Dans le Grand Est, du contemporain sans modération

Pierre-Alain Münger, série « Demolition man », galerie Radial © MV Flux News

Au cœur de l’Alsace-Lorraine, un petit choix parmi de nombreux musées où l’art contemporain est régulièrement fêté. Au MAMCS, un échantillonnage des collections sur le thème des points de vue contradictoires selon que l’œil est à un bout ou à l’autre de la lorgnette. Un bref détour par la galerie Radial où s’associent sculpture et science physique. Un dernier crochet par un patelin, Delme, qui a transformé sa synagogue en étape pour résidences et expérimentations depuis un quart de siècle.

Voltaire a publié « Micromegas » en 1752 : venu de Sirius, un géantissime géant voyage dans l’univers et finit par aboutir sur Terre. Les hommes sont pour lui des insectes. C’est pour nous une leçon d’humilité et un avertissement constatant qu’il est illusoire de chercher une vérité absolue. Swift avait procédé quelques années auparavant un peu de même avec ses célèbres « Voyages de Gulliver ».

Une visite pour gringalets

L’exposition réalisée par le MAMC de Strasbourg ne manque pas d’humour. Elle s’ouvre sur un diptyque caricatural d’Alain Seichas (1955) se référant à la bande dessinée. Premier temps : un colossal personnage montre sa commisération pour le minuscule être qui le regarde à ses pieds. Second temps : un éternuement du lilliputien envoie son dominateur en plein ciel. Quelques traits, une gamme restreinte de couleurs vives et le gag est efficace qui annonce la relativité des points de vue et l’inattendu de leurs conséquences.

Xavier Veilhan (1963) suspend un mobile composé d’une cinquantaine de ‘planètes’ à la fois légères et massives sous lesquelles il faut passer. Le « Mexico City » de Balthasar Burkhard (1944) survole un gigantisme géométrique de mégalopole, preuve visuelle de l’entassement des citadins. Didier Marcel (1961) moule des éléments extraits d’un paysage, les agence de manière à les présenter, hors contexte, tels qu’ils apparaissent dans la nature mais en insistant sur leur métamorphose en objet muséal. Il en va ainsi de « S(cultures), cette parcelle de champ labouré de la grandeur d’un peu plus d’une acre qui est accroché aux cimaises comme une toile ordinaire devenue haut-relief. Réalité simulée qui s’affiche en violation des lois de la pesanteur. Par l’intermédiaire d’un moulage de peuplier, il synthétise aussi en un torse démesuré à la fois un portrait anatomique et un paysage forestier.

Avec une ironie teintée d’absurde, Wim Delvoye (1965) étale une photo monumentale de panorama montagneux dans lequel s’insère un message gigantesque gravé sur la roche en lettres démesurées d’un gars qui annonce à sa copine qu’il va s’acheter une pizza et revient dans 5 minutes.

Un parcours pour titans

Myriam Mechita (1974) s’intègre dans le thème au moyen de son « Cuirassé Voltaire ». Il semble sorti d’un jeu de combat naval. Et c’est véritablement de jeu dont il est question puisque cet engin guerrier est conçu par enfilage de perles sur de fils métalliques. Leur assemblage en forme de treillis laisse la vision traverser les structures comme s’il était aujourd’hui ce vaisseau fantôme hantant l’imaginaire des marins d’autrefois.

Les mégots de cigarettes d’Irvin Penn (1917-2009) sont photographiés en gros plan. Ils prennent dès lors une apparence d’objets étranges, mystérieux, vénéneux même. D’autant que la technique utilisée (le platine palladium) souligne les détails et la matière avec un raffinement de préciosité stupéfiant, métamorphose d’un leurre qui donne du plaisir avant de donner du cancer.

Martial Raysse (1936) a fabriqué une sorte de collage en 3D, un peu assemblage de gamin qui s’amuse avec des bouts de ficelles mais cela lui permet de se lancer dans des imaginaires ouverts sur des narrations prolifiques et mirifiques. Richard Deacon (1949) invente des créatures d‘outre-là dont l’origine pourrait bien être dans des légendes au contenu très proche de celles de nos lutins, farfadets ou nutons.

