ENTRETIEN AVEC STÉPHANE LAMBERT AUTOUR DE NICOLAS DE STAEL

Paysage, 1952

A l’occasion de la grande rétrospective Nicolas de Staël qui se tient au musée d’Art Moderne de Paris du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024, une retentissante monographie signée par Stéphane Lambert paraît aux Éditions Gallimard, Nicolas de Staël. La peinture comme un feu. En parallèle, Stéphane Lambert est le co-auteur d’un documentaire « Nicolas de Staël. La peinture à vif » avec le réalisateur François Lévy-Kuentz, qu’il a co-écrit avec Stephan Lévy-Kuentz. Le documentaire sera diffusé sur Arte. Je me suis entretenue avec Stéphane Lambert, romancier, poète, essayiste, auteur de nombreux livres sur des artistes (Vincent Van Gogh. L’éternel sous l’éphémère ; Être moi toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert ; Visions de Goya. L’éclat dans le désastre ; Monet. Impressions de l’étang ; Mark Rothko. Rêver de ne pas être ; Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, tous publiés aux Éditions Arléa).

Véronique Bergen : Stéphane, tu ressaisis magistralement le parcours de Nicolas de Staël sous l’angle d’une tension entre lumière et ombre, une tension indissolublement à l’œuvre dans sa vie et dans sa peinture. Pourrais-tu évoquer le creuset d’où surgit son œuvre, la manière dont, face à la perte qui le frappa enfant, il s’inventa une région où vivre, une région qui sera la peinture ?

Stéphane Lambert : C’est une dimension qui est au cœur de mon attrait pour son œuvre et sa personnalité, l’équilibre entre vertige et foi que j’avais déjà souligné dans un précédent ouvrage. J’ai toujours été frappé par cet alliage qui sous-tend la création : une faille dont émerge une force qui la transcende. C’est un équilibre très fragile qui donne accès à des zones profondes de celui qui crée. Nicolas de Staël incarne cette dualité de manière exponentielle : à la fois il sauve sa vie en peignant et il joue sa vie en peignant. Le monde s’est déstructuré très tôt pour lui avec l’exil et la mort de ses parents après la révolution bolchévique. Cette tragédie de la disparition violente des repères fondateurs s’est en plus répétée à l’âge adulte avec la mort brutale de sa première compagne Jeannine Guillou qui lui avait permis de s’assumer en tant qu’artiste. Sa famille d’accueil en Belgique ne l’avait pas reconnu dans sa vocation de peintre. En raison de ces circonstances dramatiques, et aussi du fait de son tempérament de feu, de sa radicalité, Nicolas est devenu un sans-lieu qui n’avait pas d’autre pays que la peinture. Il l’habitait totalement.

Véronique Bergen : De quelles manières sa peinture, prise dans le mouvement d’un renouveau incessant, intègre-t-elle aux recherches formelles une veine mystique ? Comment traduit-elle des interrogations métaphysiques, une aspiration spirituelle, une alliance avec le sacré ? Le creusement de la matière, des formes, des couleurs, des rythmes épaule, voire ne fait qu’un avec la recherche de la vie de l’esprit. Sous l’apparence du visible, il cherche, écris-tu, « à faire affleurer dans la clarté des formes le mystère qui anime le réel ». Tu cisèles une magnifique formule « Staël est une introspection en marche. Il a cette capacité de transformer l’adversité en action ».

Stéphane Lambert : Cela rejoint cette identification complète de sa personne à sa peinture. Il n’y a pas de différence, ou de séparation, entre sa vie et son œuvre. Son travail pictural est sa manière de cheminer dans l’existence. A travers la création, il formalise les angoisses, les élans, les perceptions, les questions qui l’obsèdent. Staël a depuis toujours un élan vers le sacré – peut-être parce que le sacré supplante les dégâts du quotidien. Dès son enfance, il a manifesté un questionnement très vif par rapport au sens des choses. Cela fait partie des grands mystères d’un parcours. Pourquoi certains traversent une vie sans se soucier des considérations métaphysiques ? Et pourquoi d’autres en sont imprégnés au point que tout ce qu’ils entreprennent en est le fruit ? Sa peinture est une constante tentative formelle de répondre à ce lien intranquille au réel. L’ambition ultime étant que ce chaos qui le traverse trouve un point de fusion ou d’accord dans la peinture. Ou plutôt : qu’il parvienne à toucher, à saisir, dans la peinture cette unité du tout. La peinture est donc en cela un exercice spirituel. Dans cette recherche, la lumière jouera évidemment un rôle de premier plan puisque c’est elle qui révèle et réunit la disparité des éléments dans une commune réalité.

