Deux démarches mettent en valeur le musée montois en attendant la prochaine grande expo consacrée à Nikki de Saint-Phalle.
La première sélectionne une série d’œuvres empruntées aux collections pour les confronter à une paraphrase photographique, télescopages d’époques et d’écoles. La seconde laisse carte blanche au duo Hell’O à travers le second étage envahi par une fantaisie débridée.
Le medium exprime en son présent
Côte à côte, deux œuvres, L’une plus ancienne, appartenant au catalogue des musées locaux. L’autre, son interprétation par des photographes amateurs, membres du Royal Photo Club montois, actifs participants à la vulgarisation de l’art dans leur ville. Ils interprètent ce qu’ils regardent pour suggérer à ceux qui visitent un autre regard. C’est une démarche dans laquelle, selon Pierre Hemptine, par rapport à un travail artistique, « il ne faut pas juger mais inventer à son tour ».
La photo ne saisit pas le monde comme le pinceau d’un peintre, le ciseau d’un sculpteur, le fusain d’un dessinateur, le poinçon ou l’acide d’un graveur. Par ailleurs, le point de vue du temps présent n’est plus semblable à celui d’un passé, fût-il proche. Il convient, une fois la pensée analogique ayant choisi, de considérer ce qu’apporte ce dialogue, cette opposition, cet enrichissement, cette contestation, cette dérision, cet approfondissement… La valeur ajoutée apportée par le cliché ou l’infographie sera d’autant plus surprenante si l’objectif n’a pas saisi en priorité une autre œuvre d’art comme sujet de comparaison.
Il n’y a pas que la facture de la discipline pratiquée par les artistes du patrimoine. Il y a le côté sociologique de l’art : telle action, tel accoutrement, telle manière de s’insérer dans l’espace… répondront sans doute à des critères sociaux, comportementaux, coutumiers, idéologiques, philosophiques. Et la distance qui sépare deux créations devient celle qui compartimente deux générations en suggérant des rapprochements féconds. Des analogies livrent des similitudes, elles soulignent des oppositions, elles relient techniques, façon de faire, conceptions du monde.
La scène sortie des combinaisons formelles d’Alechinsky voici quasi un demi-siècle a des airs guillerets que les métamorphoses numériques de Josquin Cambier plus cousines de la pollution planétaire que d’une fable imaginaire. Les papiers collés à peu près à la même époque par Dyonyssopoulos fait chanter visuellement l’imprimé dont les textes sont mêlés dans les mémoires des lecteurs tandis qu’Anne-Marie Coulon entortille des couleurs sur des câbles-branchages où circule, invisible, une information virtuelle foisonnant en toutes directions. Abonnée au même artiste, Coulon encore s’inspire des bouteilles en papier pour faire subir des traitements complexes à ses propres flacons catalyseurs de transparence ou écrans opaques à la luminosité. Le même Dyonydopoulos, décidément très prisé, transmute des bottins téléphoniques en bambous (vue de près l’illusion disparait). Alors Richard Dister aligne des bambous comme bouquins en bibliothèques (où qu’on soit, l’illusion demeure).
La continuité et la transformation sont sans nul doute le processus que Grimoin a adopté. En insérant directement des cartes postales anciennes de Mons, il indique en quoi le patrimoine architectural perdure et combien le décor a muté. La famille symboliquement mise en scène par le Buisseret du groupe Nervia en 1931 n’a plus grand-chose à voir avec celle, plus concrète, de Jean Brouillard, au-delà de la parodie. Elle signale des mœurs bouleversées, des modes de vie renouvelés. Le monde ouvrier minutieusement peint à l’huile par Jacques Dierckx connaît le même genre de pause tartine que les métallos noir et blanc de Jacques Deplan. Mais la fatigue y semble plus pesante.
La géométrie de Delahaut, au sortir de la seconde guerre mondiale, crée une perspective de chevauchement, une imbrication de reconstruction ; l’impression sur jute d’Annie Descamps traque le géométrique d’un quotidien laissé à la dégradation par son abandon. Le réalisme silhouetté à travers la lumière de Roger Dudant se voit métamorphosé au moyen des superpositions de Franz Romualdi.
Ce procédé-là, Zaryarty l’applique à sa transposition fantomatique d’un « Ecce homo » très ancien puisque attribué à Dirk Bouts. Une composition de la même période historique créée par Jan Provost sur la mort se modernise par le biais d’un assemblage cruciforme qui met en parallélisme êtres et situations sélectionnés par Aïcha Achour ainsi que dans des collages grinçants et grimaçants agencés par Benedicte Vanneste.
