Résonances Corporelles: Entretien avec Françoise Giromini

Entretien avec Françoise Giromini

Lino Polegato et Judith Kazmierczak

La Roque Alric, juillet 2017

 

Approche phénoménologique ?

LP : Pourrait-on parler de phénoménologie dans le travail de danse de Judith Kazmierczak et de son rapport particulier aux oeuvres des expos à la Galerie Flux ? Est-ce un terme adapté à son propos ?

FG : C’est possible, si on pense qu’il s’agit de phénoménologie artistique ou la phénoménologie dans l’application dans l’art, l’art de la danse c’est à dire art du mouvement, mouvement dansé par rapport à une œuvre d’art qui est statique et là qui est saisie. Car que se passe t-il quand tu danses, Judith ? Il y a une œuvre regardée ; tu la vois avec tes yeux ; l’oeuvre t’impressionne puis tu vas danser dessus ? Tu l’interprètes ou tu entres en résonance ou en communication avec elle ?

JK : J’ai la chance de la côtoyer pendant un certain temps, en fait c’est à la fin de  l’expo qui dure environ 6 semaines. Au moment donné c’est comme si cela avait flotté en moi et après je mets en mouvements ce qui m’a habitée de ce que j’ai perçu et je le mets dans le temps présent je fais une improvisation. Je ne sais pas si cela peut correspondre…

FG : Donc ce qu’il te reste en fait c’est une perception mais elle reste sous forme d’impression comme l’impressionnisme. En fait, tu t’es imprégnée avant, il te reste une sorte d’impression générale, un flou… Je pense à Sisley. Il te reste une impression à l’intérieur de toi… Dans ton cerveau, dans ta mémoire, c’est cela ? Et puis ?

JK : Puis j’entre vraiment dedans ; j’agis avec elle ; je suis vraiment dans le dialogue en mouvement avec l’œuvre que j’ai côtoyée visuellement c’est vrai du regard mais à un moment je la côtoie autrement… Je l’ai vue ; je l’ai sentie l’œuvre. Et à un moment donné cela se met en mouvement ; cela se donne à voir en mouvement ; cela se vit ainsi…

FG : Donc on peut dire que tu es perpétuellement en relation avec l’autre, on va dire avec la toile ? C’est cela ? Cela peut correspondre à la perspective phénoménologique dans la mesure où la phénoménologie c’est une science de l’expérience. Il y a quelque chose d’expérientiel qui se fait. C’est une expérience renouvelée différente d’un travail pratique. Ce n’est pas vraiment une interprétation ou plutôt c’est une interprétation dans l’immédiat. C’est à dire qu’on est dans la mouvance, dans l’existence. C’est quelque chose qui se construit à l’instant mais qui correspond aussi à une réminiscence. Tu n’es pas complètement dans ce qu’on appelle en phénoménologie l’ipséité c’est à dire le soi tout seul. Le soi tout seul pourrait être psychotisant. Là c’est toujours en relation avec autrui. Et en fait cela correspond bien à ce que disait Husserl de la phénoménologie qui va se poser la question de savoir ce qui se passe dans l’instant de la vie, du vivant. Il dit «  L’existence c’est toujours être en relation avec quelque chose, soit avec son esprit, soit, et il le nomme ainsi, en relation avec l’horizon du monde. Je trouve que cela fait peut-être une bonne analogie avec le tableau qui est perçu comme un horizon. L’horizon c’est quoi ? C’est le moment où le rapport de l’eau et du ciel, de la terre et du ciel s’abolit et où on est dans quelque chose qui est flottant. L’attitude phénoménologique est bien décrite par Husserl. Il utilise le terme grec époché[1] qui est une façon de se sentir dans l’instant et il dit cela se travaille. Alors c’est plus ou moins naturel chez certains et pour d’autres, cela doit beaucoup se travailler…

LP : Cela se travaille au niveau du corps…

FG : Au niveau du corps et au niveau de la pensée car il y a une sorte d’adéquation qui va se faire, une diminution de la pensée consciente. Puisqu’effectivement, il y a se sentir être dans son corps. C’est à dire ne plus percevoir son corps comme objet mais percevoir son corps comme sujet, comme être : c’est une ontologie c’est à dire il y a quelque chose qui se perçoit dans l’instantanéité et bien sûr c’est le mouvement. Cela ne peut être que le mouvement. L’existence même humaine, elle ne peut se faire qu’à travers la perception du mouvement sinon tu es mort.

