Picasso : sa réappropriation du passé

Exposition « Les Louvre de Pablo Picasso » au Louvre-Lens, 2021 ©Céline Lefranc

La tradition d’un apprentissage des étudiants en beaux-arts se rendant dans des musées afin de s’y imprégner des œuvres des générations précédentes semble n’avoir jamais quitté Picasso.

 Le Louvre fut, pour Picasso, inépuisable. Fabuleuse occasion de se rendre compte de ce qui unit et sépare les mutations de l’histoire de l’art en voyant côte à côte des pièces muséales anciennes et leur transposition moderne. C’est une occasion assez impressionnante de percevoir l’interpicturalité dans les arts, de mesurer ce qui rapproche ou éloigne entre elles des œuvres de l’art ancien et celles du contemporain.

Métamorphose du réel

Le duo le plus éclairant est sans doute cette tête de taureau en cuivre, nacre et lapis-lazuli datée du IIIe millénaire avant notre ère et celle de l’artiste Catalan en cuir et métal, assemblage d’une selle et d’un guidon de vélo réalisé en 1942. Les deux sculptures sont figuratives par leur appartenance au genre animalier et donc aisément identifiables. Les techniques utilisées sont, par contre, discordantes. La première a été façonnée, peut-être moulée ; la seconde est un collage d’éléments préexistants. L’une a peut-être eu pour usage de célébrer quelque divinité mythologique mésopotamienne ; l’autre est hommage à la ‘petite reine’ qui avait déjà la cote à l’époque. L’analogie formelle mène à courses taurines et à tour de France cycliste, chaque période ayant les cultes qui lui correspondent.

La différence essentielle de cette confrontation est celle d’une conception plus neuve de l’art puisque, comme l’explique Virginie Perdrisot-Cassan, «Picasso, à travers la récupération d’objets perdant leur signification première vise à créer une nouvelle réalité.» C’est alors l’imaginaire du spectateur qui transforme sémantiquement ce qu’il regarde. Ce phénomène se passe aussi avec une porteuse de jarre. Initialement, une statuette égyptienne antique. Picasso en reprend la structure externe sur des dessins préparatoires. Ensuite, il assemble une série de bouts de bois colorés et autres petits objets pour reconstituer une silhouette dont le visage est suggéré via trois clous pour les yeux et le nez.

Pablo Picasso Le Déjeuner sur l’herbe d’après Manet Vauvenargues 27 février 1960 Huile sur toile 114 x 146 cm Londres, Nahmad Collection © Succession Picasso 2021 © Nahmad collection

Manet remanié

Au fil des objets exposés, le rapport entre présent et passé s’avère chaque fois étonnant à cause de la comparaison entre une époque révolue et le présent du XXe siècle. La forme montre quelquefois des similitudes même si le dessin avoue des différences. D’autres fois, la transposition se présente véritablement comme une création totalement novatrice. L’exemple le plus saisissant est une série issue du célèbre « Déjeuner sur l’herbe » de Manet. D’autant que les techniques utilisées vont du dessin préparatoire jusqu’à l’huile sur toile en passant par la linogravure et la faïence.

Datés de la décennie 1960, ces œuvres conservent d’abord les personnages originels mais ceux-ci sont traduits par des formes colorées en une figuration presque symbolique. Les nus y sont en présence dilatée offrant le rose de leur carnation en contraste avec le vert dense de la nature ambiante. Le noir des habits de l’étudiant barbu tranche par son austérité de façade. D’autres toiles insistent davantage encore sur la présence corporelle en une sorte de profusion qui contamine les arbres d’alentour.

Métamorphose la plus surprenante : celle de sculptures en béton destinées à être déposées sur une étendue herbeuse, monumental pique nique d’un groupe naturiste manifestement heureux de se retrouver à l’air libre. 

Connus méconnaissables

D’autres classiques dopent l’inspiration de Pablo. Ainsi les «Enlèvement des Sabines » de Poussin et de David. Ayant quitté l’immobilité champêtre, repris celle du décor architectural urbain, il insiste sur le mouvement des personnages. Il traduit avec virtuosité le tourbillon des corps, la violence des hommes, les effrois des femmes avec des distorsions qui ne sont pas sans rappeler celles de son inoubliable « Guernica ».

