Aurais-je collé une baffe à Sisley ?

L'Inondation à Port-Marly est une série de 4 et 7 tableaux peints par Alfred Sisley en 1872 et 1876


Je n’ai pas encore été voir ce que nous propose la BIP cette année. J’ai un peu peur de ce que je vais y découvrir. En fait, mon appréhension n’a rien à voir avec la biennale ni avec son organisation ni ses choix. Ce que je redoute c’est d’y voir des œuvres qui évoqueraient les inondations de juillet ‘21. C’est personnel me direz-vous. Sans doute. Toutefois, si je n’ai pas souhaité voir les images des journaux, des magazines et des livres sortis quelques jours ou quelques semaines après cet événement, je n’ai toujours absolument aucune envie de les voir. Le souvenir de ces eaux déchainées me fait encore mal. Les petits gestes du quotidien, les objets, ce que je vois encore tous les jours me le rappellent suffisamment. Quand on a eu 1,80 m d’eau chez soi, on n’oublie pas.

Ces images que je ne voulais pas voir, ces documents diffusés ici et là en 2021 ont toute leur légitimité, elles participent de l’information. Nécessaire. Indispensable. Encore aujourd’hui. Evidemment.
Voici quelques semaines, je visitais « Formes de la ruine » une exposition organisée au Musée des Beaux-Arts de Lyon. J’y ai vu bien sûr des Hubert Robert, des Piranèse, des Valenciennes, des Sutherland et des Kiefer. Certaines œuvres, photographiques celles-là, présentaient sur grand format couleur, collés sur « dibond » comme il sied aujourd’hui, des images de Syrie, d’Irak ou de Palestine, bien nettes, fort belles, bien cadrées. Ce genre d’images proposées par des artistes occidentaux m’écœure. Littéralement. Non par ce qu’elles évoquent de l’horreur dont sont capables les hommes mais par l’exploitation personnelle de leurs auteurs qui, en touristes après la bataille, se donnent bonne conscience en témoignant de l’horreur de la guerre. Une horreur de la guerre qu’ils traitent hors conflit après coup. Je les imagine, le Nikon en bandoulière, en t-shirt griffés, Ray Ban et mocassins à glands. Bon d’accord, j’ai l’imagination intempestive. Ces images ne sont destinées ni aux journaux ni aux magazines ni à un quelconque réseau d’information mais à la galerie d’art. Ces images veulent renvoyer aux horreurs de la guerre mais des horreurs de la guerre à apprécier dans une ambiance feutrée entre petits fours et Veuve Clicquot.

On m’objectera Goya et « Les Désastres de la guerre », Géricault et « Le Radeau de Méduse », Picasso et « Guernica »… On me citera Robert Capa, David Douglas Duncan ou Don Mc Cullin et peut-être aussi Roger Fenton, Timothy O’ Sullivan, Mathew Brady… Certes. Mais ces photographes et ces peintres avaient pour objectif de témoigner. Ils ont fait connaître, ils ont révélé. Goya, Géricault ou Picasso transcendent leur sujet. Leurs gravures et leurs peintures renvoient à ce qu’ils ont vu pour Goya – il le dit même sur une gravure ! – à ce qu’on leur a raconté, dans le cas de Géricault, et à ce qu’ils ont lu dans le cas de Picasso. Ces œuvres s’ancrent dans l’histoire, dans des événements que l’on peut nommer et dater mais elles dépassent cette dimension strictement historique. Elles nous ouvrent aujourd’hui encore les yeux sur l’homme et ce qu’il est capable (coupable ?) de faire. Je ne cite que ces trois-là mais nous pourrions évidemment allonger la liste… Quant aux photographes que je citais, ils informent, leur mission était de témoigner, ils étaient là. Pour nous. Ils ont risqué leur peau en Crimée, à Gettysburg, à Omaha Beach, au Vietnam ou en Afghanistan. Et si leurs images figurent aujourd’hui en bonne place dans les lieux d’art c’est parce que, au-delà du témoignage, leurs images parlent une langue universelle qui les élève à la dignité de l’œuvre d’art. Faire œuvre d’art n’était en rien ce qu’ils poursuivaient. Jamais Capa n’aurait sans doute imaginé que ses photos seraient montrées dans un musée ou un centre d’art. C’est notre regard qui les a distingués. Dans ces photos, nous avons identifié un « œil », une manière de faire, une personnalité, une humanité.

Parmi les œuvres exposées à Lyon, il y en avait aussi d’artistes syriens, palestiniens, libanais ou ukrainiens. Des œuvres qui dérangent. Des œuvres qui appuient là où ça fait mal. Chez ces artistes, je comprends aisément que créer participe d’une forme de résistance nécessaire. Indispensable à leur équilibre, à leur survie, à leur résilience. Et je pense aux mots de Gilles Deleuze prononcés devant les étudiants de la Fémis en mai 1987 : « il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance »… 

Et je m’interroge aujourd’hui sur les vagues abstraites des après-guerres. Certes, nous savons tous que les premières formes d’abstraction sont apparues avant les atrocités de ‘14. Mais nous savons aussi que, après ‘18 et après ’45 et pendant une quinzaine d’années, la figuration a connu un repli certain. Est-ce que ces vagues abstraites ne tiendraient pas un peu de l’écœurement qu’ont vécu ces artistes après avoir connu les années de guerre et de shoah ? Que peindre encore après la Somme, Verdun, Auschwitz ou Hiroshima ?

Notre génération est étonnée par le mutisme caractérisé dans lequel se sont réfugiés nombre d’acteurs de la première puis de la deuxième guerre mondiale. On ne comprend pas. Comment et pourquoi nos ainés ont gardé le silence sur ce qu’ils avaient vécu ? Un ami n’a découvert qu’après la mort de ses parents que son papa avait vécu le débarquement de Normandie, la libération de la France et de la Belgique avant de servir comme traducteur au procès de Nuremberg ! Le même ami avait également appris dans des circonstance analogues que ce voisin du Yorkshire qui lui apprenait le morse dans son enfance avait travaillé à Cambridge pendant la guerre avec Alan Turing au décodage de l’Enigma ! Parler et raconter fait revivre. Les bonheurs et les plaisirs comme les horreurs et les atrocités. Pour ces dernières, ceux qui les ont vraiment vécues ont préféré se taire.  

Je ne sais pas quelle fut l’ampleur des inondations à Port-Marly en 1876. La Seine y est sortie de son lit au sortir de l’hiver. A voir les tableaux qu’a peints Sisley, l’eau ne semble avoir fait que recouvrir le pavé. Peut-être seules quelques caves furent inondées. Le peintre en a profité pour capter sur le motif les effets de lumières et de couleurs sur l’eau et sur les façades des maisons.  

Sans doute, le voyant travailler à son chevalet, ne lui aurais-je pas collé une baffe. Et puis, de toutes façons, en toutes circonstances, la discussion et l’échange sont toujours préférables.

                                                                                                                 Philippe Delaite

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