Au Grand Curtius Dialogues fructueux croisés entre passé et présent

Joao Costa Leal

S’inscrivant dans la tendance actuelle des interactions entre le patrimoine ancien et la création contemporaine, le Grand Curtius permet à une quarantaine de créateurs de prouver à quel point les thématiques de l’humain restent des préoccupations permanentes.

La démarche n’est pas neuve. Elle est ici, pour sa 6e édition, particulièrement fructueuse grâce à des cartels qui, souvent, renvoie explicitement le visiteur vers la ou les œuvres d’autrefois qui relient une pièce actuelle à un témoin de jadis. Car il y a matière en ces lieux généralistes qui témoignent de l’humanité depuis la préhistoire jusqu’ à aujourd’hui à travers le verre, l’archéologie, les arts décoratifs, les armes, les arts religieux et mosan.

 Quotidien de proximité

Dès l’entrée, le signal s’impose. En guise d’accueil, Joao Costa Leal installe sur piédestal un caddie corrodé de supermarché, bourré d’instruments, ustensiles, outils empoussiérés, hétéroclites, comme une image polysémique à la fois du rôle muséal de conserver des témoignages et d’une civilisation enlisée dans un consumérisme forcené. En effet, rien n’est plus interpellant en cette institution que de s’interroger sur l’éphémère des productions humaines et l’aspiration chronique à les sauvegarder. Ailleurs, il évoquera un « Jésus » méconnaissable, recroquevillé sous une couverture métallique de survie, présence en perdition de valeurs du sacré.

Attila, La dernière Cène

Les tôles retravaillées d’Attila font passer nos automobiles de leur rôle de dictatrices à pouvoir urbanistique omnipotent à celui de meurtrières de vies humaines et de saccageuses de territoires.  Quant à « La dernière Cène », revue à la manière d’une page de livre pop up, ses coloris vifs empruntés aux vernis à ongles, elle se transforme en une joyeuse bamboche pas très évangélique.

Nar, installation

Plus loin, Nar envahira réellement un des espaces, instituant une éphémère installation dont la structure rappelle le fouillis cohérent des chantiers archéologiques. À ceci près qu’ici, les récipients ont contenu des produits familiers de consommation courante ; ils forment un ensemble polychrome complété par des potiquets superposés dont les liquides multicolores irradient la moindre lumière. Avec aussi profusion de dessins et graffitis, mêlant français et latin, empreintes de monnaie ou de bas reliefs, notules d’inventaires, esquisses diverses. Le tout s’avère en quelque sorte l’imaginaire d’un ouvrage à destination des paléographes de notre futur.

Archer, Désirable en soi, 2017, acrylique. Posca et collage © Archer

Acher, avec un collage sur aluminium en provenance de l’Atomium, affiche une portion de street art, message brut qui brasse des éléments liés à notre période coloniale congolaise, rappel de dérives emportant loin les droits de l’homme, agrémenté d’un portait de Lumumba et d’un texte qu’il écrivit.

Nature au naturel

Le travail paysager de Claudine Grodent sied bien à la collection de verres du lieu. Elle y traite la nature avec une exécution privilégiant l’alliance entre le flou des formes et l’apport coloré de leurs contrastes évocateurs de végétation, de nébulosité. Vanessa Cao s’ouvre au jardin par la grâce de photos qui exposent le végétal en ses foisonnements et ses coloris naturels. Fragmentation pour Samuel Bello : une sculpture évocatrice d’arbre se déroule tronçonnée en croissance circulaire similaire aux cycles naturels. Luc Mabille travaille sur papier marouflé. Il y fait surgir au fusain des indices graphiques évocateurs de minéralité, de végétation, de charnalité.

Babi Avelino, par l’intermédiaire d’une vidéo miniature à l’écran encadré à la façon d’une peinture ancienne pour salon bourgeois, construit des « Illuminations ». Des effets visuels inscrivent des reflets, des miroitements, des motifs kaléidoscopiques, des métamorphoses nébuleuses en filigrane desquelles se perçoivent ou bien une très tendrement érotique scène réaliste ou le chimérique de statues pour conte fantastique. Un parti pris que Robin Bodéüs accentue en s’aventurant en plein vers un onirisme pictural inscrit dans les gènes du surréalisme.

Marine Sharp prend le paysage et le portrait comme prétextes, suspendus et pivotant dans l’espace, flanqués d’un néon qui rappelle si besoin en était qu’il s’agit bien de gravure et non de réalité, imagerie surgie de structures retravaillées afin de s’éloigner d’un travail trop traditionnel. Patrick Magnus semble composer dans une direction similaire, qui se sert de papiers défraichis, d’entassement, d’usage d’un matériau sournoisement malmené par le temps, jeu fragile entre le dissimulé et le montré.

Charlotte de Naeyer, Le sommeil du cachalot

Une raie très gestuelle de Charlotte de Naeyer flotte à proximité d’amphores sans doute sauvées des eaux.Une abstraction fluide de Jenny Donnay prend la luminosité ambiante pour la relancer vers le regard des visiteurs suggérant une apparition venue du fond d’une mémoire.

Espaces de vies

Les acryliques de Jean-François Cuda esquissent d’incertaines architectures. Ceux de Coco insistent sur le poids des choses avec leurs boules en accumulation ou sur leur prolifération évocatrice de  bactéries étalées. Ceux de Michaël Nicolaï, parfois avec une insistance systématique, inscrivent les structures industrielles en alphabet de tour métallique.