Véronique Bergen : L’abîme qui a emporté sa jeunesse, ses parents pris dans le chaos de l’Histoire, dans la tourmente de la Révolution russe, sa peinture ne cessera de chercher à le transcender, à le sublimer mais elle a aussi pour mission de s’en rapprocher jusqu’au vertige, tendue par un appel qui se soldera par la défenestration du peintre à Antibes le 16 mars 1955. Parlerais-tu d’un sacrifice de sa vie au profit de l’art ou plutôt d’une impossibilité de vivre sur un autre plan que celui de la création ?

Stéphane Lambert : L’équilibre dont je parlais entre vertige et foi est amené à connaître des périodes d’instabilité. Parce que la foi vacille dans des moments de crise. Parce que l’énergie que demande la création épuise l’être qui se dépasse. Parce que la fatigue, la solitude, l’isolement, les doutes qu’entraîne une vie de création finissent par donner au vertige trop de place et que l’œuvre se sépare du peintre qui l’a produite. Le succès accélère et accentue ce sentiment de dépossession et de désœuvrement malheureux. Et effectivement, dans le cas de Staël, il n’y avait pas de plan B. Il avait tout parié sur la peinture. Staël, c’est l’antibourgeois absolu : il n’a rien d’autre que l’élan qui le porte. Il est nu dans sa création. Il est totalement insensible aux biens matériels, à l’idée d’une vie confortable, la seule chose qui compte à ses yeux c’est de créer. Cette radicalité n’est plus trop à la mode aujourd’hui où les artistes ont plutôt tendance à se soigner… Lui appartient à une génération d’artistes qui étaient prêts à mourir pour leur art. C’est son côté mystique, il engage toute sa vie dans ce qu’il fait. Je me souviens d’une lettre d’Emmanuel Fricero, son père adoptif, qui essayait déjà de le raisonner en ce sens lorsqu’il avait à peine 21 ans en lui disant qu’il était aussi déraisonnable de mépriser les contingences matérielles que de s’en faire un Dieu. Mais Staël ne pouvait pas l’entendre.

Marseille, 1954

Véronique Bergen : Le phénomène d’aimantation et de possession semble se redoubler. J’ai le sentiment que tu as conçu et écrit ta monographie (somptueusement illustrée, présentant plus de cent peintures reproduites, que tu commentes période par période) en étant aimanté et hanté par Nicolas de Staël, lui qui, ensorcelé par le Sud, comme Vang Gogh et tant d’autres peintres, fut hanté par la lumière, par le sens extra-esthétique, spirituel de l’acte de peindre ?

Stéphane Lambert : Ce sont deux parcours frères, ceux de Staël et de Van Gogh. Il se trouve que je travaillais simultanément sur les deux quand j’ai écrit la monographie et leur proximité m’a frappé tant du point de vue de leur vie nomade qui les a menés dans les mêmes régions, que sur le plan de l’évolution de leur peinture. La correspondance de Staël qui a paru en 2014 est dans l’histoire de l’art un document aussi important que celle de Van Gogh à son frère. Ce sont même bien plus que des documents historiques : ce sont deux œuvres littéraires. Je fréquente la correspondance de Van Gogh depuis mon adolescence et elle est absolument inépuisable. Elle se réactualise sans cesse en fonction des périodes où on la lit. C’est pareil pour Staël. Ces deux livres plongent dans la matière du vivant. Ce sont des trajectoires de peintres avec leurs singularités, leurs spécificités, mais on pourrait dire, comme Charles Juliet le dit de Cézanne, ce sont deux « grands vivants ». Ils vivent ce que nous vivons tous mais avec une acuité, une sincérité et une sensibilité extrêmes qui rendent leur vécu hautement universel. Et cela vaut également pour leur peinture. Il y est question de bien d’autres choses que de formes et de couleurs. Il y est question de cela évidemment, mais lorsqu’on voit leurs œuvres, elles ont un pouvoir qui traversent nos zones de connaissance et de résistance, nos masques et nos postures, elles atteignent en nous un fond moins défini, une vérité plus ensevelie et plus vraie. C’est à la fois de l’ordre du saisissement et du ralliement. C’est leur côté saint.