JK : Et quand tu parles d’instantanéité, dans la manière avec laquelle on fonctionne avec lino, à un moment donné je lui dis : « C’est maintenant ! » C’est maintenant que tout ce qui a flotté et qui est très léger parce que comme Lino le dit cela ne passe pas par la pensée qui dit « Je vais faire cela ou cela… » Quand c’est le moment, qu’il soit 8h ou 22h, je demande à Lino de prendre sa caméra pour filmer. C’est souvent en une seule prise sauf s’il a trop bougé avec sa caméra. C’est vraiment quelque chose de l’ordre de l’immédiateté dans l’expression de la résonance…

FG : Là on peut dire que c’est l’attitude phénoménologique dans ces quelques instants. Car si on reprend, tu t’es imprégnée avant, il y a quelque chose qui reste, de la réminiscence mais qui est fluide…

JK : Sans forme…

FG : C’est effectivement comme un horizon, qui n’est pas encore en forme et que tu  vas mettre en forme à travers le mouvement. Cette mise en forme c’est une succession d’instants parce que pour retrouver la mise en forme il faudrait filmer et retrouver l’ensemble. On a la mise en forme totale à travers ce que tu ressens ce que tu perçois à travers la toile à la fin de ce que tu as fait. Mais au fur et à mesure c’est effectivement une succession d’instants mais pour te mettre là dedans, il faut donc que tu sois comme le dit Husserl dans l’attitude phénoménologique, c’est l’époché.

JK : Qui fait que moi-même je me surprends à faire des choses dans l’instant…

FG : Tout à fait… Comme c’est une succession d’instants, automatiquement cela va se mettre en forme sur le moment. Cela va fonctionner à la fois pour toi, je pense, toute seule à certains moments et à d’autres moments tu vas être en relation avec la toile. C’est à dire que tu vas être quand même en relation avec autrui, soit en relation avec autrui au travers de ce qui te reste de ta perception, même si elle est floue, soit en relation avec autrui sinon cela n’est pas possible car il faut être en relation avec autrui. Sinon tu perds tout. Il y a toujours un accrochage avec autrui mais dans la perception du moment même, de cette fameuse succession de moments et c’est pour cela que c’est extrêmement difficile à décrire. Parce qu’une description, tu peux la faire avec un objet comme un corps, un tableau ou de tout ce qui est considéré comme objet. Mais on ne peut pas faire une description d’un sujet, de l’être. Il ne peut que s’éprouver soi-même à travers le mouvement.

LP : Donc dans la transgression dans un espace donné, il y a une volonté d’être en rapport direct avec cet espace et ces œuvres. Nouvelle apparition d’un instant particulier ?

FG : D’une succession car même si c’est nous qui regardons et qui allons relier tout cela à travers une autre perception puisque nous sommes statiques c’est comme si tu étais en train d’interpréter une œuvre qui est singulière, unique mais impressionniste. Elle n’est pas expressionniste car normalement dans la danse on est dans l’expression. On va exprimer quelque chose de soi à travers son corps, à partir d’une idée, à partir de quelque chose. Mais là c’est différent car tu es en relation perpétuelle avec l’œuvre. Cela se joue différemment pour moi. Donc ce que tu vas produire c’est quelque chose qu’on peut effectivement analyser d’un point de vue phénoménologique et que l’on pourrait analyser d’un point de vue formel.

JK : C’est un dialogue avec l’œuvre et je raconte ce dialogue. Quand quelqu’un regarde une œuvre, cela se passe à l’intérieur de lui ce dialogue et aussi ce n’est pas toujours très conscient ce qu’il vit. Tandis que là, moi je ne sais pas si cela est plus conscient avec mon corps mais cela se donne à voir via mes mouvements.

FG : C’est peut-être farfelu ce que je vais dire… Mais ce que tu dis, cela m’évoque comme si tu nous donnais à voir le mouvement psychique. C’est différent de la pensée…

LP : C’est un langage du corps.

