Flux News juillet août 22
L e f e u i l l e t o n d e l ’ é t é
Sous le vocable « Intersections », pari fut fait en 2019 par un trio de jeunes passionnés de doter Tournai d’une triennale d’art contemporain en remplacement de la défunte série consacrée à la tapisserie. Pari tenu désormais avec un projet multiforme, hardiment contemporain et ancré dans le patrimonial.
La première expérience réunissait Daniel Locus et Dany Danino dans un parcours qui englobait plusieurs musées. L’enthousiasme et l’obstination des promoteurs ont porté leurs fruits puisque, en dépit de tous les obstacles, voici concrétisée la deuxième édition. Qui, non seulement existe, mais a été intégré vu le contenu et la qualité du projet au sein des expos « Utopia » de Lille 3000.
Une approche du contemporain
Cette manifestation offre au surplus un avantage non négligeable. Ce qu’elle propose au public le plus large possible a un intérêt didactique évident. L’art contemporain effraie encore un certain nombre de personnes qui craignent de rester indifférentes ou allergiques à des œuvres simplistes ou au contraire bien trop tarabiscotées. Or, ici, la démonstration est faite que, pour ressentir, il faut percevoir que l’apparence des choses est susceptible d’être interprétée d’une manière inattendue qui permet de passer du superficiel au profond.
Le titre déjà de cet ensemble d’expos, « Border », est l’exemple même qu’il faut aller au-delà de l’aspect. Ce verbe « border » signifie en français mettre une bordure à un endroit, à un tissu, à une œuvre d’art, autrement dit en déterminer les limites. Ce même mot, en anglais cette fois, a pour signification essentielle « frontière ». Ce qui est aussi une forme de limite, appliquée à des territoires géographiques ou administratifs ou à des règles morales ou légales.
Voilà qui donne déjà des pistes quant au contenu des expos réparties à Tournai dans l’ancien bâtiment du restaurant « Le Carillon », le musée de Folklore et des Imaginaires, le musée des Beaux-Arts et le TAMAT. Elles traiteront de ces sujets d’actualité que sont nos frontières via l’immense problème des migrants, celui des guerres qui cherchent à modifier les territoires nationaux. Elles traiteront aussi de ce qui ne cesse d’agiter la réflexion au sein de nos démocraties à propos des limites à nos libertés pour lutter contre les pandémies, les dérives climatiques, les avancées technologiques.
Parmi ces réalisations, deux exemples assez similaires sont éclairants pour comprendre que si on se contente de demeurer à ce qui apparaît au premier abord, on a des chances de passer à côté de la véritable portée des choses. Premier exemple : deux transatlantiques, de ceux dans lesquels on s’installe pour bronzer au soleil sont signés par Céline Cuvelier. Ils sont très ordinaires. Seulement décorés d’éléments colorés sur leur tissu. C’est plutôt joli. Mais assez conventionnel malgré tout et ne mérite pas plus que ça de figurer au milieu d’une exposition qui ambitionne de montrer des créations qui parlent du monde actuel.
Sauf que ces lignes et surfaces peintes sont la transposition sur tissu de statistiques attestant des problèmes écologiques alarmants. Cette rencontre de deux mondes quasi antagonistes (celui des loisirs vacanciers qu’il est possible de prendre dans les pays dits riches et celui des recherches scientifiques à propos de la dégradation irréversible de notre planète) donne donc un sens politique à un objet au départ extrêmement commun. Démarche familière à l’art d’aujourd’hui qui comporte dans ses objectifs de rendre perceptible notre univers aux citoyens qui y vivent. Il est évident que restreindre la présence de l’art dans les musées et les galeries, c’est lui accorder une fonction presque uniquement ‘décorative’. Or, depuis toujours les artistes ont transmis par leur travail une vision personnelle de l’époque dans laquelle ils vivent et nous avec eux.
Un second exemple démontre lui aussi que les apparences recèlent en elles un contenu qui leur confère une signification marquante. Il s’agit d’une œuvre d’Emmanuel Bayon qui se trouve implantée dans le jardin du Musée de Folklore et des Imaginaires. Une girouette rouge attend les visiteurs. Ce genre d’objet est traditionnel dans bien des régions du globe. Il permettait, outre d’enjoliver une toiture, de situer les quatre points cardinaux à des époques où le GPS n’était pas omniprésent.
Celle-ci comporte plusieurs spécificités. D’abord, elle arbore une grande ligne rouge, sinueuse. Son tracé reprend des éléments géographiques insolites. Il dessine la frontière franco-italienne, l’Angleterre et la côte d’Opale, c’est-à-dire ces éléments géographiques liés directement à la venue massive de migrants attirés par l’image fallacieuse d’un éden susceptible de les accueillir. Chacun connaît les difficultés que ces flux de populations provoquent. Ainsi conçue cette girouette ne fonctionne plus normalement. Elle n’indique plus vraiment de direction ; elle est devenue désorientation.
Un projet multiforme englobant le patrimonial
« Border » est à la fois un projet esthétique par la multiplicité des œuvres exposées, ouvert à travers des activités proposées à de multiples publics, pédagogique par le biais de visites guidées, ancré dans l’histoire grâce à la participation de musées tournaisiens. Ce côté patrimonial commence par la possibilité unique de visiter l’imxmeuble de l’ex-restaurant « Le Carillon ».
Ce bâtiment est en effet un vestige unique en son genre qui remet en lumière le rôle important joué par l’architecte Henry Lacoste (Tournai, 1885 – Bruxelles, 1968), le bâtisseur novateur de l’église de Bléharies, entre autres. C’est un lieu ordinairement inaccessible au public. Son éphémère vocation muséale permet de parcourir les 7 étages de cette construction épargnée lors des bombardements de 1940 grâce à un béton révolutionnaire utilisé par l’architecte.
L’occasion est belle de revoir les fresques ornant la salle du resto, de découvrir des vestiges art-déco, de jeter un œil différent sur la ville vue d’en haut. C’est tout autant étonnant tant pour les natifs du coin ayant des souvenirs à réveiller, tant pour les étrangers amenés à se rendre compte d’une architecture méconnue.
C’est aussi l’occasion d’être sensibilisé à des manifestations annexes comme des animations avec des associations, la raison d’être des drapeaux dispersés en ville, leur origine et des productions réalisées en collaboration avec des jeunes via le S.M.A.K. de Gand par exemple. Chacun des autres musées concernés intégrera aussi des créations qui renvoient au patrimoine tout en témoignant d’une ouverture sur le présent. L’équipe organisatrice de l’asbl « Intersections », formée de Jeanne Delmotte, Jeanne François et Robin Legge y a veillé avec cohérence et vigilance en suscitant d’innombrables collaborations en réseaux. Une réussite qui mérite qu’on s’attarde dans chacun des endroits choisis.
(à suivre)
Michel Voiturier
A Tournai jusqu’au 11 septembre 2022 au Carillon, au MuFIm, au Beaux-Arts et au Tamat. Infos et renseignements : Intersections – Triennale d’art contemporain de Tournai (triennaleintersections.be)
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