Les foisonnements polychromes de Fréa et Tancredi trouvent pendants avec le grouillement encoquillé des moules-huîtres de Toye. D’un Fréa différent, aux coloris éclatants et à la géométrie poétique, il fabrique une équivalence en fragmentant la lumière d’une verrière jusqu’à ne conserver qu’elle en son essence. Une toile quasi abstraite de Jacques Matton évoque un fouillis connoté mortel en une atmosphère verdâtre. Raymond Nicodème lui adjoint quatre infographies qui dissout la précision figurative d’un cliché et des élucubrations formelles relevant du fantasme.
Driesschaert a traité au fusain un vieillard en caricature narquoise et Hoyas a testé des tenues et accessoires pour inventer un personnage facétieux qui rejoint l’ironie originelle. Mais si celle de l’original portait sur ce(ux) qui sont regardés, la série actualisée s’en prend avant tout au modèle. Il en va ainsi du collage cinétique de Pericot accouplé à quatre moments d’un visiteur figé devant diverses productions de cette géométrie optique. Des torsions de Walter Leblanc, Toye réalise une transposition à partir de l’avatar d’un rideau.
Le portrait est un thème intemporel. Le visage élaboré avec des perles polychromes par Molinari a permis à Anne-Marie Coulon d’entremêler des fragments colorés à lumineuse transparence. Marie Danse et Martine Dessy créent en numérique l’illusion d’un fantastique poétique face à une gueule expressionniste et un profil pastiché de la Renaissance par Karel Dierickx. Ce sont des femmes d’aujourd’hui en noir et blanc, saisies en flagrant délit d’optimisme par Bénédicte Thomas qui contrastent avec l’adolescente mélancolique du XIXe siècle qu’a coloré Douard.
Une gravure ancienne de Depooter saisi un noir escorté d’un guide aussi africain que lui, crayonné comme une image empruntée par Bénédicte Vanneste à la fugacité d’une mode. La lisse tête de femme métallique, réduite à sa présence nue par Hyquily, abandonne son anonymat universaliste afin de faire place aux dames de la famille de Frédérique Mahy. Annie Descamps transcrit les lectrices de Louise Danse en livres objets.
Une huile sur toile de Dany Vienne, expressionnisme exacerbé, s’attarde sur les mains crispées d’un personnage torturé. Bénédicte Thomas redonne leur importance à celles de handicapés mentaux dont la présence s’insère dans un contexte râpé. Des nus féminins, l’un dessiné par Somville, l’autre sculpté par Jespers, ont pour prolongation trois tondos d’Achour dans lesquels elle suggère de deviner le corps au lieu de le dévoiler.
Un autre nu, en plâtre sculpté par Cécile Douard, devient dans la prise de vue de Francine Servranckx une apparence floue zébrée de vibrations qui lui donnent le mouvement. La même s’attache à un signe graphique de Tal Coat pour lui donner en écho visuel l’ombre chinoise d’une branche devenue à son tour graphie épurée.
Paysage aquatique, rendu quasi abstrait par la palette vert-noir-brun de Gommaerts, aura comme faux jumeau de très précises branches et feuilles traitées en insectes sur fond flou par Martine Puche. Paysages suburbains chers à Arsène Detry ressemblent différemment aux édifices de Josquin Cambier ou de Claude Nerdael dont l’architecture demeure traditionnelle. Pan de cimetière embrumé au crayon d’Auguste Danse redevient froide rigidité chez Quenon.
Une autre toile de Detry dépeint un panorama qu’a dû bouleverser un ouragan local ; Claude Villers focalise des branchages en un plan lointain et deux rapprochés. D’un chaos général sans doute naturel, on passe à un enchevêtrement probablement causé par l’homme. Ces bouleversements reviennent sous l’objectif de Robert Viseur du côté des friches industrielles abandonnées par une économie impitoyable et trouvent un ancrage romantique dans les ruines d’une abbaye traitées par Jean-Baptiste Van Moer. Chez tous deux, la nature reprend ses droits contre le béton, l’acier ou la pierre, la brique.
