Preuve indiscutable de la dynamique nouvelle du musée tournaisien conçu par Horta, l’édition à l’intention des visiteurs d’une série de documents à utiliser durant leur trajet à travers l’expo « Portraits d’amis » et à encarter dans un portfolio. Ce qui permet une visite guidée clarifiante et pertinente d’un ensemble qui rassemble des œuvres de la collection permanente et des photographies d’Isabelle Detournay dont la thématique principale est l’attention portée aux travailleurs.
Un lien est établi dès l’abord parce que Louis Pion (1851-1934), peintre et premier conservateur du musée, fut aussi photographe en son temps, utilisant même cette technique comme source d’inspiration directe de ses toiles. Ainsi se rejoignent deux démarches : celle pour les responsables de ces lieux, Julien Foucart et Magali Vangilbergen, de mettre en valeur des œuvres d’une collection dont une bonne partie a été rarement montrée et celle d’un travail d’une artiste très actuelle. Ainsi dialoguent deux façons de se pencher sur l’humain par l’intermédiaire d’une démarche artistique.
En ce qui concerne le passé, l’attention est mise sur le côté social des œuvres de Pion, Guillaume Charlier, Charles Degroux et de pas mal de créations achetées par le collectionneur Van Custem qui légua le musée à la ville de Tournai. Au fil des mois, une rotation permet aux nombreux dessins ici conservés de retrouver les cimaises en pacifiques antagonismes : Van Gogh ou Delacroix face à Ottevaere, Toulouse-Lautrec à Wouters, Courbet à Rassenfosse, Van Strydonck à Calais, Ensor à Finch.
La vision d’Isabelle Detournay (Tournai, 1974 ; vit et travaille à Bruxelles) est axée en une double direction sur fond de quotidien. D’abord une série réalisée autour des élèves d’une école professionnelle pour mécaniciens, photographiés au fil de quatre années à raison d’une matinée par semaine. Ensuite, une thématique centrée sur sa famille puisque tournant autour de trois maisons dans lesquelles elle a vécu nombre de souvenirs.
La série scolaire possède son unité particulière. D’abord par les lieux : une classe et les locaux de travaux pratiques ; ensuite l’uniformité bleue des vêtements de travail. Leur couleur forme un lien entre chaque photo, elle s’impose en permanence. Que montrer de ce journalier sinon des gestes effectués sans cesse au cours des apprentissages. On a pu, à ce propos, parler de chorégraphie. À travers les actes répétés, à travers les attitudes liées au métier mais aussi aux rapports existant entre les ados ou en fonction des machines, il y a perception de rituels qui se sont instaurés peu à peu au point d’une certaine routine mais qui constituent au surplus une façon pour chacun de se retrouver dans le groupe.
Les images constatent. Elles ne jugent pas. Elles révèlent. Elles rendent familier un milieu somme toute plutôt refermé sur lui-même par une institution, par des connaissances acquises en commun, par des sentiments attachés à des moments vécus entre soi. Ce qui apparaît ce sont des personnes liées à l’acte, au faire. Cela n’a rien de sensationnel. Nous sommes dans l’ordinaire, le journalier. C’est le contraire du fait divers. C’est donc ce à quoi on ne prête d’habitude qu’une attention distraite.
La photographe nous amène à porter notre regard sur le réel, prendre le temps de nous attarder. Soudain, une image nous découvre un visage préoccupé par une remarque qu’on lui adresse, un autre se focalise sur un pan de carrosserie, un autre se trouve quasi à l’horizontale sur la pièce qu’il peaufine, un autre encore disparaît presque mangé par le moteur posé sur l’établi à moins que ce soit enseveli sous la voiture elle-même. Ailleurs, c’est une face à face avec soi devant un miroir ou des corps agglutinés fraternellement dans l’union d’un franc éclat de rire. C’est encore le désordre provisoire sur le sol d’outils dispersés ou celui de godasses éparpillées. Parfois encore, voici le dos à dos symbolique d’une silhouette qui songe au retour à la détente en regardant par la fenêtre le dehors de l’après boulot tandis qu’une autre s’affaire à un labeur invisible mais perceptible dans le huis clos de l’atelier.
