Redécouvrir Bury, centenaire posthume

De Pol Bury, quelques ramollissements © Vincenzo Chiavetta

Pol Bury a traversé une bonne part du continent artistique du siècle passé. Débutant avec le surréalisme, il passe à l’abstraction, est fasciné par Calder et ses mobiles, se livre au cinétisme, intègre la mouvance Cobra. De lui, on connaît surtout ses sculptures animées. Certaines, à vocation de fontaines, sont dispersées un peu partout dans le monde, à Bruxelles, Paris, New-York ou Séoul. C’est oublier qu’il a aussi pratiqué l’art de l’estampe et qu’il a énormément écrit, notamment pour le Daily Bul, fondé avec son complice André Balthazar.

À l’entrée de La Louvière, une de ses fontaines, « Le capteur de ciel », accueille l’autochtone comme le touriste de passage. Orientée vers la voute céleste, elle fait lentement sa révolution comme les planètes qu’elle reflète. Pas loin, au château Gilson, une autre en acier est animée par l’eau qui s’en écoule. Le mouvement est une préoccupation qui a toujours hanté l’artiste. Même lorsqu’il s’agissait d’images en deux dimensions.

Immobilité mouvante et mouvement statique

Lorsqu’on passe en revue les œuvres rassemblées au Centre de la gravure, c’est très vite une évidence. Certains assemblages géométriques sur panneaux, inspirés par les formes chères à Calder, sans être concrètement vouées à bouger, s’intitulent « Plans mobiles ». Et quelques pièces portent témoignage des recherches cinétiques de Bury. L’essence de son travail est la mobilité. Comme le constate Véronique Blondel, il « cherche la vie du mouvement jusqu’au moment où, imperceptiblement, il se met en branle. »

Ainsi « 375 points blancs » dispersés sur un cercle noir donnent-ils de loin une impression cosmique ; et de près, si on prend le temps de s’attarder, on se rend compte que ces fils nylon fichés là sont parcourus d’un frémissement à peine perceptible grâce à l’invisible présence d’un petit moteur électrique. Le mouvement est bien présent. Mais ce n’est pas un mouvement de déferlement, d’énergie débridée. Ce sont des vibrations organiques, quasi souterraines.  

Inlassable chercheur, Bury traitait volontiers ses trouvailles ou ses propositions en séries comme s’il désirait en tester les potentialités. Ses gravures en variations sur un même thème lui permettent des nuances intéressantes. À partir de formes géométriques simples (rond, carré, rectangle, triangle), il propose des agencements qui, lorsqu’on les regarde avec un minimum d’attention, se trouvent inscrites dans un espace au moment où : soit elles vont perdre l’équilibre précaire qui les maintient ensemble et débouler au ralenti ; soit elles viennent de s’écrouler et se figent en un nouvel équilibre pour stopper durant un temps indéterminé avant un nouvel élan. En somme, c’est l’invention paradoxale d’un mouvement perpétuel immobile. Ce que ce créateur appelle « l’illusion de la fixité ».

Chaque gravure possède un similaire pouvoir de fascination : on s’attend à voir les dessins bouger. Et quand il semble improbable qu’une agitation les anime, Bury les contraint en les confrontant, par exemple, à la réalité d’un miroir mou, feuille d’aluminium bosselé, devant lequel chacun peut venir se mirer. Là encore, un moteur provoque des oscillations et le visage reflété se gondole littéralement. Sur papier, ces déformations sont appliquées à des monuments emblématiques ou des sculptures célébrissimes sous forme de «cinétizations » ou de « ramollissements ». L’effet, alors, est impertinent, drôle et iconoclaste. Un sacrilège d’autant plus éclatant lorsque cette technique est appliquée à des chefs d’œuvres historiques, à des visages comme ceux du pape Paul VI, de Staline ou de Mao Tse Tung qui, déclinés en déformations successives, finissent en faciès, voire en quasi moisissures.

Autre procédé susceptible de transformer un sujet en une décomposition plutôt rigolote, celui du « mélangeur ». ll consiste à superposer et juxtaposer des découpes circulaires d’une même photo avec un léger décalage pour chaque couche. Le résultat est évidemment surprenant et engendre un branle dans un portrait, dans l’œuvre d’un autre artiste, dans un pont ou une cathédrale, et même jusqu’à Manneken Pis. La photo-montage n’est pas étrangère à une démarche annexe. Renouant avec l’imagerie d’un certain surréalisme comme celui de Magritte, voici dispersant des sphères monumentales, tels des ovnis débarqués de quelque galaxie à New York et plus spécialement à Manhattan ou le pont Washington ou le musée Guggenheim.  