Partant de « La traversée des Alpes » de De Sanctis, valise réduite à sa carcasse vide pour y placer tous les souvenirs souhaités, Agnès Joly y a, précisément, inséré les siens non sans avoir déplacé le tout dans son chez elle. Une des plus belles réussites de ces confrontations esthétiques est sans conteste ce que suggère à Frédérique Mahy l’assemblage réalisé par Bob Nugent. À partir de ces rouleaux de papiers que le temps, les intempéries ont marqués, elle agence un ensemble d’éléments photographiés avec une finesse de grain qui les apparente à des dessins au crayon. Ils disent en prolongement du travail de plasticien sur la résistance aux aléas, aux contusions, que la vie, concrétisée lors de la maternité, est un rayonnement tourné vers l’avenir.
L’expérience tentée au BAM permet à Pierre Hemptinne de conclure : « Intuitions, itérations, recréations, les collections d’un musée, là où elles naissent et croissent dans leur vivre-ensemble, ne cessent de revivre en interprétations plurielles, individuelles et collectives, localement et au regard du monde. »
Le ludique comme révélateur d’époque
Le collectif HELL’O est constitué de deux jeunes plasticiens (Antoine Detaille et Jérôme Meynen) dont le parcours d’une décennie de création ludique est rappelé d’une salle à l’autre où ils ont eu carte blanche. Ils s’en sont donné à cœur joie en envahissant l’étage du musée, en sélectionnant des travaux depuis leurs débuts, en peignant des fresques à même les murs du lieu.
Si Detaille et Meynen ont parodié un moment les élucubrations trompe-l’œil d’Escher, si leurs personnages ont un cousinage avec des dessins drolatiques de Pierre Caille ou la faune circassienne de Karel Appel et peut-être du Romano Fréa exposé dans une pièce voisine, si Jérome Bosch a dû leur laisser quelque chose de son univers au même titre que le père Ubu de Jarry, et, bien entendu, Keith Haring, s’ils ont en filigrane des réminiscences graphiques avec Josse Goffin, ces deux plasticiens créent un monde gavé de références à l’histoire de l’art et cependant bien à eux.
Les personnages actuels ont quelque chose d’humain mais aussi de créature artificielle, issue de calculs électroniques. Ils évoluent donc entre dessin animé et jeu vidéo. Ils possèdent la rondeur sympathique de ce qui ne blesse pas par des aspérités, des angles, des protubérances épineuses. Leur visage ne ressemble à une figure que parce qu’il possède deux yeux, ronds eux aussi (des mutants (?) les ont ovales). Il arrive néanmoins qu’apparaissent des sortes de bec qui les intègrent à une catégorie ornithologique. Certains, ceux avec un crâne sans peau, arborent un ricanement qui les contraint à avoir une bouche.
Impossible d’affirmer que cette communauté soit dépourvue d’agressivité ou de violence. Il est des pastiches de cavalcades guerrières de type médiéval dans le style tapisserie de Bayeux où on trucide joyeusement. Les toiles s’organisent comme des architectures complexes dont les composants s’articulent entre eux. Au point que, par moments, elles prennent une apparence décorative que dément malgré tout l’impression que des anecdotes sous-jacentes finissent par dynamiser le visible.
Les jeux de ces êtres hybrides sont évidemment bizarres, même lorsqu’ils ressemblent aux nôtres. Par exemple, en étant assis en rond, corps tourné vers le partenaire qui précède, remplacer sa tête par la sienne, et ainsi de suite. Leur activité principale semble être une pratique perpétuelle de l’acrobatie, de la jonglerie, de l’équilibrisme, de l’antipodisme, voire d’un jardinage assez baroque. Des accouplements sont observables ; ils oscillent entre la pénétration et l’osmose, la copulation et la dévoration, du moins est-ce ce qui paraît sur une œuvre proche en sa composition de la tapisserie de la Renaissance.
La fragilité côtoie la stabilité mais il reste vraisemblable que ce qui donne l’impression d’une précarité est en réalité une pulsion vitale permanente. Car tout ce petit monde grouille, affairé à vouloir réaliser l’impossible. L’imaginaire envahit la surface de ses formes plates colorées en aplats monochromes.
Michel Voiturier
« Attractions » et « Enjoy the show » au BAM, 8 rue Neuve à Mons jusqu’au 29 juillet 2018. Infos : +32(0)65 40 53 30 ou www.bam.mons.be
Catalogues : Pierre Hemptinne, « Attractions », Mon, BAM, 2018, 84 p.
Xavier Roland, Alice Cattigneau, « HELL’O Enjoy the show 10 ans de création », Mons, Bam, 54 p.
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