Des photos monumentales retrouvent la dimension et la composition de toiles d’autrefois. Elles sont à la fois pastiches et actuelles puisqu’elles produisent de la dérision et de la contestation. Elles s’avèrent nées d’abord de l’artifice, de la mise en scène, de la sophistication.
Impressionnant ! La monumentalité des photos est saisissante. La profusion de leur contenant et de leur contenu aussi. Le questionnement qui s’en suit est inévitable. Sandra Caltagirone parle d’un créateur pratiquant l’oxymore : « baroque pop, néoclassicisme hip-hop, réalisme onirique, kitsch mystique, superficialité ontologique ».
Il est vrai que ce photographe louvoie entre, d’une part, image publicitaire à vocation de stimuler la vente d’un produit (objet matériel aussi bien qu’individu lancé dans l’exhibition publique) et, d’autre part, réminiscences puisées dans l’histoire de l’art. Louvoiement aussi entre courants éphémères des modes qui constituent l’univers des magazines à diffusion immédiate et pérennité des œuvres artistiques à travers les siècles appartenant à la catégorie des musées préoccupés de conservation à destination de toutes les générations présentes et à venir.
On a l’impression que LaChapelle s’efforce de montrer une certaine propension de notre société à fonctionner plus ou moins mal et il le fait à partir de modèles qui sont nourris de mythes ayant imprégné l’histoire des civilisations. Cette pratique est censée rappeler que le passé a contenu des évolutions similaires ayant mené à des catastrophes gigantesques ; celles-ci, connues parce qu’intégrées dans l’inconscient collectif, disposent d’un pouvoir d’analogie.
Une civilisation à vau l’eau
Les œuvres consacrées au déluge sont exemplaires du point de vue de l’interpicturalité. Elles se réfèrent au Michel-Ange des fresques vaticanes. On adjoindrait volontiers à « la complexité antinomique » des oxymores déjà énumérés celui de ‘mouvement hiératique’, voire de ‘spontanéité affectée’ ou de ‘provocation esthétisée’. L’usage des emprunts plus ou moins systématique (à Bosch, Le Bernin, Géricault, Warhol, aux peintres flamands de natures mortes du temps du baroque ou encore du photographe von Gloeden) permet à Demetrio Paparoni d’affirmer que l’artiste fait «de la citation discordante sa stratégie de prédilection pour créer un glissement de sens de l’image prise comme référence ».
Ce qui frappe d’emblée dans « Déluge », ainsi que dans pas mal d’autres productions de LaChapelle, c’est la profusion. Les personnages mis en scène sont nombreux. Ici, rassemblés sur une surface qui mesure 1 mètre 80 sur 7, ils sont simultanément entassés et espacés. Ils sont pratiquement tous dénudés, imageant les âges de la vie depuis le nourrisson jusqu’aux vieillards. Tandis que déferlent les flots sous un ciel fiévreux, ils appartiennent à un décor révélateur de notre présent : automobile, caddie, parabole hertzienne, luminaire routier, enseignes commerciales, panneau de signalisation, lambeaux de plastique agités par le vent, jetons pour distributeurs automatiques, téléphone portable… Tous évoquant la surconsommation en régime néolibéral.
« The Raft of Illusions », d’un format plus modeste, est essentiellement un entassement de corps au centre d’un brassage de flots accentué par des collages. Ce qui rappelle furieusement le célébrissime « Radeau de la Méduse ».
« After the Deluge : Cathedral » raconte, car il y a souvent du narratif chez ce photographe singulier, l’attente de rescapés dans une cathédrale inondée, des fidèles pratiquement tous habillés cette fois. Les dégâts semblent moindres. Seuls quelques colonnes ébranlées, l’une ou l’autre fissure dans les murs, des objets du culte noyés attestent du séisme. L’essentiel ici c’est la foule massée à gauche, au milieu de laquelle apparaît la présence d’un Christ descendu de sa croix. Hormis une jeune fille qui darde son regard vers nous, tous sont tournés vers une lumière venue d’ailleurs, peut-être d’un nouveau sauveur divin.