FG : C’est un véritable langage du corps mais un dialogue car c’est bien gentil d’avoir  le langage, le plus important c’est de parler à quelqu’un ou à quelque chose parce que  Husserl disait : « A chaque fois que je pense, je pense quelque chose » La chose en général.  Dans ton cas, la chose est en relation directe avec toi. Peut-être que tu matérialises, ce que certains ont déjà réfléchi et cherché à savoir « Qu’est ce qui se passe dans ce moment ? Dans cette mise en relation de soi avec la chose même et qui va passer par le tableau et qui fait qu’on n’est pas dans l’ipséité, dans le soi tout seul ? »

LP : On n’est pas dans l’acte performatif…

FG : Non car c’est toujours cet espèce de va et vient qui te nourrit et dont tu vas rendre compte.

JK : Parfois même des ambiances qui ont traversé les artistes au moment où ils ont conçu leurs œuvres. Il y a un artiste qui a exposé deux fois, de l’abstrait. La seconde fois, j’ai éprouvé une énorme tristesse au contact de ses peintures. Et en fait il y avait une ambiance de mort quand il a créé et que j’ai ressentie en dansant. C’était assez impressionnant. Cela m’est arrivé plusieurs fois. Ce n’est pas à chaque fois aussi intense. Une fois il y avait de la violence dans les œuvres. Les œuvres me renvoyaient cela. Ce n’était pas l’artiste qui était violent mais sa production. Là je vais faire un parallèle avec la psychomotricité puisque je suis psychomotricienne et toi aussi psychomotricienne philosophe. On sait qu’il existe aussi cette approche phénoménologique dans ce rapport au patient, dans ce rapport à l’autre qui ne sait pas toujours parler, qui ne sait pas mettre en forme ses ressentis, sa pensée… Et c’est ce qui me touche dans la psychomotricité c’est ce rapport à cette aide que l’on peut apporter à l’autre via cette interaction dans le mouvement, dans le jeu…

FG : Dans l’instantanéité. Dans ce qui surgit. Il faut bien que cela sorte du corps, que cela s’exprime, que cela surgisse comme une fontaine, une source…

LP : C’est un éveil…

FG : Cela se source à partir de quelque chose que tu perçois du monde c’est à dire de ce qu’on appelle en phénoménologie, l’horizon du monde, quelque chose de global avec lequel tu te mets en relation. Comme si à la limite le nourrisson quant il émerge de la matrice de sa mère et je dis la matrice pas par hasard ce mot là c’est la première relation qu’il a au monde c’est une création, il va créer son être. Le petit qui sort du ventre de sa mère, de sa matrice, il faut bien qu’il soit immédiatement en relation avec le monde. Le premier cri c’est quand même cela : je suis en relation avec le monde. Après, cela va se mettre en forme. Mais là on est dans l’instance créatrice. Je parle du jaillissement.

LP : C’est aussi traumatisant…

FG : On n’en sait rien… On le dit… L’enfant, ses poumons se déplient. Il y a un appel d’air… On ne sait pas mais si on le dit ce n’est pas par hasard…

LP : C’est l’approche de la dualité finalement, ce rapport au monde. C’est la perte de cette unité originelle. On rentre dans le double…

FG : On est obligatoirement avec l’autre, avec autrui ou avec les autres avec le reste du monde. D’ailleurs on dit : on met au monde. On ne dit pas : on met dans le monde. On dit mettre au monde un enfant et c’est utilisé en phénoménologie « être au monde » car être dans le monde signifie que tu es dedans, dans un espace, que tu es différencié. Dans la langue française, c’est très différent. C’est un rapport plutôt poétique. On est dans la poétique de l’être, dans la poétique de l’espace et du temps dans ce premier là et moi je pense que ce que tu fais Judith, c’est cela. L’analogie c’est que tu es dans le jaillissement. Mais obligatoirement on ne peut pas, à moins d’être schizophrène, ne pas être en relation. Etre dedans tout en étant séparé. Sinon on est complètement dilué dans le monde… Cela, c’est la perspective de l’époché qui serait l’horizontalité c’est à dire arriver à se sentir exister avec le reste de la nature et pas dedans comme l’expérience des yogis. Je pense que c’est cela qui leur arrive à eux qui ont travaillé toute leur vie pour arriver à cette époché.

