques

A la suite des avant-gardes et des élans de la postmodernité, l’éclectisme le plus large et le plus éclaté est de mise en matière de création artistique. A l’occasion de la publication d’un ouvrage sur les pratiques du plasticien Erwan Mahéo, approche de ce phénomène caractéristique de notre époque.

L’avènement du principe de modernité, le déferlement des avant-gardes ainsi que la course à la novation, l’émergence de la postmodernité et l’éclatement des pratiques dans les multiples formules de transversalité, ont rendu définitivement obsolète les tentatives de définition de l’art. En cassant tous les codes, s’est ouverte la voie à une multitude d’expressions englobant les arts visuels. Pour autant, les anciennes catégories des Beaux-Arts, malgré bien des ukases, des manifestes, des positionnements radicaux suivis de revirements spectaculaires, occupent encore et toujours une part indétrônable dans la marche en avant de l’art et de son histoire. Le dessin, la peinture, la sculpture, n’ont pas dit leur dernier mot et ne sont pas prêts à le faire. Faire sauter les catégories revient souvent à les amalgamer et à attirer dans les filets des expressions plasticiennes de nouvelles participations et considérations notamment sociales, politiques, environnementales, économiques, philosophiques, psychologiques, vernaculaires ou même folkloriques, voire relevant de l’actualité immédiate, la liste étant loin d’être exhaustive. Dans ce contexte globalisateur, par le fait complexe et totalement décomplexé, ouvert et inventif, aventureux et prospectif, on assiste à une mise en cause du passé et de ses structures, notamment muséales, tout en se basant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, sur les acquis les plus solides et traditionnels. Ainsi, à titre d’exemple, la peinture a été vilipendée, rejetée, voire conspuée, écartées des autoroutes de la création, mais jamais elle ne s’est reconnue mortelle et bien au contraire elle a vécu une renaissance à nulle autre pareille et même célébrée par d’anciens conspirateurs. Aujourd’hui, les expressions se juxtaposent, se superposent, se réinventent, s’enrichissent mutuellement, se diversifient jusqu’aux hors-limites des plus extravagants aux plus ténus et modestes. Toutes les formes, modes d’expressions et pratiques, se côtoient, se fréquentent, collaborent, en refusant et gommant au maximum toute hiérarchie. Dans cette évolution, révolution permanente, il conviendrait de prendre en compte le rôle grandissant, pour ne pas dire prépondérant, du vaste marché de l’art qui occupe tous les horizons et tous les rouages de la création jusqu’à la diffusion artistique. Cette analyse relève d’un autre enjeu que l’on n’abordera pas, mais on constatera néanmoins que face à cette machine économique, parfois, souvent, écrasante, une forme de résistance non vindicative s’est développée au point que pas mal de réalisations plasticiennes, tout au moins partiellement, échappent à la domination économico-financière. Elles se propagent dans des circuits et des réseaux qui sans être nécessairement parallèles se démarquent des principaux aspects mercantiles au profit de la seule existence du projet, soit-il éphémère, et sont rendues possibles par des moyens relevant de la subsidiation, du mécénat, de la participation, de l’engagement personnel… Reste que dans ce qui peut apparaître tel un labyrinthe sans issue dans lequel l’art est à la recherche de lui-même et de son identité, se posent la question, de moins en moins traitée au profit du seul commentaire factuel, de la qualité artistique intrinsèque de nombreuses réalisations, partant de leur pertinence et de leur intérêt au-delà de la seule information et au mieux de la description.

Histoires et géographies

C’est dans ce contexte, brossé ici dans ses grandes lignes directrices, que l’on considérera la démarche d’un artiste tel Erwan Mahéo, à la lueur d’un ouvrage récemment publié et d’une réalisation en voie de développement, inaugurée cet été. Vivant et travaillant principalement en Belgique (Bruxelles – enseigne à La Cambre) hors de séjours prolongés à Belle-île-en-mer d’où il est originaire, l’artiste français (°1968) est l’une de figures de cet art actuel multimédias. Il conçoit et dirige en quelque sorte des réalisations le plus souvent symphoniques dans lesquelles se croisent, s’additionnent, se mélangent, pour constituer un tout pluriel, tantôt, le dessin,  films et vidéos, le son, la photo, des impressions, tantôt la musique, l’architecture, le récit ou encore des participants invités, des publics, des sculptures les plus diverses, des objets… Matériaux, techniques, pratiques, emprunts… tout peut être intégré pour autant que cela serve le projet dans sa globalité. Le plasticien pourrait aussi, à l’instar des écrivains voyageur, être qualifié d’artiste voyageur tant ses réalisations et participations sont conçues au cours de voyages effectués un peu partout dans le monde, de Watou jusqu’en Inde, de Thessalonique à Liège… Ce dont rend compte en détail un ouvrage à travers lequel on peut appréhender une grande partie de son travail. La particularité de cette publication tenant dans le fait qu’une bonne trentaine de projets, expositions et réalisations de 1994 à 2021, illustrés, sont directement commentés par l’artiste qui en retrace l’histoire, le contexte et en précise la teneur. A travers cet ensemble, Erwan Mahéo apparaît telle une figure tutélaire d’un type de pratique bien actuelle, typée, correspondant à un projet général qui inclut dans les formes artistiques les ingrédients de son environnement quotidien et participe de sa vie autant que de son travail en atelier ou in situ. Un projet constamment ouvert en fonction des circonstances, du lieu, de l’invitation et autres données. Ainsi, à propos de ce qu’il nomme Dispersion et d’une invitation à participer à la Biennale de Thessalonique en 2007, il écrit, en parlant de l’ancien terrain militaire de Kalamaria : « C’était un bel endroit où régnait une atmosphère à la fois sereine et tendue, quelque chose de fictionnel. J’y passais beaucoup de temps, j’observais les alentours, je tournais en rond. J’étais là pour la biennale de Kalamaria, à me demander ce que j’allais faire ». Rien de prémédité. Il a finalement investi les murs intérieurs d’une petite bâtisse isolée, de ses photos de dessins, objets, lieux… Dans ces démarches donc, et réalisations multiples, les histoires, le vécu, l’histoire et la géographie (pour en référer au titre du livre) sont bien présentes et nourrissent le fil de ses projets.

