Des Hommes contre du Charbon: Récits de Vie

Vue de l'expo © Walter Binotto

Montebelluna est une petite ville italienne d’environ 30.000 habitants.  Elle est située en plein coeur de la région viticole du Prosecco, proche de Valdobiadene et de Trévise, communes que les usagers du vol Ryanair Venise connaissent bien. Non loin du centre de Montebelluna se situe sur la Piazza Negrelli un bâtiment austère aux allures modernistes érigé dans les années trente sous l’ère fasciste. La salle principale, assez vaste, hier encore siège d’un tribunal, s’est reconvertie depuis quelques années en salle d’expos temporaires.  Pour le moment, coorganisée par FluxNews et l’association « les Trevisani nel Mondo », se tient jusqu’au 10 décembre une exposition consacrée aux funestes accords « Hommes contre charbon »signés en 1946 entre l’Italie et la Belgique.  Pour rappel, ce contrat prévoyait que l’Italie reçoive 200kg de charbon par jour pour chaque jeune italien envoyé dans les charbonnages.  2000 jeunes sans emploi, triés à la loupe par des escadrons de médecins, partaient chaque semaine fournir en main d’œuvre les charbonnages belges.

Associé à Florio Durante et Walter Basso, ( ce dernier apportaient son soutien à travers divers panneaux didactiques), mon rôle en tant que curateur, était de mettre en place une stratégie opérative qui consistait à sélectionner une partie de documents (photos et films) qui serviraient de base thématique à l’exposition. Vaste sujet! Très vite l’idée d’élargir cette sélection documentaire à des œuvres d’artistes prit le dessus et c’est ainsi que durant trois mois j’ai pu annexer, sans trop chercher, différentes propositions. Une seule priorité: laisser faire le hasard, m’ouvrir un maximum en écartant les sempiternels jugements esthétiques sur ce qui est bon ou mauvais. Dans ce cas de figure particulier, l’intensité d’un désir de participation a pris naturellement le dessus sur toute autre considération. Les nombreuses réactions de retour de la part du public me laissent penser que ce genre de présentation bousculant les conventions entre amateur et professionnel, a su parler à tout le monde.

La sélection est mixte: Belges, Grecs, turcs, mais surtout Italiens de la deuxième et troisième génération.  

Parmi les Belges, Michel Clerbois a su marquer les esprits avec une installation de radiographies de mineurs silicosés provenant de l’infirmerie de Zolder. Ce lien fusionnel chair et charbon est également présent dans la peinture à l’huile de Denyse Fréson. Réalisée en 1958 d’après un croquis fait in situ, l’artiste représente des mineurs au travail. Brossés avec énergie dans la même substance picturale, les corps torses nus des mineurs se fondent dans l’épaisseur des coulées de matière. De nature plus conceptuelle, Brice Haek interroge le présent avec une intervention dans la Ville. L’artiste affiche dans un café de la place la reproduction sérigraphiée de la fameuse affiche rose de propagande appelant les Italiens à s’enrôler dans les mines.  Une tendance plus sociologique est présente avec les photographies d’Alain Kazienierakis qui nous parle des années 80, en nous montrant des terrils et des quartiers italiens défavorisés de Seraing. Ayant vécu une part importante de sa jeunesse dans ces quartiers, Alain me confie qu’il continue aujourd’hui à faire partie de cette famille.

Faisant face aux radiographies la petite toile aux accents de tapis volant Mikael Kocak, nous parle avec simplicité, non sans humour, du dernier voyage. L’artiste d’origine turque rend hommage à ses grands parents confrontés, comme beaucoup d’autres avant eux, aux dictats du permis de travail. Une phrase soigneusement encollée “Permis de travail illimité” fait référence au repos éternel bien mérité. Francis Desiderio dans une composition photos retraçant le parcours du père revisitera également cette thématique. Provenant principalement d’artistes italiens de deuxième et troisième génération, les œuvres parlent majoritairement de recherches identitaires au travers d’hommages rendus aux pères et grands pères mineurs. Parmi tous ces récits une volonté commune de revisiter cette page d’ histoire.

Pour la plupart d’entre nous, les mineurs, nos pères ne parlaient pas de la mine: ils étaient préoccupés à bien vivre tout simplement comme: faire la fête quand l’occasion se présentait ou s’occuper du jardin. Les récoltes étaient rythmées par les saisons: au printemps, les cueillettes de chicorées sauvages; en automne, de champignons … sans oublier le potager et la culture de l’incontournable “radicchio” . Ils avaient tous, pour la plupart, tournés la page avec l’Italie. Les tentatives de retisser des liens avec des racines enfouies sont généralement le fruit des générations qui suivent et qui ressentent le besoin de se forger une identité en racontant la “Storia”.  Gianni Canova, journaliste, qui intervient dans l’expo avec un film “Memoria” redéfinit entre autre le contexte historique de l’époque des accords. Canova exprime dans une interview la nature de son rapport identitaire et conflictuel: “Chaque matin, quand je sors de chez moi, c’est une nouvelle émigration qui recommence…”.

