NADJA « AUX YEUX DE FOUGÈRE ». DÉAMBULATIONS

Flux News, n°89, septembre-octobre-novembre 2022.

Après l’exposition « Salammbô. Fureur ! Passion ! Éléphants ! » en 2021, le Musée des Beaux-Arts de Rouen présente Nadja, un itinéraire surréaliste qui poursuit l’interrogation du lien entre littérature et arts visuels. La promenade dans les arcanes de Nadja, livre stellaire qu’André Breton publie en 1928, nous plonge dans l’univers du surréalisme au travers de photographies, de tableaux, de dessins, de sculptures, de textes, d’objets. L’astre d’une obscure clarté autour duquel l’exposition gravite a pour nom Léona Delcourt, qui se faisait appeler Nadja et est devenue sous la plume de Breton un des personnages les plus bouleversants de la littérature du XXème siècle. L’identité de la co-autrice, de la voix médiumnique du chef-d’œuvre de Breton n’a été découverte, révélée au public que des décennies après la mort de la jeune femme. Sous la merveille de la rencontre avec une passante « aux yeux de fougère » qui erre dans les rues de Paris, sous l’amour entre Breton et Nadja, leurs quelques mois de complicité, Nadja abrite une tragédie : l’internement en hôpital psychiatrique de Léona Delcourt en 1927. Quatorze ans, elle sera enfermée dans un asile d’aliénés jusqu’à sa mort en 1941 à l’âge de trente-huit ans.

C’est à la romancière hollandaise Hester Albach que l’on doit la découverte de la femme de chair et d’os qui donna lieu au personnage de Nadja (Léona, héroïne du surréalisme, trad. Arlette Ounanian, Actes Sud, 2009). Révolutionnant formellement le récit, Nadja agence un contrepoint texte/photos qui entend acter les noces entre rêverie, lecture des signes, déambulation dans la ville et blocs de réalité attestant, par leur dimension visuelle, l’initiation au pays des correspondances. L’exposition nous immerge dans les œuvres qui ponctuent le récit de Breton : photographies de lieux de Paris, de Madame Sacco, la voyante, de Benjamin Péret, de l’actrice Blanche Derval, statuettes africaines, tableaux de Braque, de Chirico, de Max Ernst et, formant le cœur névralgique de l’aventure, lettres, dessins et collages de Léona Delcourt. Nous pénétrons dans le laboratoire surréaliste de l’onirisme, de sa quête d’une surréalité, de son manifeste du hasard objectif, de la révolution de l’amour et de l’amour comme révolution. Les points programmatiques exposés dans le Manifeste du surréalisme (paru en 1924) trouvent leur incarnation existentielle dans Nadja. L’après-midi du 4 octobre 1926, alors qu’il déambule dans les rues de Paris, c’est en tant qu’apparition, que magicienne qu’André Breton voit surgir une jeune femme « si frêle qu’elle se pose à peine en marchant ». « Je n’avais jamais vu de tels yeux […] Que peut-il bien se passer de si extraordinaire dans ces yeux ? Que s’y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d’orgueil ? ». La créature mystérieuse se présente sous le nom de Nadja, un nom de baptême qui écarte l’état civil. Celle qui se définira par la suite comme « l’âme errante » a choisi le prénom de  Nadja car, dit-elle, en russe c’est le début du mot espérance, « et parce que ce n’en est que le commencement ». Après la rencontre décisive de Jacques Vaché en 1915, après quatre années de médecine et son affectation durant la guerre à un centre de neuro-psychiatrie, dans la foulée de sa découverte des travaux de Freud qui redéfinissent la maladie mentale, le poète-médecin fait, en 1926, l’épreuve du surréalisme en acte, du surréalisme incarné dans une jeune femme médiumnique, énigmatique, originale et pauvre. Si elle est davantage surréaliste que le surréalisme, c’est parce qu’elle en est la quintessence, l’expression alchimique et sauvage. Leur rencontre élective prend la forme d’une reconnaissance progressive : il voit en elle ce qu’elle se devine être. Elle est La femme surréaliste, magnifiquement douée pour entrouvrir les portes de la voyance, de l’occultisme, de l’érotisme. Peut-être a-t-elle sombré de vouloir incarner le mythe surréaliste jusqu’au vertige, jusqu’à sa propre abolition…

