L’artiste britannique Lynette Yiadom-Boakye (°1977) a présenté en nombre des peintures récentes au Musée Guggenheim de Bilbao au Pays basque de mars à septembre. Durant la même période, dans le sud-est de la France le Nouveau Musée National de Monaco a exposé les Humanoïdes de l’artiste américain George Condo (°1957), de mars au premier octobre. De la communauté autonome de l’Espagne à la Principauté, la peinture de ces deux artistes confirmés offre une opportunité pour considérer un goût manifeste pour le portrait.
Nul crépuscule n’est trop puissant, est le titre de l’exposition de Lynette Yiadom-Boakye, comme mesure incertaine de la lumière subsistante au coucher du soleil et au brassage des huiles qui modèlent les figures nocturnes. Celles-ci émergent de l’atténuation sourde des mouvements de peinture pour obtenir une force graduelle. La représentation humaine reviendrait à écrire une poétique des corps, telle une lumière aveugle, comme l’écrivait Albert Camus dans La Chute, que la peintre compare volontiers à la poix de l’huile qui, comme matière salissante et imprévisible, contient une sorte de qualité humaine.
Au fil des quatre salles de présentation où sont visibles septante peintures et dessins, nous en déduisons que peindre, pour Yadiom-Boakye, est un bouillonnement en vue d’un apaisement, comme recul indispensable au développement quiet de ses figures, propice à l’expression d’une condition épidermique de la psyché humaine.
Du sujet à son traitement, l’artiste interpose un espace littéraire dans le projet pictural, ce qui confère aux tableaux, l’air songeur des portraits pour un ailleurs en ricochet. Ainsi, l’homme solitaire rêve, et quand il ne dort pas, il perd son regard dans un angle du tableau, loin du corps. Il arrive que des couples d’hommes délivrent à demi-mot l’intimité d’une indolence.
Lynette Yadiom-Boakye nourrit ces scènes comme l’imaginaire module la pensée, et chaque composition nous familiarise un peu davantage avec ces corps, ces visages et les rares éléments iconiques suggérés (carrelage, arbre, tapis, drap, …).
Les portraits sont empathiques et recherchent une qualité de présence a contrario des décors en abstraction. La peinture est gestuelle et spontanée alors que l’ordre figuratif s’affirme avec une certaine apesanteur, un peu comme si le monde bénéficiait de la neutralité d’une scène de théâtre pour accueillir les tourments et les souffrances de ses occupants temporaires.
La fiction permet à Yadiom-Boakye de réaliser une peinture anhistorique qui, à la différence de l’artiste afro-américain Kerry James Marshall, place en second plan les revendications politiques. D’origine ghanéenne, l’artiste réinvente librement les possibilités de représentation de la femme et de l’homme noirs et peint le corps intimement déshabillé de l’obligation des genres.
Ecrivaine également, elle partage dans l’exposition ces livres de la littérature américaine qui lui sont fondateurs. La Chambre de Giovanni de James Baldwin est éloquent en ce qu’il aborde l’homosexualité de ses protagonistes, pour mieux désigner le désir que l’on croit assouvi alors même qu’il se cogne aux conservatismes inconscients.
Beloved de Toni Morrison est l’histoire d’un dialogue fondateur entre deux femmes dont Beloved qui permettra à son interlocutrice d’exorciser son passé d’esclave et l’acte tragique que cette mère se résolut à commettre. Nous citerons également cette somme de textes de la même autrice, La source de l’amour propre, où elle partage ses valeurs sur la culture afro-américaine, le rôle de l’artiste et ses convictions pour un pragmatisme politique.
La poésie de Ted Hughes figure parmi ces références avec Crow, un recueil écrit à la fin des années soixante, après le suicide de l’écrivaine Sylvia Plath qui fut également son épouse. Ces poèmes sont une défiance sans concession envers toute possibilité d’humanisme : Crying : This is my creation, Flying the black flag of himself.1
Le ton est glaçant mais la vigueur est salvatrice. A propos du Corbeau qu’il présente comme un animal mythique, il écrit avec la volonté de rompre avec une indéfectible métaphysique : So man cried, but with God’s voice. And God bled, but with man’s blood.2
Ces vers sont une sorte de gémellation visuelle dont Yadiom-Boakye a quelquefois recourt, dont l’exemple de Aquatic Warbler (huile sur toile, 2021), où le corps d’un homme recroquevillé, tel le danseur Nijinski, porte un justaucorps et un col foliacé qui inspire la morphologie de la fauvette dont il est question dans le titre de l’œuvre. Ce danseur est une figure récurrente de sa peinture, qui convoque à la fois l’observance genrée de la danse classique et sa transgression. Un contexte qui rappelle l’interprétation du Lac des cygnes de la chorégraphe Dada Masilo en 2012, mais aussi, la scène chorégraphique dans Bandonéon de Pina Bausch en 1980, quand Dominique Mercy, un danseur historique de la compagnie, apparaît également en costume de ballet et tutu.
