4e prix Dior jeunes talents : face à face

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La thématique de cette année s’intitulait « Face à face» et l’interprétation de ce titre a été extrêmement variée au point d’ouvrir sur des séries très contrastées qu’une présentation à la fois dense et aérée a mises en valeur dans un vaste espace muséal.

Humanité et nature

Le prix a été attribué à Cédrine Scheidig (1994). Sa série donne toute son importance à la couleur. C’est elle qui valorise les sujets saisis par l’objectif. Les personnes ou une partie choisie de leur corps alternent avec des objets traités en nature morte. Chaque duo comporte de subtiles références de coloris, de formes, sorte d’écho visuel.

Huang Lei (1971) raconte en vidéo le trajet d’une poupée pour jeu vidéo, d’une sorte d’elfe asiatique attiré par un univers urbain. Elle quitte une nature plutôt luxuriante pour des bétons monumentaux, imposants, massifs, inébranlables et impénétrables. Pas l’ombre d’une présence vivante, un vide sidérant, loin de tout rêve de rencontre. Il ne reste alors plus qu’un retour vers d’où on vient.

 Kata Geibl  (1989) associe le corps humain en action sportive avec la massivité passive des buildings et avec des animaux saisis dans des situations invisibles qui les stressent. Comme un rébus dont il est souhaité qu’on le décode même sans en posséder le code. Jessica Gianelli (1995) aime saturer les couleurs des moments fugaces saisis de femmes ou de chenilles métaphoriques qui font lien avec une sociologie écologique.

Réalité et imaginaire

Clémence Elman (1991) met en scène des repas de famille anecdotique intimistes décalés. Ses proches sont mis en situation, tout comme certains endroits du domicile. Sous l’intitulé teinté de dérision « Passe-moi le sel, tu veux », elle souligne la rigidité de certains rituels conviviaux

Zhuo Chen (1998) capture corps et choses, de préférence la nuit. L’ordinaire se pare alors d’une atmosphère lumineuse particulière qui semble les sortir de leur banalité. La réalité y est transformée par la lumière artificielle urbaine et s’affirme volontiers fantasmatique.

Ce sont des rites étranges auxquels nous convie Sophie Allerding (1993). Gestes et attitudes laissent planer des mystères induits par des attitudes, des accessoires drapés, des identités dissimulées, allusions à des pratiques venues de croyances anciennes d’avant l’ère cybernétique.

Collectivité et identité

Xia Ye (1980), après avoir uniformisé un groupe de femmes en les habillant à l’identique d’un collant noir, en leur imposant un maquillage avec du rouge et du blanc, montre qu’elles conservent toutes un visage différent. Pied de nez narquois aux Occidentaux pour qui tous les Asiatiques ou les Africains noirs se ressemblent.

À travers une vidéo où elle dialogue avec sa mère, Leia Barela Roach s’intéresse à ses semblables lors du confinement covid depuis le Japon, son pays de résidence. La mère est restée à Los Alamos, ville américaine où furent assemblées les premières bombes atomiques. Winnie Mo Rielly (1993) saisit des corps morcelés, dispersés, éparpillés. Ne nous sont donnés à voir que des fragments, des membres parfois même sertis dans des attèles attestant quelque blessure ou brisure. Une vision un peu cubiste de l’anatomie a-t-on pu dire.

Objets régnant

Evgeniya Zhulanova (1986) s’est attachée durant plusieurs années à un immeuble en construction. Elle a sélectionné des images qui témoignent de la présence antérieure à celle des habitants. Sans jamais laisser apparaître des éléments véritablement humains, elle a donc privilégié ce qui risque de disparaitre sous les aménagements des murs (plâtre, peinture…). Ce que les ouvriers auront laissé n’aura plus aucune présence, même pas vraiment archéologique. Taches, graffiti, tags rejoignent l’éphémère de l’existence des hommes et seront remplacés par d’autres signes, ceux des locataires, qui, à leur tour signaleront manifesteront  leur passage.

Double vue

Les visages des portraits tirés par Sixtine de Thé (1991) ont une présence particulière. Ils sont en noir et blanc. La lumière qui les anime est douce. Les expressions des visages sont diverses mais avec une impression d’intériorité, de tranquillité intemporelle. Ils appartiennent à des aveugles. Ce n’est pas de la neutralité, c’est une présence comme en attente.

Jouant avec les paradoxes, la photographe installe un aller-retour entre sujets et elle, entre cécité et vision, entre réalité et sa perception. Elle exécute en effet, elle, qui non seulement a le regard mais aussi le maîtrise, le portrait de personnes qui, en principe, ne la distinguent pas. En échange de cette réalité simple, elle demande à ses modèles de tracer à leur tour son portrait tel qu’ils l’imaginent ou tel qu’ils la perçoivent après avoir caressé son visage.

Camille photographiée par Sixtine de Thé.

Cette démarche s’avère une recherche fort complexe sur l’acte de mettre en image ce qu’un objectif aurait pu saisir. S’agit-il simplement de montrer ce qui est, d’en attester l’existence ? Ou bien de le révéler ? Voire de le magnifier ou de le dénigrer ? Peut-être même de l’induire à signifier seulement ce que le preneur de cliché a décidé à partir de son vécu personnel ?

Ce que pratique ici Sixtine de Thé a double sens (donnant-donnant en quelque sorte), a double signification (sémantique) proche d’une mise en abyme. C’est un partage équitable entre les participants à chaque prise de vue, adéquation totale à la thématique proposée du « face à face ».Le choix du noir et blanc établit une distinction primordiale avec une réalité que nous appréhendons en couleurs. Le choix de suggérer aux malvoyants d’utiliser de la pellicule pour traduire l’invisible en passant par l’imagination et/ou le toucher accentue le recul pris avec le réel brut.

Sixtine par Camille, 18x13cm

Ces extraits de mémoire privée d’yeux sont étonnants en soi. Bien sûr quelques-uns ressemblent à des portraits d’art brut. Tous ont été traités de similaire façon : en manipulant de la pellicule photographique, le même produit qui avait servi aux portraits originels, soit avec les doigts sur fard phosphorescent, soit avec un poinçon d’écriture braille, soit avec des outils de graveur.

Ces malvoyants devenaient des voyant(e)s projetant dans le réel ce que leur imaginaire leur suggérait. À leur tour, ils portraituraient celle qui les avait traduits en une image noir et blanc visible par tous. Face à face donc pleinement, au point que chacun ait pu servir de miroir de l’autre, concrétisation d’une image mentale passée par un acte créatif à la fois spontané, aléatoire et réfléchi (dans le double sens de ce verbe). Rien de surprenant que le jury lui ait accordé une mention.

Michel Voiturier

Exposition visible jusqu’au 26 septembre 2021 au sein des Forges du Parc des Ateliers de Luma, 35 avenue Victor Hugo à Arles. Infos : ou  https://www.luma.org/fr/arles/

info@luma-arles.org

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