Jacques Vilet affectionne les paysages. Ceux de l’Escaut lui sont familiers depuis longtemps. Ses photos ont leur place plus qu’ailleurs au musée du poète Verhaeren, né à Sint-Amands et enterré sur la berge scaldienne.
L’horizon est le thème choisi par Jacques Vilet. Il est le repère spatial qui déterminera les espaces répartis sur l’image. L’horizontalité sera donc la règle de cette série consacrée aux territoires que traverse l’Escaut, variations sur un même thème en noir et blanc.
L’avantage de ce choix paysager est que chaque lieu photographié offre au moins trois éléments successifs : l’eau, le sol, le ciel. C’est-à-dire que plusieurs matières s’y combinent. L’eau et sa fluidité, voire le virtuel des reflets, plus le passage d’embarcations ; le sol, sablonneux, rocailleux ou argileux ou même bétonné et doté, c’est selon, non de présences végétales si pas de constructions humaines ; le ciel avec sa luminosité, ses brumes et ses nuages, son immensité.
En jouant avec tous ces composants potentiels, la variété des prises de vue est garantie autant que la cohérence avec le thème sélectionné. D’abord, les plans successifs s’étageront à la surface de la pellicule déterminant la surface de chaque rectangle qui constitue la géométrie de chaque cliché. À l’intérieur de chacun, possibilités plurielles. Ou bien ils restent entiers et l’image est divisée en trois secteurs. Ou bien tous ou quelques-uns sont divisés et répartis plusieurs fois.
À ciel ouvert
La ligne d’horizon préside en repère immuable mais montée ou descendue selon les circonstances géographiques rencontrées. L’espace céleste qu’elle délimite sur terre s’avère soit uni, dépourvu de toute présence, soit envahi de nuages plus ou moins denses, plus ou moins typés formellement, soit encore parsemé de brouillard ou de brumes. Tout à coup aura surgi comme une banderole en ribambelle un ensemble s’effilochant de gauche à droite. On aura pareillement des bouffées dispersées, telles des signaux indiens de fumée. La clarté a sa palette, du clair au sombre avec ses infinies de nuances de gris. Il lui arrive, au surplus, de jouer le rôle d’un écran pour ombres chinoises.
Au fil de l’eau
Alors, ce sont les silhouettes des bocages, d’arbres singuliers qui dessinent des traits verticaux ou déposent des masses opaques grossièrement chantournées. Assez rarement, bâtisse ou usine. Puis encore, au loin du loin, sur la surface maritime se discerne un navire aux apparences nébuleuses, à la blancheur fantomatique, presque translucide, digne de la légende du fameux navire hanté du « Hollandais volant » ou échappé d’une nouvelle fantastique de Jean Ray.
L’eau du fleuve s’écoule lisse, que rident par moments des remous. Dans certains bras, elle croupit. Le soleil y jette çà et là des étincelles de reflets. Elle joue les transitions entre les terres, entre le proche et le lointain. Elle baigne, transporte. À l’un ou l’autre endroit, elle stagne flaque. Lorsqu’elle est mer, elle devient même cet horizon qui barre les photos. C’est évidemment la frontière la plus large qui soit sur laquelle on ne bute pas.
Au niveau du sol
Le ‘plancher des vaches’ (mais il n’y en a aucune, pas davantage que d’êtres vivants comme si ce que nous regardons appartient à l’abstraction et non à la réalité) impose ce qui le compose : le sable sec ou mouillé, l’argile dense ou boueux, la pierraille compacte ou dispersée, mais rarement, le résultat artificiel de l’intervention humaine par des dalles, du macadam. S’adjoignent à cela les autres traces des habitants : ces lignes rectilignes que sont sillons de plains champs. Les rythmes qu’elles insèrent seront parallèles à la large base rectangulaire de la photographie. Occasionnellement, parties de l’arrière-plan, elles inscrivent un réseau d’obliques qui vont se perdre dans le hors champ.
Au cœur du regard
Voilà comment Jacques Vilet nous incite à porter notre regard sur un environnement somme toute très familier. Pour le rendre singulier, il a choisi des petits formats. Il a, en effet, remarqué que des tirages agrandis appauvrissaient la façon de voir : trop de détails soudain y apparaissent détournant l’attention de l’œil au détriment de l’atmosphère, de l’espace déroulé de l’avant vers l’arrière de l’image.
À l’inverse de la banalité de trop de cartes postales, grâce à ces clichés-ci, une magie rusée s’insinue lorsque notre attention se focalise sur ces rectangles de papier. La vue arpente l’image en partant du bas, du proche pour aboutir au lointain. Elle glane au passage des fragments de plans, reconstitue l’ensemble. Ces panoramas sont nourriture pour imaginaire. Également pour une perception davantage écologique de préservation du patrimoine planétaire. Prendre l’horizon comme repère, n’est-ce pas la meilleure preuve qu’on aime la vie puisque, plus on avance vers lui, plus il recule et nous incite à poursuivre plus loin ? Encore plus loin.
En débarquement littéraire
Le musée Verhaeren est un petit miracle consacré à Émile Verhaeren, né ici et reposant avec son épouse sur la berge. Sa scénographie rappelle un parcours fluvial et fait allusion au « tentaculaire » (adjectif que le poète avait associé à « villes » grâce à mobilier original conçu par Monique Verhelst.
Outre des manuscrits, des exemplaires d’éditions originelles, des manuscrits et de la correspondance rappellent la carrière littéraire de l’écrivain. Mais, il y a aussi des œuvres d’art remarquables ou curieuses. Ainsi « L’incendiaire », que l’artiste anarchiste Maximilien Luce réalisa pour illustrer un poème inspiré par « Les Saisons ». Quelques tableaux de veine impressionniste, dont un de Marthe Massin, l’épouse qui saisit l’homme dans son intimité, donnent une vision joyeusement colorée (ah ! la veste rouge de Georges Tribout !) de celui que Remy de Gourmont avait baptisé « poète halluciné ». Un buste en bronze d’Osip Zadkine sur lequel des lignes verticales qui dessinent les plis des tissus, un de César Schroevens qui laisse comme apparaître en radiographie les côtes de l’écrivain.
Une aquarelle vaporeuse de Jan Cox saisit Anvers entre nature et industrie, avoisine un dessin symboliste de Jan Toorop ou des esquisses dépouillées d’Anto Carte et de Constant Montald. Une vigoureuse gravure sur bois de Franz Masereel synthétise les cinq clochers, le défunt pont des Trous de Tournai ; une lithographie de Théo Van Rysselberghe s’attache à l’exil des « Errants » et s’exprimerait de même sans doute aujourd’hui avec les migrants. Le même nous livre Verhaeren en train de déclamer ses poèmes. Mais c’est Spilliaert qui restitue un poète en train de s’effacer dans quelque étrange brume. Enfin, à quelques pas de là, c’est le tombeau du couple Verhaeren, le fameux mausolée de granit noir, qui repose le long du fleuve et réunit le poète à l’une de ses principales sources d’inspiration.
Michel Voiturier
Au musée provincial Verhaeren, Emile Verhaerenstraat 71, Puurs-Sint-Amands jusqu’au 30 mai 2021. Infos : 052 33 08 05 ou Emile Verhaeren Museum
Poster un Commentaire