Replacer Paul Klee (1879-1940) au sein de l’histoire de l’art et suivre ses démarches en vue d’aboutir à une nouvelle perception esthétique, voilà qui en souligne l’importance, qui remet en perspective évolutive ce qu’on avait aimé d’instinct.
Lorsque à 15 ans on découvre Klee grâce aux éditions Flammarion et à leurs petits livres illustrés en polychromie sous l’appellation « Le grand art en livres de poche », on s’émerveille. On ne pousse pas plus avant que ce plaisir visuel puisqu’en ce début de seconde moitié du XXe siècle, hors une minorité de spécialistes et de curieux, personne ne s’intéresse vraiment à l’art brut. On n’y fait donc pas référence.
Revoir aujourd’hui la créativité d’une idole de jeunesse et aborder son évolution esthétique à travers l’éclairage de ses écrits et de ses recherches consacrées à l’art pratiqué par les aliénés, par les enfants, par les civilisations dites primitives, par les adeptes d’art populaire ou de mouvements spiritualistes, voilà qui ouvre des perspectives insoupçonnées pour pénétrer pleinement dans l’univers de ce Suisse disparu en 1940.
Pas question dans le choix des œuvres de réaliser une rétrospective. Pas plus que d’en retrouver les plus célèbres. Non, mais plutôt enquêter sur les prospections que Klee a effectuées en vue de remettre en cause la notion même de l’art tel qu’il était devenu, en vue de répudier les habitudes acquises, de se rapprocher autant que possible des origines mêmes de la créativité spontanée non encore soumise à des codes devenus au fil des siècles de plus en plus contraignants, si pas sclérosants.
Des productions de la folie à celles de l’enfance
Klee pense que « l’inconscient peut être la source » et qu’il contient « un potentiel de renouvellement plastique ». Bien avant Dubuffet, il s’évertue à « renouveler la place centrale de l’intuition dans la création ». Il s’intéresse aux productions puériles et en particulier celles de son fils Félix. Notamment parce que les très jeunes, « Moins ils ont de savoir-faire et plus instructifs sont les exemples qu’ils nous fournissent.»
L’aboutissement de toute sa quête axée sur l’idée de remonter jusqu’à la source même de l’art ne s’est pas cristallisé chez Paul Klee en une production tendant à imiter les procédés plastiques contenus dans les œuvres singulières qu’il a observées. Il les a examinées non seulement dans la spontanéité des travaux expressifs enfantins mais aussi chez les malades mentaux, dans les surgissements créatifs préhistoriques, dans les traditions ancestrales de populations exotiques. Il y a adjoint des usages perpétués à l’intérieur de groupes sociaux ou ontologiques appartenant à notre culture occidentale. Son refus du copiage, du plagiat, Morad Montazami le démontre lorsqu’il explique que l’artiste n’a pas, entre autres, recopié les motifs de tissus du Congo mais qu’il en a fait « un support de traduction visuelle […] pris dans un processus de métissage culturel voire de créolisation. »
Une variété syncrétique
Il n’y a pas véritablement de cloisons entre les périodes de son iconographie. Il y aurait plutôt des évolutions dont les germes remontent à l’enfance et dont l’aboutissement à la fin de sa vie contient les apports des découvertes graphiques et picturales glanées au fil des ans.
Dessinateur, Klee a le trait sûr et délicat, susceptible de se traduire par une élégante finesse qui prend parfois des délicatesses de dentellière. Il préfère, selon Jeanne-Bathilde Lacourt, la ligne serpentine et s’inscrit dans une figuration assumée. Lui-même constate : « Plus ce monde (d’aujourd’hui précisément) se fait épouvantable, plus l’art se veut abstrait, tandis qu’un monde heureux produit un art porté vers l’ici-bas ».
À ceci près que ses dessins virent vers l’évidence de l’absurde, presque parfois jusqu’à l’illusion d’optique. Que déduire de ce « Médium ligoté » qui s’empêtre dans son propre corps ? Ou de ce fantôme qui rend visible son invisibilité ? Cette réalité-là frôle le fantastique, voire l’humour. Elle prend des tournures oniriques dont on comprend qu’ils aient séduit les surréalistes.
En fin de parcours, suite à ses découvertes accumulées, mais sans doute aussi à cause de la sclérodermie dont il souffre dès 1935, le trait se fait plus dur, plus approximatif et réduit à un minimum de lignes. Le peintre usera souvent de l’apport de signes graphiques qu’il agencera à la manière de rébus ésotériques. Il se servira presque exclusivement de peinture à la colle dont l’usage détermine la manière de travailler.
Peintre, Klee s’avère coloriste. En témoigne sa «Figure du soir » aux plages arrondies coloriées, assemblées, insérées. Ou encore son « Paysage aux deux fruits » aux formes elliptiques. « Emilie » se pare de la palette liée aux lettres qui la décore. Dans son « Théâtre de poupées », ses pantins sont investis d’arcs-en-ciel. Tel « Chevalier » plus tardif rutile d’or jaune tout comme « Rocher rouge et saule » combine bleu, vert, cuivré et corail. Sans omettre sa « Belle jardinière » aux allures de robot sympa irradiée de l’intérieur. Quelle variété chromatique dans la mosaïque qui compose « Symbiose artificielle » ou dans le pointillisme du « Général des Barbares » !
En condensé
Malgré qu’il ait connu la première guerre mondiale, subi la montée des fascismes européens et avoir été (dé)classé dans la catégorie des artistes dégénérés par les sbires hitlériens, Klee, semble-t-il, n’a jamais intégré à sa création la dimension tragique du destin des peuples. Même si il s’y glisse épisodiquement quelques allusions comme ces avions écrasés au sol dans l’aquarelle « Paysage avec animaux préhistoriques».
À la parcourir, son œuvre est empreint d’une certaine malice pimentée d’une pointe d’ironie. Il offre un large pan figuratif sans pour autant dédaigner l’abstraction qu’elle soit géométrique ou gestuelle. Il se refuse à la contrainte trop fermée de règles systématiques, de poncifs faciles. Il demeure un chercheur solitaire, un explorateur inlassable, un franc-tireur qui s’est refusé avec obstination d’entrer dans les courants de son époque afin de rester lui-même sans pour autant retourner vers le passé.
Michel Voiturier
« Paul Klee entre-mondes » au LAM, 1 allée du Musée à Villeneuve d’Ascq jusqu’au 27 février 2022. Infos : +33 (0)320 19 68 68 ou www.musee-lam.fr
Catalogue : Nina Zimmer, Sébastien Delot, Fabienne Eggelhöfer, Jeanine-Bathilde Lacourt, Christophe Boulanger, Osamu Okuda, Morade Montazami, Maria Stavrinaki, « Paul Klee entre-mondes », Villeneuve d’Ascq/Berne/Paris, Lam/Zentrum Paul Klee/Flammarion, 2021, 208 p.(35€)
Poster un Commentaire