Le film de Paul Meyer tourné en 1959 “ Déjà s’envole la fleur maigre »” est également présenté. Entre fiction et documentaire, son film témoigne de la réalité de l’immigration italienne, Paul Meyer filme la vie quotidienne dans un charbonnage de Quaregnon. Pour plus de vérité il demandera à des mineurs de tenir leur propre rôle. Dans un autre registre, sur fond de recherche d’identité, le film tourné en 2010 “Charbon” de Federico D’Ambrosio nous parle du lien entre première et troisième génération. Un jeune rappeur dénommé “Charbon” apprend à redécouvrir son grand père en fin de vie.. Sonia Pastecchia, avec le synopsis imagé de son film “Campo sacro” nous parle de la césure avec une terre mère qu’elle relie naturellement à sa grand-mère.  Dans la même veine, la tentative de parler de son passé, le diptyque photo de Graziella Vruna met en tension deux moments forts en reproduisant par la technique de couture à la main sur papier, la cartographie du trajet Naples Liège qui nous parle des liens noués dénoués avec la famille d’origine.

Les témoignages précieux d’ex mineurs encore en vie traversent l’expo, comme les interviews et photos réalisées par Vittoria Boccarsi qui travaille à la CEE à Bruxelles. Vittoria s’est donnée comme mission d’archiver cette réalité qui tend à disparaître petit à petit. Son interview d’Urbano Ciacci, chef porion du Bois du Cazier est un moment important de son travail de mémoire. Une belle série d’hommages est rendue par des jeunes artistes de la troisième génération, témoignant par des récits de vie: Sur fond d’extraits du Paradis et de l’Enfer de Dante, Samuel D’Ippolito, nous parle dans son installation de son grand-père, ex mineur délivré du fond grâce à un service rendu. Moins de chance par contre pour le grand-père d’Olivier Pé qui a souffert de silicose vers la fin de sa vie. L’artiste intervient avec un petit diptyque associant un dessin et un texte poétique éclairant de vérité. Arno Falcata (2ème génération) intervient avec une peinture qu’il réalisera sur le site minier peu de jour après le décès du père. Son installation est complétée par une autre peinture représentant son père en mineur réalisée par un peintre amateur et par quelques objets lui ayant appartenu, notamment la valise en bois qu’avait fabriqué son père au moment de son départ.

L’installation de Sonia Gottardello est de nature poétique. Elle comprend un livre, des textes et des photos de familles. Disposés sur un présentoir, les objets-mémoires accompagnent une cage d’oiseau vide, tapissée de feuilles d’or en mémoire du Grisou. Un livre noir accompagne l’ensemble, il est constitué de ‘ritornelli’ petites chansons de ‘courage’ ralliant les hommes dans le même sort. Gianni Stefanon intervient avec une série de dessins réalisés dans son style particulier au brou de noix et au roseau taillé. L’artiste rend hommage aux traversées d’émigrés en mer Méditerranée et fait ainsi la jonction avec l’actualité immédiate. Une autre série associant la symbolique du puits de Mine et de Ste Barbe intitulée “Belle fleur” en référence aux tours de chevalement existant dans la région de Liège. Eros et Thanatos sont ici intimement reliés dans cette évocation.  Arno Polegato intervient lui aussi en interconnexion avec l’actualité puisqu’il relie les extractions sauvages du minerai de Cobalt en Afrique ( dénoncées par Amnesty International mais passées sous silence par les médias) et l’utilisation d’une main d’œuvre enfantine au bénéfice des grandes marques internationales, Apple, Samsung,… dont nous sommes implicitement les clients.

Jusqu’au dernier jour de préparation de l’expo j’ai vu arriver des personnes soucieuses de participer avec leurs documents particuliers, comme Armando Sandri, qui m’a apporté, avec d’autres documents, la carte d’identité de son père mineur estampillée sur une fine feuille de papier. Sur le verso de cette feuille une rangée de lignes vierges avec pour titre généraliste: Sanzioni, comme si le fait de partir n’était pas déjà une sanction à subir. Les docs sont associés au mur de Vincenzo Salamone, un “jeune” peintre amateur sicilien qui proche de ses 80 ans se met à la peinture en décidant de réécrire dans une suite de tableaux peints à l’huile l’histoire d’un périple : le parcours des jeunes gens ayant quitté leur village natal. Le titre est explicite: des mines de soufre aux mines de charbon… Particulièrement parlante, la peinture sous forme de rituel de passage, met en scène le vieux mineur et le jeune débutant: Transmission de la chique de roll,” C’était du tabac à chiquer qui permettait de recracher la poussière. Un cadeau dans le cadre du vernissage, la présence de Rino Tesser, cet ex mineur ayant vécu le drame de Marcinelle en tant que secouriste avait tenu à être présent à nos côtés. Ils nous a confié ses impressions dans une interview visible sur you tube .

 

Lino Polegato

Uomini contro Carbone, Piazza Negrelli, Montebelluna, jusqu’au 10 décembre 2007

 

 

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