Une sirène artistique

Parmi ceux-ci on pointera à titre d’exemple particulièrement probant, le projet intitulé La Sirène. À Bangor (France, Morbihan), au bout d’un petit chemin de terre coupant l’herbe sauvage, face aux vagues et vents de l’océan, se dresse, survivance du passé, une petite bâtisse, inutilisée, laissée à l’abandon depuis 1987. C’est là, en ce lieu isolé que l’artiste breton a décidé d’intervenir. Il s’agit en fait de la sirène de Goulphar, une corne de brume qui avertissait les marins en temps brouillard. Il a « eu envie de faire chanter la sirène » confie-t-il au journaliste d’Ouest France (31.05.23). Il restaure le petit édifice, intervient au sol, sur les murs et offre aux visiteurs une vision de l’intérieur grâce à une fenêtre. « Je suis sculpteur, » dit-il, « mais je m’intéresse surtout à la création d’espace, à m’inscrire dans un territoire, provoquer les rencontres et tisser des liens avec des gens qui n’ont pas de raisons d’être ensemble ». Pour l’inauguration, conviviale avec crêperie, il invite des artistes, musiciens, performeurs et relie le lieu à l’art et à l’histoire de la région à travers des lectures. Le projet n’est pas seulement pluridisciplinaire et culturel, il est également social, humain, chaleureux dans le partage, les rencontres, les invitations. La déclinaison artistique s’ancre dans la vie jusque dans un aspect touristique. On pense à Robert Filliou. En une telle démarche l’artiste s’éloigne des préoccupations marchantes, des objets destinés aux galeries. La proposition s’offre libre, au monde, dans son architecture vernaculaire avec valeur artistique ajoutée. Une initiative pérenne par laquelle l’artiste développe tout son potentiel créatif.

Théâtre et cosa mentale

L’ouvrage sur lequel s’appuie cette investigation dans l’œuvre d’Erwan Mahéo est doublement adoubé par deux plumes du cercle de l’art contemporain. D’une part, Colette Dubois (que les lecteurs de Flux News connaissent à travers ses écrits), enseignante et historienne de l’art, d’autre part Lilou Vidal, ex-galeriste bruxelloise et commissaire d’expositions à l’international. La première replace le travail d’Erwan Mahéo dans une suite des ars memoriae dont les origines remontent à l’antiquité gréco-romaine et aboutissent, selon l’auteure, à la « Boîte valise » de Marcel Duchamp. La démarche d’Erwan Mahéo, « théâtre de mémoire », y est reliée en l’analyse de quatre points : le temps, les lieux, les théâtres et les cartographies. De son côté, Lilou Vidal aborde l’œuvre en citant Georges Perec (Penser Classer) à propos « du flou, du flottement, du fugace, de l’inachevé (…) » et en réfère notamment à la formule de Léonard de Vinci, du « concept d’œuvre d’art en tant que chose de l’esprit (cosa mentale) » pour écrire que dans l’œuvre d’Erwan Mahéo « Tout semble être suspendu à son état utopiste de projet en devenir ». En se basant sur cet « espace de la pensée », elle examine l’œuvre en puisant à de nombreuses sources littéraires et artistiques, de René Daumal à Raymond Roussel, d’Hölderlin à Piranèse, pour en terminer « sur la diversité des pratiques d’un artiste (…) ». Une sorte de polyphonie ?

Claude Lorent

Erwan Mahéo, Histoires et géographies, texte de Lilou Vidal et Colette Dubois,256 p., ill. cul., cart., éd. La Lettre volée, 28 €.

Couverture de l’ouvrage avec l’image graphique d’un graffiti, trouvé et photographié par l’artiste dans une ancienne cellule de la forteresse de Yedi Kulé, Thessalonique, 2007. © D.R.

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