CENTRE POMPIDOU-METZ Couples modernes enfantent art à foison

Dorothea Tanning et Max Ernst avec sa sculpture, Capricorne, 1947©John Kasnetsis/Adagp, Paris, 2018

La notion de couple dans le processus historique de l’évolution esthétique ne se cantonne évidement pas au duo femme-homme traditionnel. Elle accepte le compagnonnage amoureux d’individus de même sexe. Elle supporte même des associations où le machisme fait loi. Elle ne gomme pas non plus les métamorphoses en trio ou davantage. Seule importe la dynamique qui permet à un ‘duo’ physique et (senti)mental d’élaborer des œuvres nouvelles, de défendre des idées révolutionnaires, de braver la morale culpabilisatrice, de s’opposer aux conformismes sociétaux.

Le choix a forcément dû être restreint à une série de géniteurs artistiques ayant laissé une trace non négligeable dans les soubresauts créatifs qui ont secoué la culture durant la première moitié du XXe siècle, ce que préfigurait déjà la complicité houleuse autant que sporadique entre Rimbaud et Verlaine. Cette restriction amène néanmoins le visiteur à être confronté à plus de 900 œuvres, documents, témoignages qu’une visite hâtive ne permettra pas d’appréhender totalement mais que le catalogue, particulièrement fourni, amène à approfondir entre les anecdotes et les productions artistiques.

Influences réciproques

Et ce, malgré la difficulté, voire « l’impossible conciliation du rôle d’épouse et de créateur, voire du genre féminin et du ‘génie’ ». Quand cela ne mène « pas à l’absorption de l’autre ou à l’abandon de soi », il y aura des œuvres éblouissantes, intrigantes, nourricières. Souvent, il y aura une façon de repousser les frontières des pratiques de l’une par l’autre et vice-versa. Ces échanges permanents débouchent vers des libérations étendues jusqu’au quotidien lorsqu’elles s’expriment dans le domaine de l’architecture, par exemple.

Bien des binômes sont cités et plus ou moins brièvement analysés. Tous n’ont, bien entendu, pas la même amplitude quant à leur impact créatif réciproque. Ils seront mentionnés sans que l’attention qui leur est accordée soit appuyée. Ainsi retrouvera-t-on Laurencin et Apollinaire, Nijinski et Diaghilev, Camille Claudel et Rodin, Zürn et Bellmer, Radiguet puis Marais et Cocteau, Cunningham et Cage, Lorca et Dali, Nin et Henry Miller, Beauvoir et Sartre…

Bergman et Hartung, dont le parcours comprend une séparation et un remariage, collaborent mais ne s’influencent guère en ce qui concerne la forme. Les duos de Breton ne durent pas ; successivement Nadja, Valentine Hugo, Lamba laisseront, notamment, des ‘cadavres exquis’ dessinés. Ceux avec Duchamp seront successifs ou simultanés : Mary Reynolds, Maria Martins, Béatrice Wood, Teeny Matisse. Pour Picasso, il est surtout question de Dora Maar, de Khokhlova et de Françoise Gilot. Flöge restera la muse de Klimt en dépit des nombreuses conquêtes de ce dernier. Elle et lui seront sujets de tableaux somptueux et leurs objets décoratifs novateurs accompagneront une certaine forme de nouvel art de vivre.

Des artistes moins célébrés sont remis aux cimaises constituant d’intéressantes découvertes. C’est le cas de Vanessa Bell et Duncan Grant, Germaine Krull et Joris Ivens. On y ajoutera certains restés dans l’ombre mais dont l’influence fut déterminante comme Alma Schindler pour Malher, Werfel, Kokoschka.

D’un art à un autre

L’architecture doit beaucoup à Aino et Alvar Aalto dans son désir d’améliorer la vie quotidienne comme en témoigne le mobilier exposé. La collaboration Gray-Badovici aboutit à des villas et à un ameublement dont l’élégance ne s’est pas ternie depuis la fin des années 1920. Le tandem Djo-Bourgeois conçoit des textiles et des meubles qui s’harmonisent avec une conception renouvelée de la construction de bâtiments. Ils joueront un rôle majeur dans ce qui deviendra la villa de Marie-Laure et Charles de Noailles à Hyères. Avec le couple Ray et Charles Eames, s’ouvre l’ère de sièges à bon marché ; ils ont aussi révolutionné les concepts muséaux par le biais de recherches interdisciplinaires et permis une approche plus abordable de l’univers scientifique.