LP : Retrouver cette unité originelle.

FG : Oui : retrouver cette sensation de vivant au monde ! C’est à dire la sensation du mouvement lui-même. Le mouvement c’est de la pulsation et de l’énergie originelle.

LP : Cette présence au monde initie aussi une perte de rapport à la psyché.

FG : Ce n’est pas une perte, c’est une autre façon d’entrevoir le monde. Parce que toi quand tu le fais tu ne perds pas pour autant ton langage, tes structures. Ce n’est pas perdu. C’est mis hors de. Tu fermes la porte du raisonnement pour entrer en résonance.

LP : Avec le monde…

JK : C’est pour cela que j’appelle cela résonance corporelle.

FG : C’est exactement cela car la résonance c’est magnifique : on ne peut pas exister, et là  c’est le mythe d’écho et de Narcisse, on ne peut pas exister sans écho. Dans l’histoire de Narcisse, rester dans son ipséité, se regarder seul dans le miroir c’est la mort et Narcisse se noie dans sa propre image parce qu’écho s’est tu ! Il y a une abolition de la perception de l’espace quand tu n’as pas l’écho qui vient entrer en résonance c’est à dire le temps qu’il y a d’entrer en résonance avec l’espace. Et dans la danse on est en résonance avec l’espace et le temps. C’est corps/espace/temps mais pas de façon formelle on est dans l’instance du jaillissement, de la création, de la succession des instants de création. C’est comme cela que je le ressens, c’est comme cela je pourrais le dire par rapport à son rapport avec ce que j’ai compris ou que j’ai cru comprendre de la phénoménologie.

Tout le monde n’est pas capable de faire cela. Judith est capable de le faire. C’est très singulier ; c’est rare, extrêmement rare. Car tu peux avoir des gens qui vont danser devant des œuvres mais cela va être formel. Ils vont le faire à partir de leur savoir, ce qu’ils ont appris au niveau de la danse mais cela ne sera pas improvisé. Improviser c’est comme une impression qui vient de toi. L’improvisation c’est une succession de jaillissements. Il faut avoir une nature hyper riche pour qu’on puisse le faire dans un temps long. On croit que c’est simple. C’est ce qu’il y a de plus difficile une improvisation. Une vraie improvisation c’est ce que fait Judith qui est en relation réelle avec quelque chose qui n’est pas construit d’avant. C’est pour cela que c’est la problématique de l’instant.

LP : C’est abolir les masques quelque part… C’est retrouver…

FG : C’est avoir la capacité de pouvoir s’extraire de la raison c’est à dire de tout ce qui fait la structuration temporo-spatiale de la pensée. C’est à dire le langage organisé. Quand Judith danse, je suppose qu’elle n’est pas en train de penser à ce qu’elle est en train de faire d’une part et de penser, d’être dans le raisonnement. C’est son corps qui ne fait qu’un avec la psyché. Mais pour que ce soit possible, il faut obligatoirement être en relation avec quelque chose d’autre qui est là le tableau. Sinon on est dans une perspective de schize et de psychose.

LP : Là on est bien au cœur de la phénoménologie.

FG : Oui je pense… Et pareil je crois quand un peintre met la couleur, le moment, l’instant du jaillissement sur la toile. Après quand c’est fini, c’est fini… C’est construit, c’est clôturé. Je suis sûre que si on faisait l’analyse de la succession d’instants, par une analyse sémiotique, on va trouver une structure mais on ne retrouvera plus jamais la richesse de ce qui a été fait. Cela aura disparu ; cela disparaît à chaque instant. C’est comme la fontaine qui jaillit. Il y a tout le temps de l’eau mais c’est jamais la même. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve… Il y a aussi la problématique de l’identité…

JK : A propose de ce jaillissement, j’ai déjà entendu un peintre dire « Cela advient… » . Et moi aussi à un moment donné la danse, elle m’advient…