« Qui suis-je ? », le célèbre incipit de Nadja, place ce récit découpé en trois parties sous le signe de l’introspection. Mais, un abîme sépare la question insondable que s’adresse André Breton et le dessin de Nadja « qu’est-elle ? » dans lequel elle se représente sous la forme d’une femme drapée dans une cape. Ses cheveux forment les jets d’une fontaine déversant ses pensées tandis qu’un immense point d’interrogation enserre la figure, l’étrangle dans son énigme. Saturé de mystères, de cryptogrammes, de niveaux de lecture ésotériques (lecture alchimique, astrologique, occultiste…), Nadja enchâsse Nadja dans un livre-tombeau qui recueille les paroles, les faits, les créations oraculaires d’une muse-créatrice qui pressent qu’elle sera sacrifiée. La Nadja construite poétiquement par l’écrivain met en crise, efface les contours de Léona Delcourt et de son double, Nadja. Jusqu’au délire, Léona s’est corps et âme identifiée à la Nadja hallucinée par Breton. Nimbée de liberté, d’étrangeté, sécrétant naturellement des images et des associations fulgurantes, des textes extravagants, de troublantes coïncidences, la jeune femme fragile, pauvrement vêtue, charme Breton qui l’appréhende comme un vecteur, une comète de surréel, un support d’introspection. Dans son essai Passage par Nadja (Galilée, 2015), la psychanalyste Christine Lacôte-Destribats dévoile ce qu’elle nomme le « malentendu ravageur » entre les deux amants, lequel malentendu s’origine dans la distinction lacanienne entre réalité et réel et dans le rapport que le sujet noue avec le langage. L’amour fou prend la forme d’une demande fusionnelle dans le chef de Léona Delcourt et se heurte au désengagement de Breton qui avoue n’avoir jamais aimé Nadja. Ce livre qu’il désire « battant comme une porte » se termine, dans sa troisième partie, sur l’invocation à la femme aimée, Suzanne Muzard, comme si Nadja, la chimère, l’énigme, n’était apparue que pour laisser place à l’amour. L’aventure ouvre les portes à un nouvel espace d’écriture chez l’un, à la folie chez l’autre.

Ce que l’exposition donne à entendre autant qu’à voir, c’est une autre dérive funeste, dramatique, sous la dérive surréaliste, c’est la cassure progressive du fil entre Nadja et la réalité, entre Nadja et Breton, entre Nadja et Léona Delcourt. L’énigme Nadja/Léona Delcourt excède les puissances d’analyse, de déchiffrement que le théoricien du surréalisme mobilise, tout entier voué à ausculter les nappes de l’inconscient, les régimes d’une autre raison mais impuissant à saisir l’inconscient de cet être à part qui se dessine souvent sous les traits de la fée Mélusine ou d’une sirène, qui rêve de s’arracher à la misère, aux traumatismes de sa jeunesse et qui est montée à Paris pour devenir créatrice de mode, dessiner des costumes pour le théâtre.

Sur Nadja, le « génie libre » qui le fascine, sur cette passante magnétique, sur cette fille de rue, fille de joie, Breton jette un regard mi-amoureux, mi-clinique, aveugle aux fêlures de la jeune femme, méprisant son milieu, son mode de vie qui flirte avec la drogue et la prostitution. Lorsqu’il s’éloigne d’elle qu’il a littéralement envoûtée, elle sombre, perd pied, noyée dans une surréalité déliée de tout ancrage, de tout raccord au principe de réalité. La poétique du merveilleux, de l’imprévisible, de l’amour s’écrase dans l’enfermement asilaire. Celle qui a guidé Breton dans l’océan des signes, celle qui, voyante, déchiffrait des vérités pythiques dans la ville de Paris, sur les monuments, les façades, dans l’inconscient de son amant, tombe en enfer, occupant la place réelle et non métaphorique du cadavre exquis. Le 6 octobre 1926, André Breton lui donne à lire les Pas perdus dans lequel elle voyage, prenant les mots pour des choses, les choses pour des hallucinations, offrant ses dessins, ses collages à celui qui les encastrera dans une œuvre qui signe l’enterrement de sa rêveuse livrée « à la fureur des symboles, en proie au démon de l’analogie ». L’inventrice du « réflecteur humain » s’est perdue dans les pas perdus, créant pour Breton une poésie cryptique, des dessins illuminés, hautement allégoriques, d’une imagination débordante  — « La Fleur des amants » (et ses variantes « L’âme des amants »,  « L’enchantement »), « Le salut du diable », « Le rêve du chat », « Qu’est-elle ? », « A mort, Mazda », « Le baiser qui tue », « Un regard d’or de Nadja », « Autoportrait », « L’âme du blé »… — en lesquels elle condense une adresse amoureuse. Loin de la retenir, Breton qui se targue d’avoir un instinct de conservation qui fait défaut à sa compagne, l’abandonne à ses sophismes, à ses terreurs paniques, à ses visions. Tentant d’incarner le mythe Nadja qu’elle a co-inventé, qu’elle a initié, Léona Delcourt le paie de sa raison, de sa liberté, de sa vie.