L’hyperréalisme de deux autres « After the Deluge » est dépourvu d’humains en ces paysages désertés que sont devenus les musées. Seuls demeurent des tableaux accrochés aux cimaises ou une statue mythologique. L’eau dévastatrice stagne à la hauteur de la taille d’un individu. Les pièces exposées s’y reflètent pour affirmer leur présence durable mais devenue fragile : l’art est un facteur de survie culturelle. Qu’en est-il de son rôle si l’humanité est engloutie ? Peut-être ne seront-ils plus rien d’autre que des miroitements à la surface de l’eau au lieu d’être qualifiés de chefs d’œuvre dignes d’être exposés à la collectivité. Sans public, une production artistique n’existe plus ou pas encore.
Il n’y a pas que les masses. L’individu n’est pas totalement ignoré. Une série baptisée « Awakened » propose les portraits de citoyens portant des prénoms bibliques. Tous baignent en une sorte d’apesanteur au cœur d’une luminosité singulière. Cadavres de suicidés ? Victimes ballotées de quelque raz-de-marée ? Âmes pas encore désincarnées en espérance de résurrection dans un liquide amniotique ? Ludions propulsés par un coup de pouce du destin ?
Ajoutons une interprétation d’un autre récit mythique, celui d’Icare. Il git, seul élément coloré en dehors d’un rond adhésif rouge, jeune éphèbe fracassé, les ailes déplumées au beau milieu d’une décharge en noir et blanc où s’entassent, produits inutiles d’une informatique dévorante, ordinateurs, claviers, écrans, câbles électriques. L’orgueil humain de dominer son univers l’entraîne à sa perte, accélérée par un développement technologique sauvage.
Une iconographie pieuse
Le Christ a été présent par moments au cours de la carrière de LaChapelle qui a notamment entrepris un cycle iconique dans lequel cette figure biblique tient un rôle essentiel. Ces œuvres n’échappent pas à une ambiguïté fondamentale conséquente à la forme. Elle fait fréquemment appel à une imagerie kitsch, à des colorations contrastées, à des mélanges d’époques, à un érotisme latent ; elle intègre quelquefois un personnage médiatique contemporain. Elle ne laisse guère apparaître la différence qui existe entre caricature, foi assumée, doute teinté de raillerie face à ces innombrables marchands de Dieu qui polluent les religions aux USA ou en relation allusive avec l’idolâtrie des fans de certaines stars du cinéma ou du showbiz.
Des épisodes de l’Évangile se succèdent, transposés dans une atmosphère d’aujourd’hui : l’accomplissement d’un miracle, le lavement des pieds par Marie-Madeleine, la Dernière Cène (résurgence de Vinci) avec des jeunes de banlieue sensible, durant une intervention policière, au milieu d’une superette, lors d’une prédication en public… Mais on retrouve le Messie aussi en pleine forêt tenant couché dans ses bras la dépouille inerte de… Michaël Jackson à la façon des ‘mater dolorosa’ des piétas de l’art d’autrefois. Ce dernier sera ensuite métamorphosé en archange saint Michel terrassant Satan, le dragon du mal. Mais c’est la chanteuse Courtney Love qui tient le rôle d’une Marie extatique dans une autre piéta située à l’intérieur d’un appartement encombré.
La « Nativité » est traitée à part. Ses protagonistes sont des Noirs. Ils participent de manière manifeste à une cérémonie occulte tandis que l’enfant né tourne vers nous un regard qui a l’air de nous demander si nous y croyons vraiment.
Quant au Paradis terrestre de la Genèse, il s’exprime en une espèce de nostalgie rêvant d’utopie. Celle d’une connivence à réaliser avec la nature pour retrouver une sorte d’énergie primitive nourrissant la pulsion sexuelle d’Adam et Ève. Cette dernière est montrée en tant qu’androgyne ou comme une Vénus à la tête auréolée d’une couronne en or. Ces étapes de la création chez LaChapelle démontrent encore une fois un véritable brassage d’époques, de mœurs, de traditions concrétisées en syncrétisme culturel, souligné, entre autres par une rencontre entre Jésus et Bouddha.
