« Rien ne va plus ». Juan d’Oultremont, Musée d’Ixelles

vue de l'expo au musée d'Ixelles
« Rien ne va plus ».  Pictures at an exhibition
Juan d’Oultremont, Musée d’Ixelles, 30 juin 2016 -25  septembre 2016
( NDLR: Dans sa lettre d’introduction  à l’expo, Joke Lootens, notre nouvelle rédactrice, reconstitue le contexte de sa précédente rencontre avec l’artiste…)

Cher Juan,

Je t’ai rencontré pour la première fois lors des préparatifs de l’exposition  « Entre chambre et muse », en hommage à ton ami et collègue Alain géronneZ, au centre culturel de Namur. Tu étais assis à mes côtés, et m’a bien chamboulé dans mon rôle d’organisatrice débutante, qui avait  le soucis de bien faire avancer les travaux dans un chantier qui avait par des circonstances exceptionnelles (la mort du maître chantier) très tard démarré. Par envie d’achever bien, et au plus vite,  ce qui nous avait été délégué, j’essayais de mettre les pièces en place, mais là, tu venais, et, par un tremblement de mots, soufflais cette maison de pierres dans laquelle on se tranchait. ‘Le coeur de loup’ nous (ab)battait. Là où au début je restais un peu perplexe, ne sachant plus trop bien comment lire les cartes battues, vite j’apprenais qu’ avec toi il fallait réinventer les règles du jeu. Bien les définir à l’avance et les suivre de manière conséquente.
Comme le chef d’arbitre était décédé, tu suscitais les autres artistes exposants de redessiner la stratégie à suivre. De se situer chacun dans sa position, d’en faire un choix fort, qu’il aurait pu justifier au curateur disparu. Toi-même tu le faisais en laissant ton oeuvre à moitié exposé dans son emballage. En attente de l’ approbation d’ Alain géronneZ. Seule la mort pouvait alors prendre une partie de ton travail en mains. Par contre, ton installation de tabourets médicaux pouvait être activée par les différents occupants de la salle de réunion, dans laquelle ils étaient (ex)posés. Comme tu ne fais jamais quelque chose à moitié, tu ordonnais de sortir les chaises ordinaires de cette salle, en obligeant tout le monde à prendre part de ta proposition. Les habitués du centre se trouvaient donc dans l’ inconfort que tu les avais imposés sous leurs fesses, et devaient en plus remettre à chaque fois les tabourets à leur juste place, à l’aide d’une image de leur position initiale. De cette manière, tout le monde devait forcément prendre position : soit, ils s’y distancièrent, et nous demandaient un autre local de réunion, soit ils y participaient et forcément devenaient complices et co-responsables de ton oeuvre. Tu ne peux pas laisser indifférent, Juan. Et pour pas se choquer  à la  complexité de ta personne et ton oeuvre, il faut le prendre avec beaucoup d’humour. Mais non, ce n’est pas si simple que ça, car ton travail est d’un sérieux énorme. Plutôt qu’un humour ordinaire, qui sert à rien d’autre que  ‘se changer les idées’ pour un instant (tu détestes par ailleurs l’état de détente), il faut justement se changer vraiment les idées quand on se retrouve face à face à ton travail.

