Ce colossal projet triennal dont la première édition est ouverte brasse un maximum de travaux artistiques dispersés en trois endroits dunkerquois et dans leurs environs. Il embrasse bien des techniques et bien des productions aux esthétiques diverses. Une incontestable et incontournable réussite où l’art accompagne ou précède les transformations sociétales.
Au-delà des imposants bâtiments du FRAC, des œuvres estampillent le territoire dunkerquois proche. Hera Büyüktaşçıyan a dispersé des balises maritimes agrémentées de cordage. Toupies à l’abandon, elles semblent avoir repris du service sur terre ; nous, visiteurs lilliputiens, n’avons plus qu’à nous méfier des géants susceptibles d’arpenter leur terrain de jeu en même temps que nous. Donovan Le Coadou s’est contenté de ficher dans le sol, proue orientée vers le ciel, un petit voilier à la dérive du dérisoire sur un territoire qui n’est pas le sien.
Maya Hayuk a investi la façade du Kursaal. Elle a donné à la grisaille de l’édifice des surfaces géométriques lumineuses où les coulées de peinture remplacent avantageusement celles des pluies coutumières du Nord. Dans la dispersion, en vrac, voici une sculpture de Nicolas Moulin à la Halle au Sucre, une installation lumineuse de Gilles Conan au Pertuis de la Marine, une autre de conteneurs due à Nathalie Brevet et Nicolas Rochette au bout du môle. En plusieurs lieux flottent des pavillons confectionnés par Denicolai et Provoost, Athina Ioannou, Matt Mullican, Pauline Delwaulle…
À LA HALLE AP2
Pour ce qui est du gigantisme intérieur, la halle AP2, ancien atelier de préfabrication des chantiers navals, offre son exceptionnel volume à des pièces elles-mêmes exceptionnelles et spectaculaires. Celle qui frappe le plus et contient un potentiel étonnant de perceptions est sans conteste « Desire Lines » de Tatiana Trouvé. L’ensemble mesure 3 mètres 50 sur 7 mètres 60 et 9 mètres 50. Il se présente comme support de plus de deux 200 bobines en bois de toutes tailles sur lesquelles s’enroulent des cordes de couleurs variées, chacune correspondant à la longueur des sentiers de Central Park à New-York.
En quelque sorte une réification polychrome en trois dimensions d’une carte géographique. Une vision de promenades potentielles transposées, condensées, visualisées que la coloration des cordages met à voir comme un nuancier. Ainsi se lit un hommage au pédestre mais également un lien avec la citoyenneté puisque chaque élément est connoté d’un rapport avec une marche historique revendicative.
Les « Paysages » de Liam Gillick sont géométriques. Disposés dans l’espace à la manière de pièces d’un jouet de construction, ils sont de formes simples, en alternance de courbes et d’angles. Ils évoquent les terrils et la mer du Nord, à ceci près qu’ils sont joyeusement colorés. Au-dessus, en suspens, une sculpture d’Anita Molinero. Cette artiste travaille le polyuréthane. Elle découpe à la scie, elle brûle laissant une masse qui suggère des métamorphoses mystérieuses aussi bien qu’une image de pollution.
À proximité, Bernar Venet abandonne d’impressionnants arcs en acier corten. On croirait volontiers qu’ils ont été jetés comme les bâtonnets d’un jeu de mikado ou les dès d’un jeu d’osselets. On y verra un abandon, un délestage autant qu’un clin d’œil au hasard dans l’art. La « Cathédrale » (sobriquet autrefois attribué à ce lieu quand il était opérationnel dans la construction navale) de Carlos Bunga habille de carton coloré en tons pastel la morosité du béton, rencontre paradoxale de deux tendances de la production économique de notre temps : l’éphémère fragile et le solide difficilement ébranlable.
Ne pas oublier, en guise de transition entre ce bâtiment et le musée du FRAC, le mur ludique et festif installé par Alexandre Périgot. Sinueux, il s’étire, pied de nez monumental aux murailles haineuses élevées par des hommes durant notre histoire récente, du mur de Berlin à celui de Trump, via celui de Cisjordanie. Il arbore des motifs fluides, en mouvement, inspirés par une séquence de Fantasia, film d’animation de Walt Disney et baptisé à juste titre « Dumbodélire ».