Le temps démontré démonté
Pour en terminer avec la liste des oxymores, en voici un ultime concernant le traitement du temps par LaChapelle : ‘intemporalité actualisée’. Figer un moment de l’histoire est une démarche qui permet de mettre en images une critique sociétale tout en se référant à des époques antérieures. Ainsi, condenser allégoriquement l’arrivée du nazisme et ses conséquences prend prétexte de la présentation mondaine d’une automobile de luxe dans un salon dégénérant en orgie l’année (1932) où Hitler prend le pouvoir.
À propos de notre monde tourmenté, le photographe s’inspire de Botticelli pour son « Rap of Africa ». L’Afrique y est incarnée par Naomi Campbell tandis que le phénomène aberrant des enfants soldats est personnalisé par des bambins manipulant des armes de guerre. Et le colonisateur, repu, devient un séduisant jeune homme endormi auprès du butin de ses pillages.
La rencontre entre les dégâts d’une catastrophe ravageuse et la présence quasi surréaliste de mannequins féminins sophistiqués à l’extrême semble avoir fixé à jamais un désastre naturel ou provoqué par des conflits armés face à la dérisoire fragilité d’une volonté individuelle de paraître au lieu d’être. Tout comme les prises de vue consacrées à des célébrités de la mode ou du showbiz placées dans un contexte visuel exacerbé, provocateur qui semble les dévoiler de l’intérieur.
La vulnérabilité de ces célébrités, vedettes ou politiciens, statufiés dans un musée Grévin d’outre-Atlantique et abîmés, massacrés même par un vandale, amènent LaChapelle a en rassembler des fragments, à les agencer en une sorte de puzzle halluciné qui dément toute immortalité en la mémoire des gens pour ceux qui firent l’actualité.
La synthèse de cette perception du désordre moral et mental inhérent à une culture de la consommation se cristallise dans une nouvelle installation monumentale (haute de 2,60 mètres, large de 9 et profonde d’1,30 mètre) : « Decadence : insufficiency of all things attainable ». Couronnés par la silhouette géante de deux voitures triomphantes, des enfants et des adultes nus sont étalés au milieu de victuailles et produits divers en pagaille tandis que des bambins se délectent d’un album d’histoire de l’art à proximité de trois livres religieux délaissés, ceux des religions monothéistes.
Montrer le temps qui passe et finit par éteindre ce qui vit a été l’apanage des natures mortes anciennes. Celles-ci sont reprises en photos. Fleurs, fruits et légumes, agrémentés d’objets symboliquement très ordinaires de la consommation, éclatent de couleurs luxuriantes qui ne les empêchent ni de faner, ni de pourrir.
L’avenir, par ailleurs, LaChapelle ne le voit pas de façon optimiste. Au départ d’une maquette réalisée avec des matériaux tel que du carton ondulé, ainsi que l’explicite une vidéo, il la photographie sous des éclairages divers. Un peu comme fit notre compatriote Hans op de Beek dans un court métrage intitulé « Staging Silence ». La série « Land Scape » décrit un complexe industriel déserté par les terriens, espèce de monument élevé à la gloire de la production et de la pollution. Une autre suite s’attache à des stations d’essence. Placées dans un environnement de jungle proliférante, éclairées de manières presque fantastique, elles se convertissent en monuments archéologiques d’une civilisation oubliée.
Malgré les équivoques de ses démarches, des contenus souvent contradictoires de ses réalisations, il faut tenir compte de David LaChapelle dans l’évolution de l’art actuel. Il s’y insère, comme beaucoup de ses confrères en modernité : relié à des modes mais aussi en quête de quelque chose de spirituel, lié au monde des apparences futiles régissant les relations des milieux socioculturels et économiques qui se retrouvent sur la frontière floue entre la créativité sincère et la spéculation des marchés.
Michel Voiturier
« After the Deluge » au BAM (Beaux Arts Mons) 8 rue Neuve à Mons jusqu’au 25 février 2018. Infos : +32 (0)65 40 53 30 ou www.bam.mons.be
Catalogue : Xavier Roland Gianni Mercurio, Demetrio Paparoni, Sandra Caltagirone, Denis Curti, Ida Parlavecchio, « David LaChapelle After the Deluge », Gand/Mons, Snoeck/BAM, 200 p., 2017.
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