J’essaierai d’illustrer cela en parlant de ton exposition qui se tient actuellement au Musée d’ Ixelles, « Rien ne va plus ». 
Une installation globale qui a pris des années à dessiner sa forme ‘finale’. Le point de départ en est ta collection de près de 290 pochettes du vinyl de ‘Tableaux pour une exposition’ de Moussorgsky, pièces inspirées par les toiles de son ami peintre Viktor Hartmann. Tu en exposes près de 250, par série de douze, sous ‘vitrines’, des belles tables en bois, où le regard se penche et voyage dans toutes ces images, tant diverses entre elles, avec comme seul vrai lien la curiosité d’un collectionneur qui les as réunis et nous les laisses voir. Tu les exposes en partie aussi dans les salles de la collection permanente du musée d’Ixelles, où étrangement elles réveillent une envie de se réapproprier cette histoire d’art présentée autour, et dedans, et de scruter ses détails souvent inaperçus. Ce n’est d’ailleurs pas sans signification qu’il faut d’abord traverser ses salles avant d’arriver dans la partie du musée que tu as ‘colonisée’, comme si ce passage nous servait comme prologue à l’histoire que tu nous racontais. En analysant dans ton catalogue les caractéristiques plastiques des pochettes collectionnées, par des  mots descriptifs à côté de chacune d’entre elles, tu imposes une rigueur presque encyclopédique et en tous les cas catégorique à notre approche des images qui ne peuvent pas nous échapper de manière fortuite.
Pas toutes ces 250 pochettes restent muettes sous leur protection en verre, 63 d’entre elles ont été activées par des artistes- amis de toi. Il s’agit d’une version de cette pochette avec l’illustration d’une palette. Tu as mis le défi à ces 63 élus d’utiliser cette pochette comme vrai palette d’une oeuvre qu’ils ont créé avec, et dont tu exposes une sélection sur ces murs d’Ixelles, à côté de leur palette. Le tout magnifiquement orchestré dans une scénographie sobre, mais juste, induisant une ligne graphique, hautement esthétique à l’ensemble.
On pourrait raconter beaucoup sur le sens de ce choix à toi, en laissant la place aux autres sur la scène de présentation (il n’y même pas de palette à toi exposée, ni de texte, ni ton nom est mentionné nulle part en salle), et tu le fais mieux que moi, entre autres dans le superbe texte qui accompagne le catalogue. Moi-même, je le lis surtout comme un exercice donné à  l’ égo. L’ égo à toi, qui se positionne humblement comme curateur, collectionneur, ou plutôt, quand on se rend compte de l’énorme du travail patiemment mis dans ce projet, comme un artisan ou un restaurateur d’une oeuvre qui ne sera jamais pleinement à reconstituer. Me revient à l’esprit une de tes premières actes comme artiste, en annonçant ta propre mort sous la bannière du mouvement cissiste. Se rejoignent dans cette action la conscience de ta mort qui t’occupe depuis tous les jours, et une glorification de ta vie et ta personne, qui s’impose comme figure incontournable au milieu de l’art, et en lançant un mouvement même à  l’histoire de l’art.
Mais tu confrontes aussi les artistes invités à participer dans l’expo à cette question fondamentale du positionnement personnel. L’exercice de prendre comme palette une oeuvre majeure d’un compositeur, peut être vécu comme motivante et frustrante à la fois. C’est intriguant d’observer comment certains artistes jouent avec ce concept et ne font que souligner le graphisme de la pochette originale dans leur réponse plastique. Ou comment d’autres font disparaître cette proposition initiale pour exposer leur propre programme artistique. Comment certains se considèrent comme participants à une exposition collective autour de Moussorgsky et du maître d’orchestre Juan d’Oultremont. Ou d’autres te mèneront tout de suite à la petite place réservée à leur travail dans la totalité, soit pour fièrement s’exposer, soit pour se justifier.
En plus, par ton choix de ne pas mettre les noms d’artistes à côté de leur oeuvre, mais un numéro qu’on retrouve aussi sur le dos d’un carton (le carton d’emballage dans lequel tu envoyais tes vinyles aux artistes), de taille assez incomfortable à prendre en main pour se laisser guider dans l’expo et retrouver les noms des artistes comme les auteurs d’un crime dans un jeu de pistes.

« Rien ne va plus ». Il faut aimer jouer pour (t’) aimer (ton art), Juan. Il faut être prête à laisser tourner la grande roulette et de perdre toutes les sécurités qu’on avait. Il faut mêler ses cartes. Il faut se jeter les dés. Et il faut le faire avec un esprit un peu ivre et lucide à la fois, pour mieux cerner les subtilités du jeu proposé. Un jeu qui peut devenir une addiction, car les propositions que tu nous fais comme artiste sont tellement complexes et diverses, qu’il faut beaucoup en (com)prendre, avant d’être récompensé.

Joke Lootens

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