La seconde partie du travail d’Isabelle Detournay concerne, elle aussi, le quotidien. Mais cette fois, c’est dans l’intime de l’autobiographique qu’elle nous plonge. Ce qui sert de sujet concerne la vie familiale. À partir de trois maisons voisines situées dans la géographie de Gaurain-Ramecroix, village du Tournaisis étroitement lié à l’exploitation industrielle d’une des plus grandes carrières de pierre calcaire d’Europe, nous revisitons ses souvenirs d’enfance.
Elle avait naguère consacré un reportage aux majorettes du coin. Cette fois, c’est à travers l’architecture des lieux qu’elle évoque des personnes, des tranches de vécu. De nouveau, il s’agit d’une approche patiente, étalée sur plusieurs années, insérée dans le temps car les images qui en résultent, comme le souligne justement Julien Foucart, « évoquent immanquablement un passé, mais aussi, observant les enfants qui les traversent, un futur. »
Trois volets constituent l’exposition qui comporte plusieurs clichés grandeur nature. Chaque section est consacrée à une des habitations désertées depuis assez longtemps. Le premier s’attarde à l’intérieur d’une propriété ayant appartenu à ses grands-parents et qui, en sa mémoire, constitue la maison de ses rêves d’autrefois. Le second est le fief même de papi-mamie, lieu d’interdits traditionnels régis par les besoins d’éduquer les rejetons. Le dernier est le havre d’accueil de l’enfance d’Isabelle chez deux voisins lorsque ses géniteurs travaillaient.
Il pourrait n’y avoir que mélancolie et regret dans cette démarche d’archiver en clichés des pans entiers d’une existence précédente. Il n’en est rien. Cet inventaire, magnifié par la couleur et la distance prise avec les sujets choisis, resplendit d’une sérénité qu’on qualifierait volontiers d’intemporelle. Comme les archéologues qui font surgir de terre des vestiges d’autrefois éprouvent ans doute un certain plaisir à ramener au présent des témoignages anciens ; mais ils sont davantage préoccupés de les analyser, de les cataloguer, de les insérer dans un courant historique dont ils sont caractéristiques.
La luminosité est constante. L’attention portée aux détails est essentielle. Ils sont d’autant plus vestiges : un papier peint décollé du mur, déchiré, souillé d’un coup de pinceau débarrassé de son trop plein d‘acrylique ; une boîte de poudre anti-fourmis dans l’encoignure d’un appui de fenêtre ; quelque moisissure sur un mur ; des fils électriques pendouillant ; le guingois d’une porte de garde robe ; des morceaux de ciment désolidarisés du pavement…
Les intérieurs baignent dans un éclairage diurne. Certains jeux d’espaces s’y glissent par miroirs interposés, par filtrage à travers des vitres en verre martelé. D’autres invitent à l’imaginaire comme certaines portes fermées ou rideau tiré, comme certains escaliers qui ne précisent pas d’où ils descendent. À l’extérieur, la végétation prolifère, anarchique ou volubile. Des façades se dressent telles d’illusoires frontières entre village et citoyens.
Là où Isabelle Detournay inscrit son besoin de rester d’abord proche de l’humain, c’est lorsqu’elle introduit, au sein du vide des absences, des présences tangibles du réel. Elle demande à ses enfants, à des neveux, à son père de poser dans ces décors. Le plus souvent, il ne s’agit que de présences. Pas d’activité saisie au vol, pas de rapport avec une émotion particulière. Être là suffit. Être là indique avec discrétion qu’il y avait là possibilité d’y vivre.
Michel Voiturier
Au Musée des Beaux-Arts de Tournai jusqu’au 6 novembre 2023. Infos : 069 33 24 31 ou www.mba.tournai.be
Bibliographie : Julien Foucart, Magali Vangilbergen, Isabelle Detournay,– « Familiarités » Bruxelles, ARP2, 2023. 103 p.
Andrea Rea, Adèle Santocono,« La classe A008 », Marseille, Le Bec en l’Air, 2017,100 p.
Lire : Andréa Réa, Adèle Santocono, Isabelle Detournay, « La classe A008 », Marseille, Le Bec en l’air, 2017, 100p. (29€)
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