Insolite, ce portrait du cardinal Richelieu emprunté à Philippe de Champaigne. Son visage, déformé par un dessin vigoureux intégrant une double perception, a l’air de révéler au grand jour le côté retors du ministre de Louis XIII. Les dessins du maître, eux, composés de lignes pures, se révèlent complices de l’artiste lorsqu’il prend plaisir à improviser des variantes au « Bain turc » d’Ingres. Comme l’écrit Céline Chicha-Castex :  avec « une maîtrise absolue de l’arabesque qui cerne les corps d’un seul tenant ».

Variété des variations

Associer une figurine accoudée du XIXe siècle et une femme actuelle souligne à quel point la matière  importe aujourd’hui alors qu’autrefois c’est la reproduction de l’apparence des éléments du réel qui primait. On découvre cela encore avec une statuette de danseuse de Degas et un ‘footballeur’ ou une ‘baigneuse’ picassiens dont finalement ce qui subsiste est le mouvement d’une action.

Par contre, un dessin se contente d’être une esquisse du tableau de Poussin mettant en scène « Le serment des Horaces » qui ne conserve qu’une structure élémentaire : les lignes de corps debout levant les bras avant de jurer. Ou encore, une évocation du « Nid » de Boucher se transforme en accumulation de traits de pinceau aux coloris fauvistes, comme si les amoureux expliquaient leur passion avec une ardeur lumineuse vibrante.

Le portrait de l’Infante Marie-Marguerite, issu des « Ménines » de Vélasquez, est un de ceux qui indique le mieux les apports du modernisme à la peinture. Il va au-delà des apparences. La fillette devient une présence syncrétique où les formes et les couleurs s’éloignent d’une perception visuelle au premier degré pour imposer des modifications indicatives proches d’une symbolique particulière. « Le triomphe de Pan » que peignit Poussin aboutit à une bacchanale polychrome quasi chorégraphiée.  Quant aux « Femmes d’Alger» de Delacroix, elles ont fait l’objet d’une déclinaison inventive en dessin et en peinture à tendance érotique bien éloignée de l’atmosphère feutrée de l’original.

Les vases antiques sont parfois prétextes à de véritables parodies. Ce qui mène à une sorte de jubilation. Tel ou tel pichet frise la caricature amusée ; telle cruche devenue « Priape » affiche une bedonnante sexualité. Un vase turc finit en ‘chouette’ pour dessin animé. Un tanagra en ‘pleureuse’ d’avant notre ère se réincarne en bouteille à anses.

Textes en contextes

L’expo organisée par le Louvre grouille d’œuvres extraites de ses collections. Le catalogue et les textes les accompagnant fourmillent d’anecdotes à la fois à propos de la vie du musée, des rapports de Picasso avec lui. Ils dévoilent d’une relation tumultueuse entre l’institution et l’artiste.

Cela s’étend des visites du peintre pour se nourrir de la production du passé aux donations que celui-ci fit au musée. Cela passe aussi par cette fameuse et fumeuse affaire du vol de la « Joconde » et de diverses pièces dérobées au Louvre et dans laquelle furent impliqués, entre autres, Apollinaire et Picasso. Des hypothèses  sont passées au crible des archives et permettent, par exemple, de comprendre comment  les « Demoiselles d’Avignon » ont abouti au Moma de New-York plutôt que de rester à Paris.

Au fil de la succession des conservateurs, il est donné de pénétrer dans les coulisses, de connaître les débats parfois houleux à propos d’acceptations ou de refus d’œuvres diverses. On perçoit. On comprend les tractations, les tergiversations, les manœuvres de certains. On perçoit indirectement l’importance prise par Picasso dans l’histoire de l’art du XXe siècle. On discerne simultanément l’importance du Louvre comme témoin historique, conservatoire patrimonial, ouverture aux arts, diffuseur culturel.

Michel Voiturier

« Les Louvre » de Pablo Picasso au Louvre-Lens jusqu’au 31 janvier 2022, 99 rue Paul Bert à 62300 Lens. Infos : +33 (0)3 21 18 62 62 ou www.louvrelens.fr

Catalogue : Dimitri Salmon et collab., « Les ‘Louvre’ de Picasso », Lens/Paris, Louvre-Lens / Musée du Louvre / Musée national Picasso-Paris / Lienart, 2021, 464 pages, 600 illustrations. (39 €)

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