Deux expos se poursuivent à Reims, l’une dans les caves de chez Pommery, l’autre au FRAC. Aucun rapport entre les deux si ce n’est qu’il s’agit d’œuvres d’aujourd’hui. En majorité issues du street art chez l’un traitant d’une double thématique : l’éphémère et la violence ; concernant une seule artiste d’origine japonaise, Taocheng Wang, chez l’autre qui s’attarde sur l‘élégance.
Deux expos rémoises font, à leur manière, référence à la littérature. La première suggère de relire des contes fantastiques, comme ceux de Jean Ray, de Thomas Owen ou de Jean-Baptiste Baronian, de se rappeler des légendes ou de l’heroïc fantasy peuplées de créatures mystérieuses. La seconde renvoie explicitement à une nouvelle de Maupassant, « La parure » où une jeune femme s’endette afin de pouvoir paraître belle en société. De plus, ce travail artistique n’est pas sans parenté avec des poèmes de Marianne Kirsch dans son recueil « Soleil-Pause » à propos de vêtements d’amis disparus qu’elle enfile parfois en pensant à eux.
Sous terre entre les bouteilles
Dans le jardin qui mène vers l’accueil chez Pommery, une œuvre monumentale de Tania Mouraud (1942). Elle dit, en lettres géantes, en latin et en une police presque illisible, que tout est vanité, phrase extraite de l’Ecclésiaste. Il est vrai que, avant de s’enfoncer dans les catacombes où sont entreposées les bouteilles de champagne, ce n’est pas inutile de rappeler, comme avec les ‘vanités’ de jadis, que notre vie est éphémère.
Imagerie du transitoire
À l’intérieur, cette thématique se reliera à une peinture de Saeio (1987-2017), mort à trente ans. Comme sur un mur, les éléments peints se succèdent, abstraits d’abord en forme de taches, recouvrant une parcelle supposée figurative par les indices répartis, tandis que surgit, vers la droite du tableau, la lettre d’un alphabet neuf, affirmée par les traits qui la cernent sans l’enfermer.
L’accueil a aussi produit une piste davantage hantée par des fantasmes violents. Celui d’un éphémère qui inocule dans l’instantané des peurs subjuguées, incontrôlables. Voilà ce que signale l’être hybride sculpté par Bruno Gironcoli (1936-2010). La fonte d’aluminium épouse des rondeurs apparentes qui se terminent en tentacules à extrémité de fer de lance. Un monstre d’aspect bonasse aux hérissements acérés.
Quant au grand escalier qui permet d’accéder à l’étage inférieur des 18 km de caves, il est parcouru par des allées et venues lumineuses ascendantes et descendantes, mouvements de va-et-vient sporadiques et récurrents. Une sorte de rythmique visuelle fugace, accompagnée de sons éparpillés, orchestration signée Pablo Valbuena (1978). Une précarité distincte se décode encore à la vue de traces de flamme de briquet sur le plafond. Signes fragiles, aléatoires et systématiques qu’a tracés Olivier Kosta-Théfaine (1972). Il leur adjoint, au sol cette fois, un tapis en cette matière supposée anti-vandalisme dans le RER, que le passage des visiteurs dégradera au fil de la durée de l’exposition puisque le vandalisme est une constituante de la vie urbaine.
Nous serons donc, au fil des galeries souterraines, confrontés à la fugacité et à la monstruosité, deux types de frayeurs avec lesquelles nous vivons : cherchant d’une part une réponse à ce qui nous attend après notre disparition ; éprouvant d’autre part un trouble souvent proche du plaisir à nous créer des fantasmes hallucinants alors même que notre réalité est encombrée de nos violences.
Présences en la cité
Mattias Faldbakken (1973) invite à fouler des pieds des reproductions de douilles d’armes à feu répandues sur le sol. Elles sont vingt mille à rappeler les massacres individuels ou collectifs qui se sont déroulés sur notre planète depuis la fin de la seconde guerre mondiale. À l’inverse les bestioles disséminées un peu partout sur des pans de murs par la Bruxelloise Aline Bouvy (1974) incarnent avec ironie l’envahissement qu’elles peuvent avoir au sein de milieux urbains. Elles s’invitent en tant que bas reliefs avec un petit air de faire la nique aux citadins qu’elles colonisent.