Bury est donc incessant expérimentateur à travers l’éventail des pratiques (eau forte, aquatinte, lithographie, sérigraphie…), grâce à ses méthodes insolites. Il poursuit avec l’utilisation d’éléments tels que le bois et le plexi en tant que supports pour des gravures. Il tente l’introduction d’objets inusités lors de l’impression afin d’y produire des effets aléatoires. Il incarne l’image d’un créateur passionné, cohérent dans sa démarche et ses actes qu’il complète par une activité d’écriture plutôt prolifique sous son nom ou celui de divers pseudonymes, dont celui de Palone Bultari, alias formé par l’amalgame de lettres des patronymes de Bury et de Balthazar.

Daily Bul, bain de mots

Frédérique Martin-Schetter a passé quelques années à rassembler les textes épars laissés par Bury. Elle en a dressé l’inventaire et l’analyse. Elle synthétise que « Pol Bury a une plume féroce, drôle, précise et déconcertante. Méditative et philosophique. Désinvolte et travaillée. Étrange, décalée, déviante, inattendue, originale. » Elle y perçoit aussi le goût du paradoxe et de la métaphore, une certaine désinvolture dans le raisonnement.

Le Daily Bul, structure éditoriale marginale, fondé par André Balthazar fin des années 50, donne en effet l’occasion à Bury de publier nombre de textes. Au fil des ans, y seront édités une quantité impressionnante de personnalités (Topor, Arrabal, Alechinski, Dotremont, Tardieu…) parmi lesquelles, excusez du peu, Yves Klein qui signera son fameux « Le déplacement de la problématique de l’art ». Les propos de Pol manient l’humour et la dérision et n’épargnent personne, pas même lui. Il parodie Sartre, concocte un dictionnaire d’artistes en leur inventant des biographies abracadabrantes, « usant du plaisir des mots dans une pure poétique de l’absurde ». Il brocarde les courants esthétiques à la mode, les critiques d’art.

Il joue avec le langage dans des poèmes. Il tente des rapprochements entre écriture et œuvres plastiques exposées. On retrouvera certains de ses textes chez Gallimard dans la collection « Idées » tel que « L’art à bicyclette et la Révolution à cheval ». Il pratique une activité journalistique en intervenant dans divers organes de presse. Pas mal de ses réflexions sont consacrées à l’art de son temps, aux mouvements du présent, au sens de la création en général et de la sienne en particulier.  Un livre fut d’ailleurs mis en scène en France sous le titre « L’esthétocrate », adapté de « Les gaités de l’esthétique », rendant hommage à la causticité de l’artiste hainuyer. Le travail minutieux de Martin-Scherrer donne bonne place aux commentaires, à des extraits significatifs donnant envie de découvrir la totalité de cette œuvre.

Dans les locaux du Daily Bul, invitation à bouleverser les habitudes muséales. Proposition est faite aux visiteurs de tracer le portrait de personnages ayant gravité autour de Bury lors de ses périodes surréalistes ou Cobra en se basant essentiellement sur le son de leur voix. Bien sûr, il y a des documents traditionnels comme les photos sorties de l’objectif introspectif de Georges Thiry. Aussi un dessin bleu très graphique de Dotremont, signe gestuel posé sur l’espace blanc du support, ensuite un de ses logogrammes si caractéristique. Ainsi encore des échantillons d’écritures manuscrites, notamment de Magritte.  .

L’expérience inédite, préparée par Michel Wauthion de l’Université de Pavie, se déroule au sein d’une installation sonore, confinée dans une ambiance bleue, séparée en cocon particulier au cœur du musée, qu’il convient d’aborder avec patience pour en gouter les saveurs auditives. L’analyse de différents organes vocaux, détaillées sur panneaux, est éclairante. Elle décrit un portrait probable des créateurs choisis : pour Chavée, l’éloquence engagée ; pour Bury, une voie lente ; pour Dotremont, une voix qui danse; pour Mariën, une élasticité molle ; pour Broodthaers, une voix qui pince sans rire ; pour Magritte, une voix de maître d’école. Des schémas et diagrammes scientifiques complètent cette expérience qui, de façon ludique , comporte des bulles suspendues contenant des définitions scientifiques sur des notions fondamentales de l’acoustique.

Génération postérieure

Au château Gilson, à deux pas du Centre de la Gravure, le groupe « Quinconce » rend un hommage inspiré à l’ancêtre disparu. Chacun y va de ses propres créations en fonction d’allusions plus ou moins directes à papy Pol.

André Navez: “Piège à mouvement” © Alain Breyer

Le « Piège à mouvement » d’André Navez se présente comme un attrape-souris. Sa structure métallique installée au grand jour guette : si une vibration buryenne passe à portée, hop !, la voilà capturée. Avis aux collectionneurs ! Ayant chiffonné un morceau de zinc, Jacques Pyfferoen a déballé ou va emballer l’anamorphose d’un visage inconnu angéliquement érotique.