FG : On peut la nommer en disant « c’est ». « C’est quelque chose qui va me traverser, qui est à travers moi… ». Pour le peintre, il va rester quelque chose et pour la danse si on ne l’a pas filmée non mais là c’est intéressant que ce soit filmé car c’est l’équivalent d’une toile. Je pense que d’autres ne feraient pas ce que fait Judith. Je l’ai vu tout de suite la première fois que je l’ai vue danser. Il se passait quelque chose d’autre chez toi. Pourtant des danseurs, j’en ai vu et je sais bien comment cela se construit, comment cela se structure. Quand j’ai vu Judith, cela m’avait impressionnée, je me suis dit « Là, je vois de la danse !  Je ne vois pas une chorégraphie. Je vois… »

LP : L’essence ?

FG : L’essence de quelque chose. C’est rare. Forcément…

LP : Je reviens sur ce principe de dualité. C’est toute la problématique finalement de l’être au monde. Arriver à être soi…

FG : On ne peut être soi que parce qu’il y a un autre et qu’on sait qu’il y a un autre. On est obligatoirement dans une double problématique à la fois de soi et de l’autre…  Soi ne peut exister que parce tu as fait exister un autre. C’est pour cela que tu es toujours en relation avec quelqu’un ou quelque chose, y compris l’horizon ou un arbre, tout ce que tu voudras… Ou toi-même ! Mais il faut qu’il y ait quelque chose de tiers qui s’organise. C’est un trépied, c’est corps/espace/temps qui va se construire. Avec des variabilités…

LP : Triangulation ?

FG : Si tu n’es que face à ton miroir, tu te noies dedans. C’est à dire qu’il faut qu’il y ait un écart qui soit maintenu entre soi et son image et cet écart là c’est écho, c’est le langage du corps lui-même qui va créer un écho, une distanciation entre soi et l’autre. Parce que sinon il y a collage. Judith n’est pas dans cette problématique. Elle est abolie parce que Judith est capable de se mettre au monde avec ce qui existe là, dans l’instant, l’espace de la pièce, le tableau… Elle est vraiment en dialogue…

JK : Les artistes qui ont produit des œuvres et puis qui me voient entrer dans leur univers et en dialogue avec leurs œuvres ont différentes réactions : certains sont intrigués, certains accueillent plus ou moins bien et certains ont énormément de mal de voir comment moi j’entre en dialogue avec quelque chose que eux n’avaient pas prévu, que eux n’avaient pas maitrisé puisque j’entre en dialogue avec quelque chose qu’ils n’avaient pas perçu de leurs œuvres. Et cela les dérange très fort. C’est comme si je faisais irruption dans leur univers, je suis l’autre qui vient contacter ce qu’ils ont produit et ce n’est plus tout à fait ce qu’ils avaient produit au départ. C’est questionnant…

FG : Ce n’est certainement pas tous les peintres… C’est peut-être plus le cas de quelqu’un qui n’est pas sûr, pour qui l’œuvre n’a pas procédé au détachement. Quand tu as fini quelque chose, normalement c’est fini. Pour certains artistes, cela n’est jamais fini.

JK : Ils ne sont pas tout à fait séparés de leurs œuvres…

FG : Oui et n’étant pas séparés, il y a effectivement intrusion au sens intrusif du terme et comme tu le dis justement, tu vas pénétrer leur espace et cela ne leur va pas du tout. Pour la majorité des peintres, une fois leur œuvre achevée même s’il y a une retouche  à faire c’est rien… Elle est finie…

LP : Elle a une nouvelle vie…

FG : Alors quelqu’un d’autre peut s’en emparer sans dommage pour le peintre. Quand il y a du dommage pour le peintre, cela veut dire qu’il ne s’est pas séparé de sa toile ou pas encore. Il lui faudra peut-être du temps ou il ne s’en séparera jamais. Il y a tous les cas de figures.

LP : Hormis la phénoménologie, y aurait-il  une autre catégorie où inscrire le travail  de Judith ?

FG : C’est possible d’interroger les présocratiques… Je pense à Héraclite qui dit « jamais on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ou le soleil grand comme un pied d’homme ». Dans l’univers poétique, présocratique cela veut dire avant la naissance de la philosophie elle-même, de la philosophie platonicienne ou socratique qui va séparer les catégories du corps et de la pensée et qui est notre philosophie occidentale.