SKKI© (1967), spécialiste du graffiti, a installé sur les murs d’une des salles des motifs en néon, simples traces déchargées de toute signification précise hormis celle de leur présence soulignant des taches de moisissures des parois, qui éclairent le lieu d’une lumière verdâtre avec clignotement tandis que se diffuse une musique de rave party. Et dans une similaire continuation du projet, c’est un autre graffiteur, par ailleurs également tatoueur, Antwan Horfee (1983), qui s’empare de l’espace de la crayère ‘Champagne’ grâce à une parodie de château gonflable. Ses murailles sont parées de dessins comme il en est dans beaucoup de cités. Graphiquement, l’ensemble alterne plages blanches, traits stylisés et plages noires, apanage de pas mal de fresques urbaines sur béton.
Appropriation d’espace encore, plus loin, par le biais d’un complexe rassemblement d’œuvres. En premier, des parois sur quoi s’étalent des mots présentés selon des polices d’écriture familières de l’aérosol. Debo Eilers(1974), Kerstin Brätsch (1979) et N.O. Madski (1978) y ont associé des sacs de conservation fichés sur les murs, des moulages d’accessoires sanitaires formant un tout impressionnant, foisonnant comme le sont certains quartiers urbains banlieusards. Une accumulation très citadine qu’il est loisible à chacun d’interpréter à sa guise dans une atmosphère de libération potentielle de la parole, d’omniprésence de consumérisme, de solitudes anonymes juxtaposées que renforce évidemment la situation en sous-sol minéral façon terrier. Pakui Harware (alias Gelduga, 1978 et Cerniauskaite, 1984) adjoignent à cela de fantomatiques sculptures recouvertes de film plastique, zombies rescapés d’on ne sait quelle pollution nucléaire ou chimique.
Envahissement aussi, par Holly Hendry (1990) au moyen d’une installation qui culmine à 30 mètres de hauteur. Ce monumental est constitué de canalisations métalliques imbriquées, formant un parcours serpentinesque au sein d’une crayère proche. Ce qui s’y passe à l’intérieur demeure de l’ordre de la supposition la plus fantaisiste qui soit : passage de vents souterrains, brassage d’air ambiant en vue d’aérer la masse de terrain dans lequel cet espace fut creusé.
Pas étonnant qu’au détour d’un tunnel nous nous trouvions nez-à-nez avec une élucubration alarmante en polystyrène et mosaïque de verre qu’a enfantée Zsofia Keresztes (1985). Elle se déploie en courbes sensuelles autant qu’en appendices vénéneux, entre plante carnivore et sirène enjôleuse. Manifestement plus manipulatrice que l’explosion de violence urbaine déchainée que Cleon Peterson (1973) a découpée en silhouettes au graphisme de bande dessinée et disposées en une succession entre lesquelles le visiteur doit se faufiler non sans craindre de récolter des coups.
Côté images filmées, Alix Desaubliaux (1993) présente une « Marche vers l’Est », longue performance née d’un travail sur les jeux vidéo. Mohamed Bourouissa (1978) offre un cours d’économie capitaliste très documentaire, qui vire de catégorie à partir du moment où le spectateur s’aperçoit qu’il est question de vendre de la drogue en tant que produit de consommation. Tala Madani (1981) provoque avec un dessin animé de moins de trois minutes montrant un individu préhistorique en train de jeter de la boue à la figure de qui le regarde.
Fascination de l’insolite
Il ne faudrait pas croire néanmoins que dans tout cela il n’y ait pas de fantaisie plus légère. C’est le duo Florian (1976) et Michael Quistebert (1982) qui s’en occupe en projetant une vidéo polychrome de formes abstraites. «Des flammes inspirées de l’esthétique des boissons énergisantes, écrit Hugo Vitrani, s’élèvent sur plus de 7 mètres de haut et se reflètent dans trois tableaux activés par ce face à face.» Les coloris chatoient, pétillent, jouent de la fluidité de leurs formes ondulantes jusqu’à la fascination. C’est encore une certaine fantaisie qui s’inscrit dans le court dessin animé de Keiiti Tanaami (1936) rendant un hommage drolatique aux Beatles.