L’exposition adopte la forme d’une itinérance dans la matrice visuelle, textuelle de Nadja : nous passons des œuvres consacrées au manoir d’Ango en Normandie (lieu où Breton écrivit une grande partie du récit) aux portraits d’Éluard par Max Ernst, Man Ray, des dessins sous hypnose de Robert Desnos aux peintures de Giorgio de Chirico, Georges Braque, Max Ernst, Valentine Hugo, des photographies de Denise Bellon à des masques, des statuettes africains, des portraits de Lise Deharme par Picabia ou Man Ray aux lettres et dessins de Nadja. Nous déambulons dans les strates d’un texte qui contient une virulente charge contre l’institution asilaire, contre la vision psychiatrique de la démence là où le surréalisme, enclin à exalter les pouvoirs créateurs de la folie, soutient qu’il n’y a point de « frontière entre la non-folie et la folie » (Nadja). On ne peut faire l’économie de la polémique sur la « responsabilité » de Breton dans la trajectoire de Nadja/Léona Delcourt, lui qui, ayant une formation médicale et une expérience en psychopathologie, connaissait les dangers d’une exploration des zones de l’inconscient pour un être aussi fragile que la jeune femme. Le texte porte trace des autojustifications, d’un certain malaise face au drame qui emporte l’« esprit de l’air », le « génie libre » désormais privé de liberté. Les diatribes contre une médecine psychiatrique assassinant les malades dissimulent la désertion de Breton qui, même si, dans les années 1920, il était quasiment impossible de sortir un patient, surtout pauvre, de l’asile, ne semble avoir rien fait pour tenter de la libérer. Transfigurée en Nadja, donnant lieu à un chef-d’œuvre, le modèle de l’héroïne meurt à petits feux, ne laissant comme trace que son être de papier, de fiction, que son personnage mythique. Effacée du monde, rayée du visible, elle ne lira jamais ce récit qu’elle avait appelé de ses vœux et dont, avec une implacable lucidité, elle avait capté le pacte secret. Retranscrites par Breton, ses paroles prémonitoires sont celles d’un sphinx qui pressent son immolation : « Avec la fin de mon souffle, qui est le commencement du vôtre » ; « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace ». « André ? André ? Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste… ».  

Dirigé par Sylvain Amic et Alexandre Mare, richement illustré, le remarquable catalogue de l’exposition comprend des contributions décisives de spécialistes de Breton, du surréalisme (Georges Sebbag, Jacqueline Chénieux-Gendron, la romancière Hester Albach, la psychanalyste Christiane Lacôte-Destribats, l’écrivain et biographe François Buot…), de Florence Calame-Levert, la conservatrice du Musée des Beaux-Arts de Rouen, de commissaires d’exposition, d’historiens de l’art comme Alexandre Mare, Sylvain Amic, Damarice Amao, Joanne Snrech, Bérénice Stoll ou encore du photographe, plasticien, écrivain Alain Fleischer ou de Jean-Baptiste Chantoiseau sur le film Nadja (1994) de Michael Almereyda produit par David Lynch…  

Véronique Bergen.

Nadja, un itinéraire surréaliste,

Jusqu’au 6 Novembre 2022

Musée des Beaux-Arts de Rouen

Rouen.

Entrée : Esplanade Marcel Duchamp

Tél. : 02 35 71 28 40

Ouvert de 10h à 18h

Catalogue Nadja, un itinéraire surréaliste, Édition publiée sous la direction de Sylvain Amic et Alexandre Mare, Gallimard / Réunion des Musées Métropolitains, 272 p., 39 euros.

Textes de Georges Sebbag, Jacqueline Chénieux-Gendron, Hester Albach, Christiane Lacôte-Destribats, François Buot, Florence Calame-Levert, Alexandre Mare, Sylvain Amic, Damarice Amao, Joanne Snrech, Bérénice Stoll, Isabelle Diu, Jeanne-Marie David, Pierre Ickowicz, Jules Colmart, Katia Sowels, Christophe Langlois, Alain Fleischer, Jean-Baptiste Chantoiseau, Constance Krebs, Sean O’Hanlan, Carole Reynaud-Paligot, Anne-Laure Sol, Antoine Poisson.

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