Dans une interview, l’artiste déclare qu’elle se sent proche de l’artiste peintre américaine Lisa Yuskavage3 chez qui la permutation visuelle des éléments du tableau est devenue rhétorique au fil du temps et où il est difficile d’appréhender le signe sinon par le principe de la volte face qui court-circuite toute signification présupposée.
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L’artiste américain George Condo est-il également un opérateur de l’interchangeabilité des éléments du portrait, quand la représentation mimétique, qu’il s’emploie à parfaire, installe l’incongruité comme une définition qu’il donne des Humanoïdes qui ont investis, un trimestre durant, les trois étages de la Villa Paloma à Monaco.
Comme Picasso, auquel l’artiste s’est de nombreuses fois référé, Condo traite de la figure composite comme percept, répondant à cette envie de poursuivre l’histoire de l’art à travers une galerie infinie de portraits dont il souhaite renouveler le mode avec pétulance.
Selon lui, l’être serait exclusivement exposé au régime intrusif de l’information au point de n’être plus capable de construire patiemment une autre image de lui-même sinon celle scandée par les médias de consommation. L’humanoïde se caractériserait par ce défaut d’Etre que notre condition ne permettrait plus d’atteindre. Ainsi, nous manquerions notre ressemblance pour ne plus paraître et correspondre exclusivement à l’image toujours conditionnelle de la socio-structure informationnelle.
Didier Ottinger qui est le commissaire invité de l’exposition relate dans le texte du catalogue, la manière dont George Condo choisira, à la fois, le musée et la sous culture des années 80, contre le supermarché d’Andy Warhol.4
C’est entre Los Angeles, New York, Cologne et Paris que le peintre bénéficiera des enseignements de la culture punk, de la peinture allemande dite postmoderne, de Pablo Picasso, mais également de Francis Picabia et des peintures « vache » de René Magritte, pour affirmer son goût du burlesque schizophrénique.
Contrairement à Lynette Yiadom-Boakye dont la licence d’expression s’exerce par une figuration flexueuse où le changeant est permanent, celle autrement affirmée de George Condo se trouve davantage dans la fracture visuelle, comme une façon de traiter encore du portrait par les moyens du pictural. A l’encontre de Yiadom-Boakye, George Condo et Lisa Yuskavage, pour d’autres raisons, conduisent une fascination et une agression de la peinture, pour la peinture et contre elle.
George Condo outrepasse le collage composé d’images hétérogènes pour un art de peindre qui démultiplie son expression, entre le grafitti, la facture expressionniste américaine, le maniérisme d’une certaine figuration anglaise, le dessin des Toons, et le trait d’esprit du clown qui étend une idiotie au-delà de la portraiture humaine.
Le faciès monstrueux et déformé trouve une filiation dans l’histoire de la peinture, de Léonard de Vinci à Jérôme Bosch, chez Giuseppe Arcimboldo et chez Franz Xaver Messerschmidt, pour traverser cette considération sans même penser au XIX et XXe siècles, même s’il est tendant d’évoquer Honoré Daumier et James Ensor.
La figure déformée et ou grimaçante permet de minorer la question initiale du portrait qui est celle de la ressemblance au bénéficie de caractères qui nous sont communs. En ce sens, George Condo est un caricaturiste dont le plaisir est de jouer, au sens propre du terme, avec les registres de l’entendement. Le code culturel est son terrain de prédilection et le contraste en est le levier. Son écriture toute faite de tensions et de tendresse est un paradoxe assumé tant sa peinture est un champ symptomatique de nos sociétés post-industrielles et médiatiques. Il est sans doute étrange d’éprouver de la nuance dans l’obscénité bien que cette sensation soit peut-être pédagogique et salutaire pour comprendre un monde contemporain où la véracité est battue en brèche.
Jeanpascal Février
Lynette Yiadom-Boakye, vit et travaille à Londres.
Nul crépuscule n’est trop puissant
Musée Guggenheim Bilbao
31.03.2023 – 10.09.2023
Georges Condo, vit et travaille à New York.
Humanoïdes
La Villa Paloma
Nouveau Musée National de Monaco (NMNM)
31.03.2023 – 01.10.2023
- Ted Hughes, Crow From the life ans Songs of the Crow, Poetry,
première édition Faber and Faber 1970, p. 62.
« Pleurs : Ceci est ma création Arborer le drapeau noir de lui-même. »
- Ted Hughes, op.cit.
« Alors l’homme a pleuré, mais avec la voix de Dieu.
Et Dieu a saigné, mais avec le sang de l’homme. »
- Lisa Yuskavage, peintre américaine, née en 1962 à Philadelphie,
diplômée de la Tyler School of Art et de la Yale School of Art (1986).
Elle est représentée depuis 2005 par la galerie David Zwirner.
- Didier Ottinger, Directeur-adjoint et chargé de la programmation au Musée national d’art moderne
Centre de création industrielle, département du Centre Pompidou
et Commissaire invité de l’exposition Humanoïdes de George Condo, NMNM, 2023.
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