Ajoutons l’éléphant de Daniel Firman (1966) qui est né de l’hypothèse d’une gravitation différente de la terre à 18 000 kilomètres d’elle. On le voit, en effet, faire le poirier sur sa trompe, une façon comme aucune autre de s’envoyer en l’air. Inévitable car ses couleurs multiples attirent les regards, la voiture de course de Fernando Costa (1970). Elle est recouverte par les motifs de panneaux de sécurité routière tout en constituant un hommage au circuit qui accueille les 24 heures du Mans.
Enfin, à part, une maquette due à Chris Burden (1946-2015) qui en a fait don au FRAC régional. Elle représente le paysage champenois des vignobles en matériaux volontairement pauvres (en l’occurrence terre, bois et thym) sculpté dans des plaques de polystyrène. La notion de jeu entre ici en compte, celle des enfants qui jouent avec des reproductions miniatures de soldats, d’animaux, de véhicules en s’inventant des histoires.
Au rez-de-chaussée et à l’étage
Le FRAC Champagne-Ardennes expose une artiste d’origine chinoise : Evelyn Taocheng Wang (1981, Chengdu ; vit et travaille à Rotterdam). Ce qu’elle propose est en fait une installation qui occupe l’ensemble du rez-de-chaussée du musée. Son projet a parcouru plusieurs étapes.
Écriture et tissu
D’abord elle a en quelque sorte collectionné des robes de la styliste ‘agnès.b’. Un jour, elle a décidé de les offrir à des ami(e)s en échange d’un retour épistolaire. Au reçu de la lettre de chacun(e), elle a confectionné sa propre réaction sous forme de dessins et de calligraphies. L’ensemble a été baptisé « Diffuser l’élégance » et il se voit en sa totalité, c’est-à-dire qu’il ne faut pas se contenter des pièces disposées sur les murs mais aussi découvrir le contenu des messages, les dessins et réactions de l’artiste. Ce qui permet d’entrevoir ce que peut être la notion d’élégance pour diverses personnes et ressentir le travail analogique et synthétique de l’artiste.
Suspendues, les œuvres sont constituées de coton, soie, viscose et de papier de riz, parfois maintenues sur un cintre comme sur une penderie. Elles sont agrémentées de textes extraits des lettres reçues à l’encre ou à l’acrylique écrits selon des calligraphies différentes. Chacune est en relation avec des vitrines. là, ce sont des dessins à l’encre ou à l’aquarelle, les lettres des bénéficiaires des vêtements, divers éléments variables comme des photos ou autres.
Les dessins redonnent l’image de l’habit avec la finesse que l’on connaît des peintures chinoises à travers les kakémonos des peintres d’autrefois. Cette pratique convient évidemment parfaitement à l’élégance dont il est question dans le titre de l’expo. Leur aspect figuratif amène à comparer le costume réel et sa représentation, manière subtile de faire ressentir ce que la création artistique apporte comme sensibilité au réel purement matériel. Elles jouent de connivence avec les quelques œuvres de Foujita (1886-1968), qui eut des liens forts avec Reims en y décorant une chapelle après sa conversion au catholicisme.
Écriture et contenu
Si on examine la correspondance reçue par Evelyne Taocheng Wang, apparaissent des perceptions particulières du fait d’endosser un vêtement, de le porter, d’en apprécier le cadeau. Telle robe rouge « donne l’envie d’être enceinte ». Et le problème des significations accordées aux couleurs se pose avec les variations d’interprétations selon les milieux et les cultures. « Peut-être que l’élégance est une question de privilège». Peut-être considérée comme une chose artificielle et vaniteuse ».
Une correspondante évoque l’élégance de sa grand-mère. Elle constate en fin de compte que cette apparence n’empêchait pas le couple de ses grands-parents de devenir elle alcoolique et lui dépressif. Une amie se demande s’il y a plusieurs élégances, s’il est possible de les mesurer. Ce doit être proche de la perfection, pense une autre. « Jusqu’où puis-je être à la fois élégante et féministe ? » s’interroge une épistolière.