Sylvie Fajvrowska (1959) est sans doute celle qui synthétise le mieux cette exposition. Elle place six visages féminins aux allures de masques pour carnaval fantastique. Leur expression s’est figée. Leurs yeux, ouverts ou fermés, se fixent vers nous ou vers le hors champ. Ils révèlent une attention aigüe nourrie des répercussions internes perçues en retrait des éléments du visible.

La veine provocatrice du duo Blue Noses (Alexander Shaburov , 1960 ; Vyacheslav Mizin, 1962) s’épanouit durant une vidéo déposée dans une caisse en carton et intitulée « Little Men ». On y voit une succession de saynètes où soit le sujet est un solitaire agité en habit de défunt dans son cercueil, soit plusieurs individus nus dans un slip et se contorsionnant de manière burlesque et obscène. L’œuvre met les visiteurs en position de voyeurs inquisiteurs, scandalisés, émoustillés.

Cildo Meirelles (1948) a échafaudé une maquette où un escalier mène à une table de travail et à rien d’autre. Comme s’il n’existait pour l’occupant éventuel de ce lieu aucune alternative à une occupation insensée par nature. L’artiste confie à une autre création la mission de parodier un conférencier, réduit à une silhouette plate mue par un moteur invisible, qui discourrait à l’envi sur l’évolution de l’art. Jimmie Durham (1940) propose une autre maquette. Celle d’une maison dévastée car elle a été atteinte par une tête sculptée aussi grande qu’elle. Cette catastrophe s’avère en réalité une libération puisque les murs éclatés de l’habitation ont délivré les occupants de ce qui restreignait leur univers.

Les figurines rassemblées et dispersées par Jean-Marie Krauth (1944) ont envahi le sol. Elles sont en plâtre blanc, toutes semblables. Leur prolifération anonyme, clonée, comporte une sourde inquiétude. Annette Messager (1943) s’est installée également à même le sol pour y inscrire une géographie composée de multiples mini-sculptures. Ce sont pour la plupart des allusions à des objets familiers uniformément noirs répartis comme on bâtirait une commune. Un envahissement mais aussi un agencement tel qu’il s’en produit dans une salle de jeu enfantine. Sauf qu’ici le désordre apparent est mis en scène, doté d’éclairages mouvants, complété par la projection murale d’une horloge car le temps s’inscrit avec sa réalité mouvante dans cette fiction finalement figée.

Une association physique-esthétique

Dans sa petite galerie du quai de Turckheim, Frédéric Croizer choie Alain-Pierre Münger (1977). Ce Suisse est hanté par les métamorphoses. Il est aussi obsédé par les résultats des tensions sur des matériaux. Et comme il s’intéresse aux voitures, il en a fait l’instrument principal de sa création après avoir été l’assistant du sculpteur Carlo Borer.

César compactait les bagnoles. Münger les crashe, soumet leur métal à des pressions, des distensions, des ruptures. Le résultat est souvent une sorte d’oxymore visuel entre la rigueur design de la matière de base et la transformation subie, la disjonction ou la dislocation qui s’ensuit.

L’artiste obtient une sculpture qui possède l’attrait de l’abstraction géométrique et l’inattendu de l’action lyrique spontanée. Ce à quoi la mise en action des lois de la physique, des constantes des formules de la résistance des matériaux aboutit à une sorte d’équilibre entre la beauté fonctionnelle de ce qui a présidé à l’apparence d’une automobile et l’évidence en partie aléatoire de ce qui l’a contraint à céder sous la traction ou la poussée.

Bien sûr, le choix des teintes d’une carrosserie, des grilles supports, des sangles ou des vérins dépend de Münger. Et la part d’impondérable, une fois l’acte entrepris, appartient à un hasard non totalement maîtrisable. C’est cela qui fait qu’il ne saurait pas être question ici de ready made à la Duchamp mais bel et bien de gestes susceptibles d’amener à une forme nouvelle, à une harmonie fugitive quoique évidente.

