Vers l’an 2000 après les 30 Glorieuses

DIX 10, Petit Caddie supermarché, 1983_Métal, 67 × 31 × 56 cm_Collection Roma Napoli & JJ Dow Jones © Black Sifichi © Adagp, Paris, 2021

Les années 80 ont vécu le tournant historique du passage de la société de surconsommation vers celle de l’écologie salvatrice, de la démocratie mal menée, de la guerre froide abandonnée.  Témoignages des arts à travers une double expo***.

Le problème pétrolier de 1973 a prophétisé brutalement la fin des prospérités faciles et intouchables. Mais ce n’est pas pour autant que la prise de conscience collective du danger encouru par la planète se répand. La mondialisation  continuera à se diffuser sournoisement avec l’idéologie sous-jacente de croissance obligatoire à n’importe quel prix du libéralisme féroce. Le chômage prend de plus en plus une apparence de métastase. L’Europe s’invente petit à petit tandis que le bloc communiste s’effrite à l’Est. L’islamisme radical s’enracine en Iran avec le retour de l’ayatollah Khomeiny.

Des artistes éprouvent la nécessité d’établir un constat intense du climat socio-politique à travers des créations spontanées parallèlement aux courants esthétiques établis qui poursuivent leur production : abstraction géométrique ou lyrique, post-surréalisme académique, hyperréalisme, remise en cause intellectuelle de l’art en général. La nouveauté  des années  précédant la venue du XXIe siècle s’inscrira dans la lignée de la figuration, mais une figuration chargée de contestation et de provocation. Une sorte de regain génétiquement modifié du mouvement CoBrA.

 L’art comme témoignage sociologique

Cet art de la décennie 80 succédant aux années d’insouciance béate va se révéler plutôt contestataire. Il se veut, de manière presque agressive, à la portée de tous. Il redevient narratif, il reprend des fonctions de perception immédiate que la photographie avait volées à la peinture ou à la sculpture. Pas mal de créations sont alors nées et diffusées par grafittage ou affichage, voire par des actions de performances dans la rue ou des endroits publics de passage comme les métros des grandes villes. Un prolongement naturel des idées et des actions du fameux ‘mai 68’ aussi bien en Europe que dans les Amériques et même dans des pays comme la Russie où les artistes reconnus sont au service de la propagande de l’état.

C’est donc un volet méconnu de l’histoire de l’art que cette double exposition explore et révèle. Les avant-gardes du début du XXe siècle ayant déjà bousculé bien des critères classiques, les nouveau-venus vont surtout dépiauter  la notion de beau qui avait déjà été bien ébréchée grâce à l’expressionnisme.  Les vieilles règles artistiques formelles sont désormais narguées au point que pas mal d’œuvres se caractérisent par des traits communs avec l’art brut voire avec la bande dessinée ou la caricature de presse.

De plus, la volonté d’être non pas populaire mais accessible à la population tout entière fait que les artistes affectionnent les tags sur des bâtiments,  sur des panneaux publicitaires, dans les couloirs métropolitains… Ils produisent des objets tels que des tee shirts (dont un ‘Knokke 87’ de Haring), des blousons et des assiettes décorées. Ils réaliseront également des pochettes de disques, des couvertures de magazines contestataires, des clips vidéo, des décors pour la pub ou des théâtres… Ils se lancent dans des performances multidisciplinaires de toutes sortes.

Nina Childress, “Pollux chromatique”, 1986, coll. de l’artiste © Adagp, Paris, 2021.