AU FRAC DES HAUTS-DE-FRANCE
Avec la « Cabane éclatée », Buren concrétise un cubisme en trois dimensions et le pare de tissus rayés tendus sur châssis qui ne sont pas sans rappeler la décoration des cabines de plage de la Belle Époque, occasion de se promener au milieu d’une construction à percevoir de manière inusitée. Marion Baruch, elle, utilise des chutes de tissus. Elle les accroche comme s’ils étaient devenus des plombs de vitrail. À ceci près qu’ils ne sertissent pas de verre teinté. Apparaît donc, sous une apparence de dentelle amplifiée, une mise en valeur de l’absence, une attention portée à la paroi qui sert de fond. Ana Lupas drape ce qui fut textile après avoir été transformé en aluminium. Elle en fait un monument de l’insignifiant et cela d’autant plus qu’il est paradoxal dans la mesure où la fragilité normale d’un vrai tissu aurait interdit qu’il dure et que c’est précisément parce qu’il est devenu matière durable qu’il persistera.
La vidéo de Charlotte Moth, « Nature morte dans un cube blanc » explore des rapports entre image et espace architectural en y insérant objets, animaux, signes visuels afin que l’œil soit plongé au sein d’une atmosphère d’étrangeté onirique. Julien Prévieux filme des danseurs en mouvement. Il analyse leur gestuelle afin de faire surgir certains comportements.
Takis prend pour tige de ses signaux métalliques une vis d’Archimède. Selon, il y adjoint d’autres accessoires qui rappellent parfois les signaux ferroviaires, ceux qu’affectionnent souvent les ferrovipathes ou les fascinés des sculptures de Nicolas Schöffer. Si Pol Bury a produit nombre de sculptures animées, Robert Breer propose une création en forme de cloche qui joue les robots. Elle se déplace en effet lentement, parcourt la pièce, fait demi-tour à la rencontre d’obstacles. Sa seule utilité paraît l’arpentage du temps. Charlotte Posenenske pastiche les tubulures des conduits d’aération. Avec des modules de carton, elle suggère de les assembler au gré de la fantaisie de chacun, histoire de donner un peu d’originalité à ce qu’on a l’habitude de considérer uniquement sous l’angle utilitaire.
Le XXe siècle ayant été celui des inventions et des expérimentations, voici quelques échantillons de ce que certains créateurs ont tenté en confrontant leurs travaux avec le feu afin de changer l’œuvre fignolée, définitive, maîtrisée par leur concepteur : Viallat, Saytour, Klein, Henk Peeters… Les dessins à la suie de Verheyen, Piene, Manzoni s’efforcent de densifier l’impalpable.
Les signes noirs dispersés de Pierrette Bloch encrent une cartographie planétaire tandis que les traces sérigraphiées de Duchêne déclinent des lettres pour message indécodable. Les empreintes de grillage apposées sur fond blanc par Bernard Pagès reprennent le géométrisme de l’objet originel transposant la clôture en motif récurrent, en tension inversée entre vide et plein. Louis Cane transforme cette tension par un alignement de croix qui mènent à considérer visible l’invisible.
Les abstractions colorées de Shirley Jaffe disent un germain cousinage avec Herbin. Celles, gestuelles mais retravaillées, de Hartung sont de noir serties. Celles d’Aurélie Nemours, Max Bill, Antonio Calderara, Charlotte Posenenske, Geneviève Claisse, Francis Dusépulchre, ramenées à la rigueur dépouillée d’un géométrisme ascétique, font le pari du minimalisme, celui-là même qui finira dans le conceptuel avec les sculptures structures de Donal Judd. La Gantoise Lili Dujourie propose une version de sa réflexion sur l’affiché et le caché avec une économie de moyens qui renforce l’agencement de ses plaques métalliques apposées contre une paroi. Derrière la simplicité apparente, se situe une grande part de sa recherche en vue de susciter une prise de conscience sur les apparences et la réalité. Les quadrillages métalliques de Morellet interfèrent un jeu graphique, un décalage entre deux aspects du thème du double, une image analogique des systèmes d’enfermement des lieux comme des êtres. Sanejouand y adjoint une transmutation mentale d’éléments banals qui amène à changer le regard sur l’insignifiance supposée des objets ordinaires.
L’objet répétitif, témoin de l’uniformisation industrielle, de la production forcenée, de l’envahissement possessif, trouve des créateurs à même d’en dénoncer la prolifération autant que la fascination : cailloux de Van Hoeydonck, bouchons de Jan Henderikse, billes de plastique de Piero Manzoni, brosses à dents d’Arman. Simon Hantaï se servira du foisonnement engendré par le pliage et le chiffonnage des toiles pour aboutir à une esthétique d’espace livré simultanément au vacant et à l’envahi.