En cela, cette production n’est pas tellement éloignée des recherches d’une Anne-Charlotte Yver qui, à propos de ses sculptures expérimentales, affirmait : « Je creuse des intuitions par la manipulation des matériaux, l’épreuve de leur résistance, de leur déplacement, de leur gravité ». Et lorsqu’Alain-Pierre Münger revient à la peinture proprement dite, il reprend, avec des techniques plus traditionnelles, les couleurs de la tôle ou des gilets de sécurité, voire des airbags ou des supports métalliques. Il lui arrive même d’ajouter à une toile des fragments automobiles.

La réalisation de ces travaux est une façon de considérer comme une réalité esthétique urbaine ce qui a été imposé en tant que premier instrument de la mobilité des gens. Chaque pièce devient au surplus une insertion dans le temps puisque chacune représente un moment précis de son existence, celui où, la tension étant poussée à son maximum, la matière réagit, entrainant sa propre métamorphose.

Une ex-synagogue pour art pointu

Un patelin de mille cent habitants, Delme, gère une ancienne synagogue transformée en musée d’art résolument contemporain depuis vingt-cinq ans. Elle a reçu des créateurs comme Morellet, Opalka, Bustamante, Buren, Kawamata… et nos compatriotes Ann Veronica Janssens et Edith Dekyndt. En annexe, un bâtiment traditionnel qui servit à divers usages et est devenu salle de projection et de conférences, boutique, bibliothèque, atelier créatif… a été rhabillé avec deux tonnes et demi de polystyrène par Christophe Berdaguer (1968) et Marie Péjus (1969). Il affirme sa modernité tout en conservant un rappel de la silhouette des maisons ordinaires de la région.

Baptisée « Assemblée », la dernière expo en date tentait de dresser une sorte de bilan de ce quart de siècle entre les murs désacralisés du bâtiment. Elle fait apparaître une démarche qui s’accorde avec les tendances les plus actuelles de l’évolution artistique. Beaucoup d’œuvres tiennent du conceptuel. Elles ont en général été conçues en fonction du lieu et, par conséquent, elles ne donnent pas l’impression, comme trop de réalisations de ce type, de défendre un concept plus ou moins creux davantage lié à une réflexion purement intellectuelle qu’à une véritable recherche ou pratique esthétique.

Certaines sont proches de l’invisibilité tout en étant présentes. Ainsi l’installation sonore de Violaine Lochu (1987) profite de l’écho particulier de l’espace pour diffuser un cantique méconnaissable chanté par une voix féminine considérée impure en public par les traditionnalistes orthodoxes.

Ainsi encore, disséminés et plus ou moins dissimulés, des livres de Mathieu Copeland (1977) dédiés à des expositions vides, même pas virtuelles, interrogation à propos de la pertinence de ce genre d’événement dans lequel ils sont exposés/cachés. Quant à Eva Barto (1987), sa pièce d’1 € découpée en deux et recollée en mettant le verso découpé du côté recto de façon à créer de loin l’illusion d’une pièce authentique, elle aura été découverte lors d’un jeu le jour du dévernissage.

Ce que Capucine Vandebrouck (1985) a glissé dans l’espace est de l’ordre de l’impalpable. « Ligne de fuite » est une flaque d’eau dans laquelle, selon les caprices du soleil, se reflète un des vitraux. « Au même instant », ce sont des carreaux d’autres fenêtres fendillés de manière identique. De quoi contraindre le regard à s’attarder sur ce qui ne saute pas aux yeux.

Louise Hervé et Chloé Maillet (1981) présentent l’archivage relié d’un roman feuilleton écrit par elles et diffusé dans le quotidien régional « Républicain lorrain ». Ce texte, désormais pérenne puisque échappé à l’éphémère d’un organe de presse écrite, parle de moments de cristallisation de la pensée à travers plusieurs personnages historiques. En guise de marque-pages, une mini-sculpture en pâte de verre se voit associée à Pasteur.