Véronique Bergen : Exilé, déraciné, Nicolas de Staël partit en Espagne, au Maroc, avant de s’établir dans le Midi de la France, de refaire un périple en Afrique du Nord, en Sicile. Quels enseignements, quelles métamorphoses dans ses recherches formelles les feux du soleil lui apportèrent-ils ? Comment, dans sa quête de la lumière du Sud, son regard pictural vint-il à privilégier l’abstraction avant de revenir à la figuration ou plutôt, comme tu l’analyses, à dépasser l’opposition entre abstraction et figuration ?

Stéphane Lambert : Lors de son voyage initiatique au Maroc, la lumière était déjà une dimension dont il mesurait la place fondamentale. Mais il s’est rapidement rendu compte qu’il n’avait pas les moyens alors d’appréhender son effet dans la peinture. Cela a été toutefois une étape importante pour lui en tant que dessinateur. Il a beaucoup croqué d’éléments là-bas : des animaux, des gens, des détails d’architecture. La lumière dénude littéralement le réel. Cela lui a permis de s’en tenir au trait le plus élémentaire dans son dessin comme s’il cherchait le fil premier de ce qu’il avait sous les yeux. Sa difficulté à réaliser des œuvres figuratives dans ce contexte va favoriser ses premiers pas dans l’abstraction à son arrivée à Nice en 1941, ville qui est une base arrière pour les grands peintres abstraits du moment. Plus tard, quand il a retrouvé la lumière du Sud sous l’impulsion de son amitié avec René Char, il était prêt à s’y confronter. Tout son cheminement abstrait et son récent retour à la figuration (dans le sens qu’un motif extérieur est à l’origine de la composition) l’ont préparé à cette rencontre. La Provence, puis la Sicile lui ont permis de poursuivre son « découpage » du réel en formes et aplats de couleurs clairement juxtaposés de manière de plus en plus spectaculaire. Staël peignait dans son atelier à partir de croquis. Les couleurs ne sont donc pas naturalistes, elles sont liées à la teneur de la perception (et de l’humeur) de l’artiste, et au développement « organique » de la toile, à la relation des couleurs entre elles dans l’espace du tableau. Mais évidemment l’intensité de la lumière méridionale a certainement eu une incidence sur la vivacité des couleurs. L’effet ultime de la lumière chez Staël, qui concerne la période d’Antibes, est de créer une douce fusion entre formes et couleurs. Sous l’effet de l’éclat lumineux, les couleurs semblent naturellement épouser les formes – tout relève d’une même atmosphère poreuse et flottante où baigne la réalité.

Véronique Bergen : Pourrais-tu dire un mot d’une part sur l’importance du peintre André Lanskoy sur Nicolas de Staël au milieu des années 1940, sur la libération de traits menant au lyrisme pictural, et d’autre part sur la rencontre avec René Char, leur collaboration qui réorientera l’art de de Staël vers la figuration ?

Stéphane Lambert : Staël a rencontré Lanskoy à la fin de la guerre via la galeriste Jeanne Bucher. Il aura effectivement une certaine influence sur la vie et l’œuvre de Staël. D’abord, c’est Lanskoy qui a présenté Staël au collectionneur Jean Bauret qui allait devenir l’un de ses amis les plus proches jusqu’à son suicide. Il le désignera d’ailleurs comme la personne compétente pour superviser ses expositions après sa mort. Ensuite, sur le plan artistique, Lanskoy a longtemps réalisé des œuvres figuratives, il a un rapport moins orthodoxe avec l’abstraction que les tenants du genre de l’époque. Cette non-séparation entre abstraction et figuration va ouvrir des portes et des horizons dans le travail de Staël. En tant qu’aîné, Lanskoy avait aussi un sens affirmé de la couleur, Staël a sans doute mieux mesuré le rôle de celle-ci dans le contenu dramatique du tableau. Enfin, et c’est peut-être le nœud ou le nerf de leur relation, Lanskoy avait comme Staël des origines russes. Il a pressé ce dernier à laisser libre cours à son expressivité, à la violence qu’il semblait retenir. Tout cela se marque de manière diffuse à travers l’évolution de la peinture de Staël au cours des quelques années après la guerre. En ce qui concerne Char, son impact sera plus visible puisque ils vont réaliser ensemble un livre pour lequel Staël produira un cycle de gravures sur bois qui marqueront un véritable renouveau. Staël a compris l’enjeu de ce projet avec un poète très reconnu. Il y concentre toutes ses forces et son énergie pendant plusieurs mois pour être à la hauteur de ce qui était en quelque sorte une mise à l’épreuve. J’appelle d’ailleurs cette étape dans la monographie : les métamorphoses. C’est comme si ce rendez-vous qui se passe au début des années 50, à la lisière de deux décennies, donnait l’occasion à Staël de réenvisager ses dix premières années de création et de fixer une direction. Il se met alors à regarder le monde extérieur et commence à entrevoir des coïncidences entre ses compositions abstraites et les structures élémentaires du paysage. C’est véritablement le point de bascule vers le retour à la figuration.