Jean-Pol Lété s’empare de trois avatars de la fontaine qui accueille les visiteurs sur le perron du château. Pour qu’on puisse la changer en fonction soit des saisons, soit des événements, il les dote de grelots empruntés à Magritte ou aux gilles de carnaval ; il les charge de veiller sur les œuvres exposées en leur inoculant des globes oculaires de vigile sécuritaire ; il leur fournit le rayon laser conçu pour insuffler aux récalcitrants l’amour de l’art contemporain.

Sculpteur de petit granit, Freddy Taminaux intime à la pierre l’ordre de faire mine d’animer un lent mouvement sismique englobé sur lui-même. Enjoué comme un jour de bourgeons, Daniel Pelletti bariole l’espace de portions territoriales cartographiées par un sensuel poète nourri de sensations polychromes. Sa consœur Sandrine Zanatta réaménage un alphabet quasi rébus pour affirmer l’identité du maître, sa création, sa fonction.

Combinant sculpture numérique et impression sur bâche, Etienne Colas passe de la deuxième à la troisième dimension afin que s’écoule, figée, une matière non liquide, fluctuante, autant cascade qu’avalanche. Le numérique nourrit aussi les variations des photos et graphiques de Marine Balthazar. Ainsi une végétation figurative s’allie-t-elle à un foisonnement tortueux abstrait.

Nocturne bulle sous une lune de brume se gonfle, pense Alain Breyer, qui nous en convainc en la mettant à flotter sur son propre reflet. L’encre de Chine dit la trace, le passage, l’indice que manie Rosa Pardo en un acrobatique accrochage aux limites de l’équilibre. La vidéo est par essence mobile. Helga Dejaeger en profite pour associer solidité et impétuosité en amenant l’action banale d’un pneu roulant sur route mouillée à devenir ballet non figuratif aux reflets crépusculaires.

Les infographies de Claude Foubert sont filles de cinétique. Les courbes qui les animent les lancent vers des illusions optiques à faire papilloter les pupilles. La linogravure permet à Paul Authom de simuler la mobilité à travers des successions de spirales, qui simulent l’invasion au point de finir par se recouvrir elles-mêmes. Agglutination et hallucination cohabitent dans les cônes en céramique qu’a façonnés Jacques Iezzi. Regroupés les uns sur les autres, ils grimpent le mur sans être soumis à la pesanteur.

Hétéroclites d’apparences, les objets disparates installés par Véronique Hoet dans un espace carré de vitrine. Du vide et du plein. Des carrés et des ronds. Des entassés et des dispersés. Des confettis disent l’absence en trous ou la présence sans trous. Et celle qui gère le tout, c’est la performeuse, la perforatrice, impérative et impératrice.

Sous sa bulle, droit dressé, en stature de fusillé, l’homme blanc de Pierre Staquet, stoïque et résigné, attend l’impact des boules prochaines qui rejoindront bientôt celles qui finirent déjà à ses pieds statufiés. L’emblématique escargot du Daily Bul, apprivoisé par Claire Kirckpatrick, complice, ironique, fait son clin d’œil à papy Pol en agitant, narquois, ses antennes à cœur joie, pas si « Escargogol » que cela. Bernard Bacq a choisi l’impertinence railleuse par le biais d’une déclinaison de pénis éjaculateurs du genre « ne jamais dire fontaine je ne boirai pas ». Quant à Serge Poliart, il dessine son humour poétique en se racontant une histoire sans paroles avec une tendresse un peu acide.

Michel Voiturier

« Pol Bury Va-et-Vient » jusqu’au 12 mars 2023 au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée à La Louvière. Infos : +32 64 27 78 11 ou https://lalouviere.be ; « Voix surréalistes, Le Corps des Mots » jusqu’au 15 janvier 2023 au musée Daily Bul. Infos : 0032 (0)64 22 46 99 ou www.dailybulandco.be ; « Clins d’œil à Pol Bury » jusqu’au 13 décembre 2022 au Château Gilson. Infos :  064 21.51.21 ou  info@ccrc.be

Catalogues :

Frédérique Martin-Scherrer, « Pol Bury Livres et écrits », Bruxelles/La Louvière, C.F.C./Daily Bul, 2022 (272 p. 27€ )

Véronique Blondel, Christophe Veys, Frédérique Martin-Scherrer, « Pol Bury va-et-vient », La Louvière, Centre de la Gravure, 2022, (176 p. 35€) (trilingue : fr en nl)

Christine Bechet, « Quinconce clins d’œil à Pol Bury », La Louvière, Quinconce, 52 p.

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