LP : Qui divise le corps et l’esprit.

FG : Elle divise obligatoirement… Les catégories sont crées pour rationaliser et ce qui va se mettre entre c’est ce qu’appelle Platon le logos, la logique, le langage qui va effectivement séparer les catégories de la pensée avec les catégories du corps et à ce moment là on peut envisager, à classer les corps, tous les corps. Ce que va faire Aristote.

Chez les présocratiques, c’est une philosophie qui vient des Indes parce que les premiers Grecs, la première colonisation grecque elle s’est faite et c’est ce que j’avais appris en philo, ce sont les Indiens. C’est pourquoi on dit que notre civilisation vient de là…

LP : De l’Orient.

FG : De cet Orient là. Pas l’Orient chinois, pas l’extrême Orient. L’Orient des Indes où effectivement on pense le monde dans une catégorie globale où parmi le monde, il y a les humains. Les humains sont au monde. Il n’y a pas besoin de philosophie. Par contre il y a un discours poétique. La philosophie elle est poétique et si tu lis Héraclite dont il ne reste que 52 fragments ce qui n’est pas beaucoup, ce sont des bouts de pensées qui sont restées sur des tablettes qui ont été traduites et où la condition humaine est pensée sous une forme que l’on appelle la poïésis. Je trouve qu’il y a des analogies extrêmement importantes avec la pensée phénoménologique.

JK : La poïésis c’est la chose qui est train de se faire…

FG : Bien sûr !

JK : Et par rapport à la phénoménologie cela se passe dans le moment.

FG : Elle est en train de se penser c’est à dire on est dans la mise en action de la pensée. Cela fonctionne par analogie. C’est une pensée philosophique de dire le soleil grand comme un pied d’homme. Cela te donne à penser ce que cela veut dire et pourquoi ? Je me souviens d’avoir eu un professeur extraordinaire qui nous a dit après l’étude des présocratiques : « Mettez-vous dans un monde psychotique parce que sinon si vous gardez vos catégories cartésiennes ou socratiques ou de la première philosophie, vous n’allez pas vous en sortir parce que vous serez toujours dans un système dualiste puisque c’est notre façon de penser à nous tous… »  On recherche cela mais c’est difficilement compréhensible pour des gens occidentaux. Il faut faire un effort pour penser l’époché. Et toi tu as de la chance car pour toi c’est facile. C’est pour cela que je dis que ce n’est pas donné à tout le monde.

LP : Héraclite parle aussi d’énergie. C’est le feu…

FG : Oui bien sûr, on parle des éléments, on parle de l’énergétique. Le monde est catégorisé comme cela mais cela ne s’appelle pas encore philosophae : aimer la sagesse ou avoir un attrait particulier pour quelque chose de sage. Parce qu’en même temps que cela va se couper on va créer l’ordre moral.

LP : Qu’est qui fait qu’à un moment donné on passe d’un unicum à une dualité, une division corps/esprit ?

FG : Je ne sais pas… Entre moins 1700 et 1300… En tout cas c’est formalisé comme la psychanalyse qui existe depuis l’aube des temps car un inconscient c’est obligatoire puisqu’on est toujours dans un rapport dialectique de la pensée. S’il y a un conscient, il faut bien qu’il y ait un inconscient. Par définition. S’il y a du blanc, il y a du noir. S’il y a le jour, il y a la nuit. Ce n’est jamais tout seul et c’est pour cela qu’on est toujours en relation avec quelque chose d’autre qui peut être ne pas être présent mais être là quand même.

Peut-être que de ce côté là, il y a à creuser un petit peu mais je trouve que la pensée phénoménologique, elle est contemporaine. Elle a été retrouvée au 18ième siècle par un certain Lambert, un philosophe allemand. Les Allemands se sont totalement intéressés aux Grecs à partir du 19ième siècle. C’est eux qui ont été recherché cette civilisation grecque en Italie dont « Le voyage en Italie» de Goethe. Ils sont même allés la rechercher jusqu’en Sicile. C’est cette image là qu’on donnait à repenser d’une P qui s’est reconstruite petit à petit. Pense à la peinture de Goethe[2] en contemplation : il adopte une posture phénoménologique. Sur ce tableau, on le voit regarder des ruines, un berger… Il est à l’horizon !