Véronique Bergen : Tu consacres des pages vibrantes au tableau Le Concert (1955), sa dernière toile, gigantesque, inachevée, incendiée par une déferlante de rouge, qui a donné lieu à des lectures/visions inépuisables. Comment la musique l’a-t-elle poussé à repenser la composition spatiale, le rythme des formes ? Et peux-tu évoquer ta lecture personnelle, très belle, très forte, du tableau, ta perception d’une « sorte de variation sur le thème de la Passion du Christ » ?

Stéphane Lambert : Je serais bien en peine de répondre précisément à cette question. Staël avait une relation forte et personnelle avec la musique. Sa mère jouait du piano. La musique appartient donc aussi à ce continent disparu du passé. Elle en déborde même, elle en est comme sa survivance, ce qui continue de vibrer au-delà de son événement originel. Dans sa solitude à Antibes, Staël fréquentait encore les salles de concert à Nice ; puis il y a eu les deux fameux concerts à Marigny dix jours avant son suicide. Des œuvres de Webern et de Schönberg qui, comme Staël en peinture, ont désarticulé l’harmonie pour en inventer une « autre ». A plusieurs reprises, Staël a puisé dans l’émotion musicale pour peindre. J’aime particulièrement son tableau inspiré d’une représentation des Indes galantes de Rameau. On dirait qu’il cherche à y faire vivre visuellement la mémoire du mouvement. J’ai tendance à penser que ce qui l’impressionne dans la musique, c’est sa capacité à faire exister la partie silencieuse de l’être, immergée de la réalité, comme lui essaie de rendre perceptible dans sa peinture le flux composite du vivant. Il y a certainement aussi quelque chose en lien avec le caractère architecturé de la musique, mais c’est difficile pour moi de l’évaluer. En ce qui concerne Le grand concert, il y a évidemment l’inondation de rouge qui a surgi lors du concert parisien, puisque Staël a noté sur le programme : « violons / rouges / rouges ». Il y a aussi une dimension métaphorique qu’incarne et qu’instille la musique. On est dans une collision de sens, dans une amplitude sémantique à partir d’un motif très simple. Et à l’intérieur de cette configuration dépouillée, on sent souffler toute la charge d’une vie. Oui, de mon côté, j’y vois comme l’expression ultime de la passion du peintre dont la « douleur » contient toutes les souffrances humaines délivrées de leur poids par la grâce de la création. C’est quelque chose qui m’a beaucoup frappé dans l’amour du public pour Staël : le spectateur comprend immédiatement ce que l’artiste a payé pour ce partage et lui en est reconnaissant. Lorsque j’ai découvert le Calvaire de Roger van der Weyden conservé à l’Escurial, que Staël a dû voir lors de son passage en 1935, j’ai bondi. Son fond écarlate à l’arrière du Christ sur la croix avait un effet d’une puissance similaire à celle du Grand concert de Staël.

Véronique Bergen : Quelle part de nous-mêmes nous offre-t-il à découvrir sur ses toiles ? Comment son feu intérieur s’adresse-t-il à nos brasiers intérieurs dans un geste d’élan intense et de pacification ?

Stéphane Lambert : Comme tous les artistes de premier plan, il nous replace face au mystère de notre présence et nous réconcilie avec le caractère houleux, éprouvant, et souvent absurde, de l’existence, il nous rappelle la dynamique commune dans laquelle chacun s’inscrit – et qui nous réunit. Nous ne sommes pas seuls, chuchote-t-il, nous appartenons à un élan qui vient d’ailleurs et qui nous porte au-delà de nous-mêmes, des circonstances de nos vies.

Véronique Bergen.

Grande exposition rétrospective Nicolas de Staël, Musée d’Art Moderne de Paris du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024.
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h.
Nocturne le jeudi de 10h à 21h30.

Livre-catalogue : Stéphane Lambert, Nicolas de Staël. La peinture comme un feu, Gallimard, 224 p., 150 Illustrations, 42 euros.

Documentaire Arte « Nicolas de Staël. La peinture à vif », réalisé par François Lévy-Kuentz, co-écriture Stéphane Lambert et Stephan Lévy-Kuentz.

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