Moins préoccupés de gloire personnelle que leurs prédécesseurs, ils se regroupent en cellules plus ou moins éphémères, notamment pour travailler en collectif avec des étiquettes extravagantes comme les « Musulmans fumants », « V.L.P. » (« Vive la peinture »), « Mission Totale », « Les frères Ripoulin » (mot valise constitué de la marque commerciale de peinture Ripolin et de l’argotique ripou), « Mülheimer Freiheit », « X-Moulinex », « Dix/10 »… Une majorité ne se contente guère d’une seule expression artistique. La musique a la part belle pour beaucoup qui s’investissent dans des concerts et des tournées de groupes punk, rock ou électro tels que  Monsterz, Les Démodés, Popular Mechanic, Kino, Nouveaux Compositeurs, Guilty Razors, Les Envahisseurs, Nuklé-Art, Die Hornissen, Die Partei, Geile Tiere …

Le métissage comme moteur d’un syncrétisme esthétique

Si la forme se cantonne à la figuration, la facture des œuvres se diversifie. La référence à des mouvements précédents est souvent patente. La parodie est une manière amusante, amusée et subversive de parcourir l’histoire de l’art. C’est le cas de Speedy Graphito qui y va d’une transposition cocasse de Géricault via son « Radeau des Médusés » au pays des automates. Il y a aussi de la parodie chez Luiciano Castelli à travers des compositions en fragments picturaux très colorés, éclatés qui recomposent un portrait. Jiri Georg Dokoupil lutine avec ironie les principes du cubisme. Tel portrait signé Milan Kunc rappelle une des époques de Picasso. Quant à Afrika, il est très clairement filiation expressionniste.

Le collectif Ripoulin qui a comporté jusqu’à sept artistes s’est quelquefois lancé dans l’élaboration d’œuvres collectives.  Comme une peinture monumentale multicolorée  à allure de fresque qui brasse, assez à la façon des ‘cadavres exquis’ des surréalistes, une impressionnante collection de motifs empruntés autant à la télé qu’à la technologie, à l’histoire de l’esthétique qu’à l’évolution scientifique. Elle juxtapose  et entremêle le travail de Childress, Piro Kao, Closky, OX, Manhu, Bla+Bla+Bla à l’image d’une société en  effervescence permanente.

Outre les palissades, panneaux de pub, murs divers…, les supports des œuvres ne sont pas que toile et papier. En Russie, particulièrement, où seuls les artistes membres du parti communiste ont la possibilité de s’approvisionner en matériel usuel, tout est bon : bâches, papier à bulles, bois… Certains casques ou godasses sont customisées. La carrosserie automobile  n’y échappe pas. Keith Haring dessine sur le capot de la voiture de la sœur de Boisrond ; Hervé di Rosa recouvre le véhicule d’un galeriste qui participera au rallye Paris-Dakar.

Les récits d’anticipation cinématographiques déferlent depuis «2001 Odyssée de l’espace » fin des années 60 ; cette tendance va de pair avec un intérêt pour les sciences et l’expansion des technologies. Cela sera clos en 1997 avec le film symbolique du naufrage tragique du « Titanic ». Par le nombre d’entrées en salles, il entérinera une méfiance absolue vis-à-vis des certitudes despotiques véhiculées par les partisans acharnés du progrès scientifique.

En attendant, rien de surprenant, par conséquent, que des robots surgissent de l’imagination de certains. Kriki invente ‘Green Fuzz’, un androïde rigolard ; il campe aussi une punkette à l’anatomie apparemment composée de plaques métalliques. Roberto Cabot (qui fut élève d’Alechinsky) s’est intéressé aux soucoupes volantes. Par ailleurs peintre de robots à tête carrée, Andrei Krissanov, alors que l’URSS pavoise au sujet de sa conquête spatiale, ironise en faisant dire à un de ses personnages que les ovnis n’existent pas.  Valery Alakhov portraiture un trio extraterrestre en plein papotage mondain visualisé par flèches et lettres tandis que Futura 2000 pose par aérosol interposé sa « Soviet question » dans une atmosphère noir et blanc floutée.

La B.D. et les super héros se révèlent autre source d’inspiration. Les frères Richard et Hervé di Rosa ont engendré un personnage futuriste rouge vif flanqué d’un motif personnalisé en X sur la poitrine. On retrouve cet esprit frondeur dans les cactus malicieux de Franky Boy. Et spécialement dans le bestiaire hilarant de Richard di Rosa et dans son « Petit cirque à Budy » proche de celui que Karel Appel avait imaginé autrefois. Il prolonge cette verve dans de petites maquettes mettant en scène ses bestioles dans leur intimité de citoyens lambda. Il est vrai que l’animal tient bonne place dans la galerie des « Figurations libres ». Ben a peint une « Bruta Bestia » dans un style de cavalcade érotique qui fait un pendant amusé avec un tango dénudé. Savchenkov a couché un chien rouge qui a des airs de communiste résigné. Rémi Blanchard  s’est laissé attendrir par des chats et surprendre par un cerf qui brame. Samantha Mc Ewen est à la tête d’un troupeau  disparate (serpents, vache, buffle, pingouin).