Un ami homosexuel, à partir d’une chemise enfilée, revoit son adolescence perturbée par son apparence androgyne et les difficultés à être accepté par les autres. Quelqu’un se demande si l’élégance ne consiste pas, finalement à montrer autour de soi qu’on est sérieuse, fière, professionnelle, qu’on a du succès et confiance en soi, et « exprimer toutes ces choses par mes choix vestimentaires même si elles sont fausses ».
On aborde forcément le rôle de l’œil d’autrui. « Comme les fleurs qui ont besoin d’eau, je pense que la femme élégante n’existe que quand elle est regardée. Personne n’est élégante lorsqu’elle est seule.» Si bien que « être élégante c’est être prise au piège du regard d’une autre personne ».
Il y aurait donc dans les vêtements un pouvoir de révéler la personne qui les porte. À moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un conditionnement de la dame qui pense que « ma chemise ne devient-elle pas une partie de moi comme un chewing gum ? Elle est attachée à moi comme une enveloppe. » Ou qui se souvient de la garde-robe des ses Barbie : « J’ai été conditionnée par mes poupées et j’ai compris que c’était une erreur ».
Reste que la définition même du concept d’élégance ne se concrétise pas de manière définitive. Cela semblerait plutôt le contraire du glamour. Sinon, on se tourne vers une sorte de paradoxe. « Souvent lorsqu’une femme est très simple, on dit qu’elle est élégante. La simplicité est difficile à atteindre. » On s’en aperçoit à flâner ici de vitrine à en vitrine. L’œil, lui, ne peut qu’être charmé de leur contenu. À l’étage, deux vidéos concernent la métamorphose. Non plus celle qui s’opère lorsqu’on enfile des habits sur un corps mais celle qui résulte d’une opération chirurgicale ou celle qui habite ces contes traditionnels où un animal se transforme en personnage séduisant.
Écriture imprimée
Le FRAC Champagne-Ardenne vient de se doter d’une publication annuelle bilingue français-anglais, le CARF. Le premier numéro donne la parole à la directrice de l’institution, Marie Griffey . Elle met l’accent sur la sérendipité, c’est-à-dire une volonté de faire découvrir par le biais de l’inattendu, de la surprise.
Natasha Marie Llorens revient sur l’expo des fresques photographiques d’Emmanuelle Lainé (1973) qui fonctionnaient comme une mise en abîme du bâtiment devenu musée après avoir été jadis un collège géré par les Jésuites. L’artiste, interviewée, décrit son passage de la sculpture à la photo.
Elena Lespes Munoz analyse la préparation de l’exposition « S’essayer aux tâtonnements » dans laquelle ce sont les artistes invités qui ont eux-mêmes géré le montage durant une résidence particulière « en vue de s’emparer du lieu d’exposition pour en faire un espace de création ». Rémy Drouard (1990) raconte par ailleurs de quelle façon cette entreprise a réussi à se réaliser.
Une douzaine de pages sont dévolues à David Posth-Kholer (1987) pour un reportage photos entre Californie et Floride. Sonia Recasens enfin se penche sur la situation minoritaire des femmes dans la collection du FRAC et autre part. Elle trace le portrait d’un état de fait parti d’une remarque lancée en 1905 par un journaliste affirmant : « Tant qu’une femme ne se prive pas de son sexe, elle ne peut exercer l’art qu’en amateur.» Elle propose, exemples à l’appui, une approche féministe de la notion même d’artiste sans discrimination. Et demande l’effort nécessaire afin que cela change plus rapidement qu’aujourd’hui.
Michel Voiturier
« L’esprit souterrain », Domaine Pommery, 5 place Général Gouraud à Reims, jusqu’au 15 décembre 2019. Infos : +33 (0)326 61 62 56 ou www.vrankenpommery.com
Catalogue : Hugo Vitrani, « Expérience Pommery 14, L’esprit souterrain », Reims, Vranken-Pommery, 2018, 46 p.
« Diffuser l’élégance » au FRAC Champagne-Ardenne, 1 place Museux à Reims jusqu’au 23 février 2020. Infos : +33 (0)326 05 78 32 ou www.frac-champagneardenne.org
Revue : CARF n°1, Reims, FRAC Champagne-Ardenne, 2018, 112 p.
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