L’association Berdaguer-Péjus, les emballeurs de maison déjà cités, ont apposé sur un mur trois étranges formes ; il s’agit de la transposition en impression 3D de circuits pédestres effectués à Marseille jadis par Walter Benjamin après avoir ingéré du hachich pour en tester les effets sous contrôle médical , approche qu’Henri Michaux réitérera dans les années 50 avec la mescaline. Le même couple donne à voir un papier peint réalisé à partir de dessins d’enfants ayant pratiqué le fameux ‘test de l’arbre’, forêt hétéroclite en noir et blanc qui abandonne le rôle de révélateur psychologique.

Autre duo, celui de Julia Rometti (1975) et Victor Costales (1974). « Anarchisme magique » est un ‘drapeau’ composé grâce à des graines à propriétés psychotropes : une façon indirecte de poser la question de ce qui se serait passé en Bolivie si les anarchistes avaient mêlé leur théorie politique aux mœurs locales. « Colonne de plumes » apparent soutien du plafond de la salle immaculée oppose la nature brute à l’architecture épurée, deux manières de concevoir un habitat. Enfin, la paire Marie Cool (1961) et Fabio Balducci (1964) a filmé un espace de travail déserté après la faillite d’une entreprise. Il s’agissait d’une part de faire coïncider la place d’un bureau avec l’endroit où le soleil éclaire, puis de le faire basculer comme pour s’en servir en tant que barricade en révolte contre le licenciement des travailleurs de ladite entreprise. La fugacité de l’action donne à observer le dérisoire d’une opposition à la dérive d’un fonctionnement économique face à la fragilité des victimes humaines.

Le déploiement tout en sinuosité d’un carton ondulé nanti d’une pensée écrite constitue l’apport de Delphine Coindet (1969). À l’image de ce rassemblement, elle indique que la visite ne s’effectue pas en ligne droite, qu’elle recèle des parties cachées. Katinka Bock (1976) a donné à des commerçants locaux des objets en terre cuite à exposer dans leur boutique. En revanche, ils lui ont confié un objet de chez eux qu’elle enrobe de terre avant de les cuire et les exposer dans des conditions d’équilibre précaire. Une sorte d’interaction entre musée et vie quotidienne, entre préciosité muséale et valeur temporaire des marchandises du quotidien.

Produire des maquettes de maisons par impression 3D, tel est l’actuel projet de Julien Prévieux (1974). Il les rassemble selon une urbanisation personnelle, sachant qu’il s’agit de la reproduction fidèle de constructions qu’ont occupées Dickens, Shaw, Heidegger… Par contre, la toile peinte par Christian Hidaka (1977) fait allusion à un trajet effectué par Van Gogh entre Arles et Tarascon. Il s’y représente cheminant devant une sculpture ouverte qui incite à quitter le droit chemin pour se rendre vers l’innovant.

Edith Dekyndt (1960) projette une vidéo qui reprend les dessins d’habitants de Louvain-la-Neuve répondant à la demande : qu’est-ce qu’une âme ? Son confrère Yona Friedman (1923) a illustré sous forme d’une bande dessinée élémentaire les dysfonctionnements du système démocratique en opposant en noir le dessin critique et en rouge son commentaire désabusé. Enfin, sur une cinquantaine de papiers à musique ordinaires à 12 portées, Etienne Pressager (1958) a décliné des couleurs en sortes de gammes diverses. Une invite à fredonner en fonction des coloris à attribuer à chaque touche de peinture.

Michel Voiturier

« Micromegas » au Musée d’Art moderne et contemporain (MAMCS), 1 place Hans Jean Arp à Strasbourg [F], jusqu’au 26 août 2018. Infos : +33 (0)3 68 98 51 55 ou https://www.musees.strasbourg.eu/musee-d-art-moderne-et-contemporain
« Demolition Man » en la galerie Radial, 11b Quai de Turckheim à Strasbourg [F], jusqu’au 16 juin 2018. Infos : +33 661 14 53 26 ou http://www.radial-gallery.eu/
Centre d’art contemporain La Synagogue, 33 rue Poincaré à Delme [F]. Prochaine expo : «Objets et faits (Jean-Luc Moulène) » du 8 juin au 21 octobre 2018. Infos : tél : + 33 (0) 3 87 01 43 42 ou http://www.cac-synagoguedelme.org/fr/

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