  Le fait divers n’a pas laissé indifférente Marie-Odile Camdessus. Elle a façonné des figurines mises en espace selon un schéma narratif qui recompose l’affaire d’un casse exceptionnel d’une banque à Nice en 76 et qui ressemble à une séquence de dessin animé. Le sexe ne pouvait pas être absent. Ainsi, Philippe Hortala profite d’une de ses performances pour impressionner une série de gravures obtenues avec un compresseur. L’émigré chinois Ru Xiao-Fan compose des gravures qui n’auraient pas été acceptées dans son pays natal. Philippe Hortala dessine et sculpte des personnages grinçants se lançant dans des baisers sulfureux. Luciano Castelli explorant les nuits de Berlin trace un portrait d’un duo homo entre tendresse et provocation. Oleg Kotelnikov retrace en vignettes successives un récit écorché du ravage provoqué par le sida.

En guise de rappel de l’importance de la musique, des œuvres témoignent. C’est un portrait de guitariste « Boogie Woogie » par Oleg Kopelnikov, celui de Ketty ou d’un chanteur turc par Combas, celui de Claude François caricaturé par Nina Childresss, celui encore de Bruce Springsteen par Catherine Viollet. Un dessin de Boisrond annonce sur affiche le festival de jazz de Montreux. Franky Boy signe la pochette d’un vinyle du groupe Téléphone. Daze a saisi un danseur en plein déhanchement.

Pour ridiculiser la consommation à tout crin, les comparses à tendance situationniste de Dix/10,  Roma Napoli et J.J. Dow Jones, plagient les hypermarchés en concevant des distributeurs automatiques d’œuvres d’art. Mission Totale (les frères GiacomoniPhilippe Prélati)  présente une installation sculpturale  titrée « Le Bureau » qui prend contrepied des réalisations en séries du design industriel : une bonne partie de ce meuble est composée de rondins et la table en verre qui les surmonte est supportée par les haches qui ont coupé le bois.

Les plus connus  parmi cet ensemble d’artistes cosmopolites ont commencé dans les artères urbaines avant d’avoir un succès international et de se retrouver en galeries et musées. On ne présente plus Keith Haring avec ses gesticulants petits bonshommes cernés à l’intérieur d’un trait noir épais qui militent en faveur de l’écologie, des homosexuels, contre le sida, contre le racisme. Ni  Jean- Michel Basquiat qui affirme ses signes de culture africaine, ses crânes ricaneurs et tout ce qui tourne autour de la mort.

Cette foisonnante expo (une cinquantaine d’artistes et plus de 200 œuvres) est à voir de préférence en commençant par la Cité de la dentelle. Son didactisme intelligent et clair en ses explications pose bien les enjeux de cette époque et ses traductions artistiques. Reste alors à savourer la flopée d’œuvres rassemblées au Musée des Beaux-Arts qui témoignent de toutes les diversités. Et qui tentent, timidement et pas toujours avec bonheur, une première expérience de quelques œuvres dispersées à travers la collection permanente pour susciter un regard plus complice entre des productions d’époques et de créateurs différents.

Michel Voiturier

« Libres figurations années 80 » à voir jusqu’au 2 janvier 2022 à Calais [F] à la Cité de la Dentelle et de la Mode, 135 quai du Commerce et au Musée des Beaux-Arts, 25 rue Richelieu. Infos : +33 (0) 321 46 48 40 et +33 (0) 321 00 42 30 ou sur www.cite-dentelle.fr  et www.mba.calais.fr

Livret de visite : Pascale Le Thorel, « Libres figurations années 80 », MBA, Calais, 40 p. 

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