LP : C’est contemplatif quand même… Je pensais que la phénoménologie amenait un accident, quelque chose du nouveau, une espèce d’apparition…

FG : C’est une apparition, quelque chose de nouveau et de très perturbant par rapport à notre système de pensée. C’est une rupture. Cela peut être très violent puisque notre système de pensée n’est pas fait comme ça. Automatiquement c’est une irruption. On peut aller jusqu’à une déréalisation. Si tu vas jusqu’au bout de cet époché, tu es dilué dans l’horizon. Aujourd’hui, je fais la relation avec la physique quantique et je me dis, j’en ai l’intuition, qu’un jour c’est la physique quantique qui va nous faire la démonstration de cela. C’est la capacité d’être là et ailleurs en même temps. Je peux être en même temps à l’horizon et là sur ma chaise. Judith peut être à la fois dans le tableau et dans son corps. Serge Uzan, professeur à Paris V est en train de travailler sur ce projet. C’est un physicien de physique quantique qui travaille sur les phénomènes de conscience et la physique quantique pour expliquer les phénomènes paranormaux. Dans le début de son livre, il fait la relation avec Damasio. Ces scientifiques sont en train de cogiter comment cela se passe dans notre cerveau au niveau de la plasticité et du point de vue des connections neuronales. Qui n’a pas vécu au moins un instant le fait d’être là et pas là ?

LP : Tu parles d’extase ?

FG : Oui, ex-tase. Sortir de sa stase, de ce qu’on est…

LP : Cela renvoie aux yogis orientaux qui font des voyages hors du temps, des sauts quantiques… Cela ouvre des portes…

FG : C’est vertigineux tout cela… Notre perception euclidienne qui est complètement rationnelle fait que l’on perçoit toutes les choses dans cette géométrie euclidienne. C’est toute la différence entre la pensée de l’idéalité : une droite cela n’existe pas dans la réalité. C’est tout dans la tête. C’est un objet mathématique. Ce n’est pas un objet physique. Toutes ces nouveautés, je trouve cela réjouissant…

Pour en revenir aux danses de Judith, cela m’est toujours apparu comme quelque chose d’essentiel et de l’essentiel je suis passée à l’essence.

LP : Le rapport de l’essence ciel ? C’est le pétrole ?

Rires…

FG : J’ai pensé à l’essence, ce qu’on entend par essence de l’être en philosophie.

LP : Donc l’essence précède l’existence…

FG : Exactement…

LP : Ce qui est le contraire de la phénoménologie. On est dans le paradoxe complet…

FG : De toutes façons, la philosophie c’est le fruit de paradoxes. Pour certains, l’essence est première et pour d’autres c’est l’existence. Il y a les essentiels et les existentiels…

LP : Pour Sartre…

FG : Il a été à l’école de la phénoménologie. Il l’a apprise à Berlin. Donc il a été fortement influencé et c’est ainsi qu’il a créé l’existentialisme.

LP : Là, il s’est planté magistralement…

FG : Non, il n’a pas pu faire autrement que de retrouver quelque chose… Il a particulièrement travaillé la honte et le regard.

Il y a l’essence dont je voulais parler mais il y a aussi comme dit Levinas le fait d’être voué à l’autre c’est à dire être pour l’autre. L’existence est pour l’autre. Il dit « Dès ma naissance je suis voué à l’autre et l’autre me défigure». Défiguré signifie que tu n’as plus ton apparence, c’est quelque chose qui va se construire d’autre entre soi et l’autre. En te voyant Judith danser en rapport avec le tableau je me disais c’est cela tu es en obligation d’être vouée à l’autre, tu es totalement en relation avec le tableau…

 

[1] Epoché : arrêt, suspension (de jugement), mise en parenthèse de toutes connaissances ; action de s’abstraire des phénomènes pour mieux les contempler

[2] Peinture de Tischbein

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