AU LAAC DE DUNKERQUE
Pour se rendre au LAAC, il aura d’abord fallu traverser une partie du parc des sculptures permanentes. Les visiteurs y trouveront Arman, Moth, Dodeigne, Appel, Lalanne, Zvenigorodsky, Viseux, Venet… parmi d’autres. Là se trouvent maintenant les coquelicots en ciment de Steve Abraham et Nicolas Messager. Ce symbole, si affirmé outre-Manche, des militaires morts durant la première guerre mondiale, le voici résolument repris en une matière moins éphémère que cette fleur fugace des champs, qu’ils soient de batailles ou d’agriculture. Il redevient ainsi image d’une fertilité sans cesse renouvelée.
Ce musée de bord de mer, comme toujours, par l’échantillonnage des œuvres, s’efforce de couvrir un maximum de tendances des décennies 60-80 sous influence dominante de l’art étasunien. La section ‘récupération-transformation’ accueille une bâche de l’armée américaine traitée en fresque presque futile et des tissus prévus en tant qu’accessoires de modes sont baptisés ‘peinture’ brute par Gérard Deschamps ; les affiches lacérées de Villeglé passent de l’information à la composition abstraite ; les pinces métalliques attroupées par Arman semblent lâchées à la surface comme des bancs de poissons ou comme des oiseaux dans le ciel.
Les derricks sonores d’Oppenheim disent assez l’emprise de l’industrie pétrolière sur notre monde. La pollution n’est pas loin. Daniel Pommereulle étale un ciel où les planètes apparaissent à la façon de cratères, trous d’espace débouchant sur un néant rouge. Les résines que Toni Grand baptise « Otaries » annoncent des mutations génétiques.
L’esthétique industrielle s’illustre à foison avec Jean Dewasne ; ses géométries s’agencent en motifs complexes ou se déclinent en paysages synthétiques. Peter Stämpfli accumule les allusions visuelles à la circulation automobile rendue plastique par le choix des motifs imposés aux pneus. Une expansion de César en polyester devient une excroissance immaculée de moteur. Bien évidemment, l’art construit qui faisait florès à l’époque ne pouvait être oublié. La rigueur austère sied ici à Vera Molnar et Aurélie Nemours. La liesse polychrome est propre à Herbin.
Les murs rouge et blanc de Jean-Pierre Raynaud figent une architecture du dépouillement. Un triple placard repeint par Bertrand Lavier s’accorde des allures de sarcophage à usage administratif. Les cartons peints et restés quasi bruts de Venet et Viallat mènent eux aussi à l’architecture. Elle surgit soit en tant que fragment intégrable, tel le tube transparent parcouru par des tuyaux verticaux de Hans Walter Müller ; soit grâce aux maquettes futuristes de Yona Friedman, aux esquisses d’anticipation de Schöffer, voire à travers cette sculpture de Yolande Fièvre proche de l’art brut par la forme et l’utopie d’un paradis perdu, pas tellement différente finalement du « Palais » de Nikki de Saint-Phalle. Mais c’est plutôt ailleurs que les folies se jouent de la pesanteur sous l’imagination de Guy Rottier et des conventions à travers les fantasmes d’érotisme facétieux de Monory. Quant à ceux qui ont joué avec la lumière électrique pour créer leurs œuvres, ils se nomment Piotr Kowalski, Jean Dupuy, François Morellet, Takis ou Otto Piene.
Au détour d’une salle resurgit le polymorphe poète lettriste provocateur Isidore Isou. Il exhibe un téléscripteur destiné à créer des ‘peintures de mots’ pour artiste désireux d’être en phase instantanée avec le monde. Des toiles proposent des rébus complexes ouverts à la sagacité créative des regards et un manifeste explique son projet esthétique. Raymond Hains met en pratique un processus de déconstruction des lettres. Bernard Heidsieck, familier des performances de lectures lettristes, dépeint en collages des machines à mots. Gabriel Pomerand aligne des graphismes à l’encre de Chine en une prolifération iconique volubile.
À l’instar de son titre générique, cet ensemble de manifestations réclame au moins la journée pour en retirer l’essentiel tant elle abonde en œuvres. Elle donne la possibilité de parcourir quasi tous les courants artistiques nés depuis les 30 glorieuses ; elle tisse des liens entre les expressions novatrices et l’évolution des mentalités, entre les recherches plastiques et les novations technologiques, entre l’engagement artistique et le poids de l’économique sur les modes de vie ainsi que les glissements ou les dérives de l’idée de démocratie. Elle n’aborde pas les conflits sociaux ou internationaux car il y a là matières à d’autres réflexions et illustrations.
Michel Voiturier
Gigantisme à Dunkerque au LAAC, au FRAC Grand Large des Hauts de France jusqu’au 5 janvier 2020. Infos : +33 (0)328 65 84 27 ou www.FRACgrandlarge-hdf.fr ou www.musees-dunkerque.fr
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