Ani et Josef Albers se retrouvent et s’épanouissent dans l’harmonie des formes. Jean Arp et Sophie Taeuber forment une communauté d’esprit traduite par des œuvres différentes mais conçues dans le même esprit. Benedetta et Marinetti initient le tactilisme et engagent l’art dans le futurisme. Leurs poésies spatiales prolifèrent. De Carrington et Ernst nous restent, outre des péripéties dramatiques liées à la shoah, nombre de toiles personnalisées. Du même, avec Tanning qu’il épousera après avoir vécu avec Peggy Guggenheim, il restera des toiles empruntes de mystère et cette photo qui les réunit au cœur d’une sculpture monumentale qui trouve ici sa dimension spatiale et symbolique.

Une des unions les plus prolifiques demeure évidemment Sonia et Robert Delaunay. Les œuvres exposées le confirment. Idem pour Von Werefkin et Jawlensky dont les paysages et portraits palpitent de chaleur intérieure par l’intensité des couleurs qui s’incrustent dans les rétines. Une façon d’utiliser la palette qui se retrouve dans la production de Münter et Kandinsky.

Un foisonnement d’objets, œuvres, témoignages des découvertes ou redécouvertes jalonne le parcours. Un éventail décoré par Kokoschka étale une sorte de mini-fresque séquentielle. « Le Blé » d’Alice Rahon, sorte de trio fantasque et coloré, compose une mélodie visuelle qui se moque allègrement du réalisme. « La Loi naturelle » de Toyen, s’étire en coupe transversale d’un immeuble où chaque pièce constitue un autre tableau.

Les photos montages de Styrsky violemment érotisées conservent leur pouvoir provocateur tandis que celles de Hannah Höch se parent d’ironie parodique. Elles contrastent avec les petites sculptures anatomiques de Marcel Duchamp, sensuellement poétiques.« A Very Happy Picture » tourbillonne entre fantastique débridé et travail optique décomposant et recomposant un mouvement.

Un paysage urbain où la géométrie s’invite discrètement permet à Georgia O’Keefe de décrire « East River from the Shelton ». Une autre géométrie, celle d’Eli Lotar et de Germaine Krull, exalte l’acier des constructions métalliques issues de l’industrie. Tel portrait de Luisa Casati par Romaine Brooks transmet le pouvoir vénéneux que certaines muses ou égéries exerçaient sur celles ou ceux qu’elles séduisaient. Un pouvoir que Max Ernst exprime au moyen d’un onirique ensorcellement sensuel.

Approche autre de l’histoire

Voici donc une intelligente et captivante façon d’arpenter des étapes de l’histoire de l’art du siècle passé en un pêle-mêle de toutes les expressions, plastiques ou vivantes, gestuelles ou sonores, écrites ou jouées, gravées ou filmées… Non pas en suivant la chronologie mais en sinuant d’une collaboration à une autre, d’un espace volontairement intimiste au suivant. Grâce à la description et à l’observation des liens humains qui se sont tissés et assez souvent déchirés plus ou moins rapidement et que, sporadiquement, des événements politiques ou sociaux ont détérioré, il devient plus évident que les sentiments et les pulsions ont été des moteurs de la dynamique des transformations esthétiques.

Sachant, comme l’écrit Hadrien Laroche, que « L’art a souvent constitué le seul témoignage des problèmes clandestins de la vie », cette exposition nous en apprend beaucoup sur des personnalités dont on connaît davantage les œuvres que la biographie et la psychologie ; dont on n’imagine presque jamais à quel point les idéologies et la sociologie d’une époque ont influé sur leurs comportements tant publics que privés.

De quoi, pour chaque visiteur, y trouver son compte tant est grande la disparité des désirs et des espérances sentimentales, au point parfois d’un peu de confusion dans le catalogue par ailleurs remarquable, et dans la scénographie, à cause de l’instabilité, de la précarité temporelle de passions qui ne durent pas toujours, voire détruisent l’être tout en enrichissant et stimulant son potentiel créateur.

Michel Voiturier

« Couples modernes » au Centre Pompidou-Metz, 1 parvis des Droits-de-l’Homme à Metz jusqu’au 24 août 2018. Infos : +33 (0)3 87 15 39 ou www.centrepompidou-metz.fr ; au Barbican Centre , Silk Street à Londres du 10 octobre 2018 au 27 janvier 2019. Infos : +44 20 7638 8891 ou https://www.barbican.org.uk/
Catalogue : Emma Lavigne, Elia Biezunski, Cloé Pitiot, Pauline Créteur, « Couples modernes, 1900-1950 », Paris/Metz, Gallimard/Centre Pompidou, 2018, 482 p.

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