Simon Somma

Simon Somma investigue le vide. À l’intérieur d’une masse extirpée quasi à vif d’un volume potentiel ébréché de partout, comme arraché à un passé archéologique énigmatique, il façonne un corps dramatiquement en train de tenter d’échapper à son enlisement. Une lutte sourde se déroule entre une vacuité paradoxale puisqu’elle est habitée par un contenu et une densité rongée par un creux qui se refuse à n’être rien. Ainsi, la vie et la mort enlacés de même qu’à Pompéi.  

Nicolas Deprez explore l’envergure à travers ses fusains qui restituent avec brio l’impression d’un visiteur à l’intérieur du Grand Curtius. Vides et pleins se combinent, statisme et mouvement se complètent. Ces dessins en deux dimensions recréent celles des volumes  que l’on traverse à pied d’une partie du musée à la suivante. Ulrike Scholder concrétise la notion de durée au moyen d’une géométrie répétitive tandis que les personnages campés par Joëlle Desmarets surgissent entre noir et blanc, comme couverts de poussier par le temps.

Un mur se pare quand Usha Lathuraz étale et rassemble quantité d’œuvres de petit format accommodées de textes. Cette alliance joyeusement colorée entre peinture, littérature et artisanat illustre les correspondances qui rendent les arts en connivence avec eux-mêmes.

Héritages artistiques

Hussein Bedday, Sphinx

Parodique, Hussein Bedday reprend des thèmes anciens comme le « Sphinx » qu’il sculpte ou des poteries archéologiques qu’il repeint. Il burine également des bas reliefs aux motifs ésotériques.  Un dessin au fusain de Charles-Henry Sommelette, plus classique, évoque la statuaire antique en des jardins touffus. Caroline Roloux s’empare d’anatomies académiques pour un agencement parcellaire tel des vestiges épars. Ilona Chlubnova s’intéresse au mythe de Mythra dont l’encre de Chine transmet la silhouette taurine.

Emilio Sanchez étale, façon art brut, un avatar de Marie-Madeleine, loin de la préciosité de ce thème cher à la peinture religieuse du XVIIe. Anne-Sophie Fontenelle assume l’héritage historique en s’emparant de détails d’une toile maniériste du XVIIe. Gaëtane Lorenzoni impose une sculpture géométrique élémentaire monochrome noire à consistance de miroir, oxymore exemplaire aux huiles narratives des siècles passés.

De Kristina Sedlerova Villanen, une sculpture en sucre raffiné pose sa granulation étrange sur une serviette en papier issue du mythique Orient-Express. Elle disperse aussi dans le jardin du musée des clichés de bustes historiques, de quoi rappeler que le patrimoine ancien est amené, désormais, à cohabiter avec l’art contemporain.

Thierry Grootaers organise sa toile en assemblages de plusieurs petites ; elle s’affirme figurative pour se parer de motifs arrondis en rappel de l’art nouveau de Serrurier-Bovy à qui elle rend hommage. Les bibelots que le peintre y place ont un petit air de contemporain parodique, jeu subtil qui envoie au musée une sorte de mise en abyme.

Thierry Hanse

Heurts du sacré et de du profane

Josianne Hermesse brosse un Christ crucifié expressif à coups de pinceau vigoureux, donnés comme des blessures à même la chair. Elle enchaîne avec quelques autres en noir et blanc tout aussi expressifs dans la densité du trait. Thierry Hanse joue de variations nouvelles à partir de Saint Jérôme et de la notion de nature morte. Hors de tout contexte religieux, Sarah Minutillo dresse une main qui esquisse une bénédiction dérisoire  à destination d’un néant étranger à toute doctrine.

Charlotte De Nayer se fait narquoise en posant la question du péché originel au moyen du dépôt d’une pomme bien rouge en train de se liquéfier telle une bougie en train de fondre. Elle enchaîne avec de mythiques « Cachalots » en résine acrylique, suspendus en apesanteur ainsi qu’il est devenu usuel dans des démonstrations touristiques pour badauds de parcs d’attraction loin du prestige culturel que leur accorda Moby Dick.

Werner Moron, « Le soldat et la mariée »

Werner Moron a conçu une installation baroque et surréalisante, impertinente et cynique, potache et politique. Cet avatar de son œuvre « Le soldat et la mariée » se dresse en ironie opposée à la grandiloquence désuète des monuments aux morts à l’ancienne.  Ce que propose Sofie Vangor est plus allusif, plus léger puisque ses « Géants » suggèrent leur présence par des empreintes de pas et quelques accessoires épars dont l’imagination est susceptible de s’emparer.

Michel Voiturier

« Inner Space vol.6 » au Grand Curtius , 136 Féronstrée à Liège jusqu’au 28 février 2021. Infos : +32 (0)4 221 68 17 ou www.grandcurtius.be

Écouter : Patrick Dheur, « Récital historique sur le piano Serrurier-Bovy  (Dupuis, Jongen, Debussy, Rogister, Radoux, Vieuxtemps, Satie) », CD ©Musée d’Art moderne et contemporain de Liège, 2009.

Visionner :  Illuminations – Babi Avelino – 2020 on Vimeo

1 Comment

  1. Une très belle expérience partagée avec des artistes venus d’ici et d’ailleurs, menée de main de maître par l’équipe Inner Space dans le plus beau Musée de Liège et de Wallonie. 
    Merci Marc, Marine, Samuel, Luc, François, …, Judith coordinatrice des Musées de Liège, Joffrey muséologue et tous ceux de l’ombre pour votre professionnalisme, votre gentillesse et votre accueil.
    Josiane Hermesse.

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